Gramsci interprète Machiavel comme précurseur de la dictature du prolétariat
Où l'on voit une fois de plus que l'interprétation universitaire de Gramsci en penseur "eurocommuniste", post-moderne et de quasi déconstructeur du marxisme est un contresens absolu. C'est au contraire après Lénine - et encore plus ouvertement que lui - le premier théoricien de la dictature révolutionnaire du prolétariat. Ndgq 10 mars 2025
Cahier de Prison 13, § 1
Traduction et notes substantificques d'André Tosel
Notes rapides sur la politique de Machiavel [1]
Le caractère fondamental du Prince, c'est de ne pas être un exposé systématique, mais un livre « vivant », où l'idéologie politique et la science politique se fondent dans la forme dramatique du « mythe ». Entre l'utopie et le traité scolastique, formes sous lesquelles se présentait la science politique jusqu'à lui, Machiavel, donna à sa conception la forme imaginative et artistique, grâce à laquelle l'élément doctrinal et rationnel se trouve incarné dans un condottiere, qui représente sous un aspect plastique et « anthropomorphique » le symbole de la «volonté collective». Le processus de formation d'une volonté collective déterminée, qui a un but politique déterminé, est représenté non pas à travers de savantes recherches et de pédantes classifications des principes et des critères d'une méthode d'action, mais dans les qualités, les traits caractéristiques, les devoirs, les nécessités d'une personne concrète, ce qui fait travailler l'imagination artistique du lecteur qu'on veut convaincre et donne une forme plus concrète aux passions politiques [2].
Le Prince de Machiavel pourrait être étudié comme une illustration historique du « mythe » sorélien, c'est-à-dire d'une idéologie politique qui se présente non pas comme une froide utopie ou une argumentation doctrinaire, mais comme la création d'une imagination concrète qui opère sur un peuple dispersé et pulvérisé pour y susciter et y organiser une volonté collective. Le caractère utopique du Prince réside dans le fait que le Prince n'existait pas dans la réalité historique, ne se présentait pas au peuple italien avec des caractères d'immédiateté objective, mais était une pure abstraction doctrinaire, le symbole du chef, du condottiere idéal ; c'est par un mouvement dramatique de grand effet que les éléments passionnels, mythiques, contenus dans tout ce petit volume, se résument et prennent vie dans la conclusion, dans l' « invocation » adressée à un prince, « réellement existant ». Dans son livre, Machiavel expose comment doit être le prince qui veut conduire un peuple à la fondation du nouvel État, et l'exposé est mené avec une rigueur logique, avec un détachement scientifique ; dans la conclusion, Machiavel lui-même se fait peuple, se confond avec le peuple, mais non avec un peuple au sens « générique », mais avec le peuple que Machiavel a convaincu par l'exposé qui précède un peuple dont il devient, dont il se sent la conscience et l'expression, dont il sent l'identité avec lui-même : il semble que tout le travail « logique » ne soit qu'une réflexion du peuple sur lui-même, un raisonnement intérieur, qui se fait dans la conscience populaire et qui trouve sa conclusion dans un cri passionné, immédiat. La passion, de raisonnement sur elle-même, redevient « mouvement affectif », fièvre, fanatisme d'action. Voilà pourquoi l'épilogue [3] du Prince n'est pas quelque chose d'extrinsèque, de « plaqué » de l'extérieur, de rhétorique, mais doit être expliqué comme un élément nécessaire de l’œuvre, mieux, comme l'élément qui éclaire sous son vrai jour l'œuvre tout entière, et en fait une sorte de « manifeste politique ».
On peut ici essayer de comprendre comment Sorel, partant de l'idéologie-mythe [4], n'est pas arrivé à la compréhension du parti politique et s'est arrêté à la conception du syndicat professionnel [5]. Il est vrai que pour Sorel, le « mythe » ne trouvait pas son expression la meilleure dans le syndicat en tant qu'organisation d'une volonté collective, mais dans l'action du syndicat et d'une volonté collective déjà opérante, action pratique dont la réalisation maximum aurait dû être la grève générale, c'est-à-dire une « attitude passive », pour ainsi dire, de caractère négatif et préliminaire (le caractère positif n'est donné que par l'accord réalisé dans les volontés associées), activité qui ne prévoit pas une phase véritablement « active et constructive ». Chez Sorel, donc, se combattaient deux nécessités : celle du mythe et celle de la critique du mythe, dans la mesure où « tout plan préétabli est utopique et réactionnaire ». La solution était abandonnée à l'impulsion de l'irrationnel, de l' « arbitraire » (au sens bergsonien d' « élan vital »), ou de la « spontanéité » [6].
Mais un mythe peut-il être « non constructif », et peut-on imaginer, dans l'ordre des intuitions de Sorel, qu'un instrument qui laisse - au nom d'une distinction, d'une « scission [7] » - la volonté collective dans sa phase primitive et élémentaire, celle où elle est simplement en formation, puisse produire quelque effet, fût-ce par la violence, c'est-à-dire en détruisant les rapports moraux et juridiques existants ?
Mais cette volonté collective, élémentaire, ne cessera-t-elle pas aussitôt d'exister, en s'éparpillant dans une infinité de volontés particulières qui, pour la phase positive, suivent des directions différentes et opposées ? Outre le fait qu'il ne peut y avoir destruction, négation, sans une construction implicite, une affirmation, et non au sens « métaphysique », mais pratiquement, c'est-à-dire politiquement, en tant que programme de parti. Dans ce cas, on voit qu'on suppose derrière la spontanéité un pur mécanisme, derrière la liberté (libre arbitre-élan vital) un maximum de déterminisme, derrière l'idéalisme, un matérialisme absolu.
Le prince moderne, le mythe-prince, ne peut être une personne réelle, un individu concret ; il ne peut être qu'un organisme, un élément complexe d'une société, dans lequel a pu déjà commencer à se concrétiser une volonté collective reconnue dans l'action où elle s'est affirmée partialement. Cet organisme est déjà fourni par le développement historique, et c'est le parti politique : la première cellule où se résument des germes de volonté collective qui tendent vers l'universalité et la totalité. Dans le monde moderne, seule une action historique-politique immédiate et imminente, caractérisée par la nécessité d'une marche rapide, fulgurante, peut s'incarner mythiquement dans un individu concret ; la rapidité ne peut être rendue nécessaire que par l'imminence d'un grand danger, qui précisément embrase, telle la foudre, les passions et le fanatisme, en réduisant à néant le sens critique et le corrosif de l'ironie qui peuvent détruire le caractère « providentiel [8] » du condottiere (ce qui s'est produit dans l'aventure de Boulanger). Mais une action immédiate d'un tel genre, de par sa nature, ne peut avoir ni le souffle large ni un caractère organique : ce sera presque toujours une entreprise du type restauration et réorganisation, et non du type qui caractérise la fondation des nouveaux États et des nouvelles structures nationales et sociales (comme c'était le cas dans Le Prince de Machiavel, où l'aspect de restauration n'était qu'un élément rhétorique, c'est-à-dire lié au concept littéraire de l'Italie fille de Rome et devant restaurer l'ordre et la puissance de Rome [9] ; semblable initiative est du type « défensif » et non créateur, original ; en d'autres termes on suppose qu'une volonté collective, qui existait déjà, a perdu sa force, s'est dispersée, a subi un grave affaiblissement, dangereux et menaçant, mais ni décisif ni catastrophique, et qu'il faut rassembler ses forces et la fortifier; alors que dans l'autre conception on entend créer ex novo, d'une manière originale, une volonté collective qu'on orientera vers des buts concrets et rationnels, mais évidemment d'un concret et d'un rationnel qui n'ont pas encore été vérifiés ni critiqués par une expérience historique effective et universellement connue.
Le caractère « abstrait » de la conception sorélienne du « mythe » est mis en évidence par l'aversion (qui prend la forme passionnelle d'une répugnance éthique) pour les jacobins [10], qui furent certainement une « incarnation catégorique » du Prince de Machiavel. Le Prince moderne doit comprendre une partie consacrée au jacobinisme (au sens intégral que cette notion a eu historiquement et doit avoir comme concept), qui permettra d'illustrer comment s'est formée dans le concret et comment a opéré une volonté collective qui au moins pour certains aspects, fut une création ex novo, originale. Et il faut que soit définie la volonté collective et la volonté politique en général au sens moderne ; la volonté comme conscience opérante de la nécessité historique, comme protagoniste d'un drame historique réel et affectif.
Une des premières parties devrait être justement consacrée à la « volonté collective », et poserait le problème dans les termes suivants : « quand peut-on dire qu'existent les conditions qui permettent que naisse et se développe une volonté collective nationale-populaire ? » Suivrait une analyse historique (économique) de la structure sociale du pays étudié et une représentation « dramatique » des tentatives faites au cours des siècles pour susciter cette volonté et les raisons des échecs successifs. Pourquoi n'a-t-on pas eu, en Italie, au temps de Machiavel, la monarchie absolue ? Il faut remonter jusqu'à l'Empire romain (problème de la langue, des intellectuels, etc.), comprendre la fonction des Communes [11] du Moyen Age, la signification du catholicisme, etc. : il faut, en somme, faire une ébauche de toute l'histoire italienne, synthétique mais exacte.
La raison pour laquelle ont échoué successivement les tentatives pour créer une volonté collective nationale-populaire, est à rechercher dans l'existence de groupes sociaux déterminés, qui se forment à partir de la dissolution de la bourgeoisie communale, dans le caractère particulier d'autres groupes qui reflètent la fonction internationale de l'Italie en tant que siège de l’Église et dépositaire du Saint-Empire Romain [12], etc.
Cette fonction et la position qui en découle, déterminent une situation intérieure qu'on peut appeler « économique-corporative », c'est-à-dire politiquement la pire des formes de société féodale, la forme la moins progressive, la plus stagnante : il manqua toujours - et elle ne pouvait pas se constituer -, une force jacobine efficace, justement la force qui dans les autres nations a suscité et organisé la volonté collective nationale populaire et a fondé les États modernes. Est-ce qu'existent finalement les conditions favorables à cette volonté, ou bien quel est le rapport actuel entre ces conditions et les forces hostiles ? Traditionnellement, les forces hostiles ont été l'aristocratie terrienne et plus généralement la propriété terrienne dans son ensemble, qui, en Italie, a pour caractéristique d'être une « bourgeoisie rurale » particulière, héritage de parasitisme légué aux temps modernes par la décomposition, en tant que classe, de la bourgeoisie communale (les cent villes [13], les villes du silence). Les conditions positives sont à rechercher dans l'existence de groupes sociaux urbains, qui ont connu un développement convenable dans le domaine de la production industrielle et qui ont atteint un niveau déterminé de culture historique-politique. Toute formation de volonté collective nationale populaire est impossible, si les grandes masses des paysans cultivateurs n'envahissent pas simultanément la vie politique. C'est ce qu'entendait obtenir Machiavel par la réforme de la milice, c'est ce que firent les Jacobins dans la Révolution française dans cette intelligence de Machiavel, il faut identifier un jacobinisme précoce, le germe (plus ou moins fécond) de sa conception de la révolution nationale. Toute l'histoire depuis 1815 montre l'effort des classes traditionnelles pour empêcher la formation d'une volonté collective de ce genre, pour maintenir le pouvoir « économique-corporatif » dans un système international d'équilibre passif.
Une partie importante du Prince moderne [14] devra être consacrée à la question d'une réforme intellectuelle et morale, c'est-à-dire à la question de la religion ou d'une conception du monde. Dans ce domaine aussi nous constatons dans la tradition l'absence de jacobinisme et la peur du jacobinisme (la dernière expression philosophique d'une telle peur est l'attitude malthusianiste [15] de B. Croce à l'égard de la religion). Le Prince moderne doit et ne peut pas ne pas promouvoir et organiser une réforme intellectuelle et morale, ce qui signifie créer le terrain pour un développement futur de la volonté collective nationale-populaire vers l'accomplissement d'une forme supérieure et totale de civilisation moderne.
Ces deux points fondamentaux : formation d'une volonté collective nationale-populaire, dont le Prince moderne est à la fois l'organisateur et l'expression active et opérante, et réforme intellectuelle et morale, devraient constituer la structure de ce travail. Les points concrets du programme doivent être incorporés dans la première partie, c'est-à-dire qu'ils devraient « dramatiquement » résulter du discours, ne pas être une froide et pédante exposition d'arguments.
Peut-il y avoir une réforme culturelle, c'est-à-dire une élévation « civile » des couches les plus basses de la société, sans une réforme économique préalable et un changement dans la situation sociale et le monde économique ? Aussi une réforme intellectuelle et morale est-elle nécessairement liée à un programme de réforme économique, et même le programme de réforme économique est précisément la façon concrète dont se présente toute réforme intellectuelle et morale. Le Prince moderne, en se développant, bouleverse tout le système de rapports intellectuels et moraux dans la mesure où son développement signifie que tout acte est conçu comme utile ou préjudiciable, comme vertueux ou scélérat, par seule référence au Prince moderne lui-même, et suivant qu'il sert à accroître son pouvoir ou à s'opposer à lui. Le Prince prend, dans les consciences, la place de la divinité, ou de l'impératif catégorique, il devient la base d'un laïcisme moderne et d'une complète laïcisation de toute la vie et de tous les rapports déterminant les mœurs. (Mach., pp. 3-8.) [1932-33]
[1] Machiavel examine dans Le Prince les différentes voies qui conduisent un prince au pouvoir (monarchie héréditaire, faveur du sort, soutien armé, conquête personnelle) et s'intéresse surtout au type de principauté de formation toute récente, dans laquelle le prince doit son pouvoir à la « fortuna » (ex. : César Borgia, fils d'un pape et soutenu par les armes de Louis XII). C'est dans le gouvernement de cet État nouveau que le prince doit manifester toute sa « virtù », son intelligence politique, son énergie, son habileté pour conserver et consolider son pouvoir et élargir sa domination pour jeter les bases d'un État unitaire. Avec cet État unitaire cessera la division d'une Italie livrée à l'anarchie et aux armes étrangères. Aussi, animé de cet idéal de rédemption de l'Italie, le Prince doit-il être capable de se donner les moyens politiques de réaliser son noble but : sa « virtù » sera claire conscience de la « réalité effective des choses », volonté d'adhérer à cette réalité et d'agir en fonction de ce que les choses sont et non de ce qu'elles devraient être [« andar drieto alla verità effettuale della cosa » et non « alla immaginazione di essa » (ch. XV)]. Machiavel voit clairement que dans son temps, l'impérieuse exigence d'unification des gens de langue italienne, ne peut être satisfaite que par un prince, monarque absolu à qui il propose les moyens politiques qui doivent lui permettre de supprimer l'anarchie féodale et de construire cet État unitaire que d'autres pays à l'époque ont déjà réalisé. Ainsi s'explique le parallèle de Gramsci entre le prince de Machiavel (personnalité exceptionnelle) et le « prince collectif » ou parti de la classe ouvrière d'un type nouveau, seul capable aujourd'hui d’œuvrer dans le sens de la même unification progressive. Ce prince « collectif » prétend réaliser aujourd'hui une unité beaucoup plus profonde de la société, en supprimant l'anarchie des moyens de production, en donnant aux hommes la possibilité d'une authentique libération, en ouvrant des perspectives d'unification culturelle du genre humain tout entier.
[2] Il faudra rechercher s'il existe, chez les écrivains politiques antérieurs à Machiavel, des ouvrages présentant une structure analogue à celle du Prince. La fin du Prince elle-même est liée à ce caractère « mythique » du livre : après avoir représenté le condottiere idéal, Machiavel invoque, dans un passage qui a une grande valeur artistique, le condottiere réel qui l'incarne historiquement : cette invocation passionnée se reflète sur tout le livre en lui donnant précisément son caractère dramatique. Dans les Prolegomeni [Prolégomènes] de L. Russo *, Machiavel est appelé l'artiste de la politique et on trouve même une fois l'expression « mythe », mais pas précisément dans le sens indiqué ci-dessus (Note de Gramsci.)
* Luigi Russo, Prolegomeni a Machiavelli in Ritratti e disegni storici : da Machiavelli a Carducci, Bari, Laterza, 1937. Voir : « Russo, dans les Prolegomeni, fait du Prince le traité de la dictature (moment de l'autorité et de l'individu) et des Discours celui de l'hégémonie (moment de l'universel et de la liberté). La remarque de Russo est exacte, bien que les allusions au moment de l'hégémonie ou du consentement, à côté de celles de l'autorité ou de la force, ne manquent pas dans le Prince. De même, il est juste de remarquer qu'il n'y a pas opposition de principe entre principauté et république, mais qu'il s'agit plutôt de l'hypostase des deux moments de l'autorité et de l'universalité. » (Mach. p. 141).
[3] Dans le dernier chapitre du Prince Machiavel met toute sa passion à persuader le prince Laurent de Médicis, à qui il dédie son livre, d'être le rédempteur qu'attend l'Italie, « il ne faut donc pas laisser passer cette occasion, afin que l'Italie, après une si longue attente, voie enfin son rédempteur. Je ne peux vous dire avec quel amour il serait reçu dans toutes ces provinces qui ont souffert de ces déferlements étrangers ; avec quelle soif de vengeance, avec quelle foi obstinée, avec quelle piété, avec quelles larmes... »
[4] Le « mythe » est un aspect essentiel de la pensée de Sorel, qui met en évidence, parfois même d'une manière scolaire, tout ce qu'il doit à Bergson ; de même que la pensée chrétienne a tiré parti du mythe apocalyptique du retour du Christ et de la ruine du inonde païen qui devait l'accompagner, ou que la « folle chimère » de Mazzini a fait davantage pour l'unité italienne que Cavour, de même des « constructions d'un avenir déterminé dans le temps peuvent posséder une grande efficacité et n'avoir que bien peu d'inconvénients, lorsqu'elles sont d'une certaine nature ; cela a lieu quand il s'agit des mythes dans lesquels se retrouvent les tendances les plus fortes d'un peuple, d'un parti ou d'une classe, tendances qui viennent se présenter à l'esprit avec l'insistance d'instincts dans toutes les circonstances de la vie, et qui donnent un aspect de pleine réalité à des espoirs d'action prochaine sur lesquels se fonde la réforme de la volonté... Peu importe que le mythe ne prenne pas réalité dans l'histoire, il faut juger les mythes comme les moyens d'agir sur le présent» (G. SOREL : Réflexions sur la violence, 8e éd. avec « Plaidoyer pour Lénine », Paris, Rivière, 1936, pp. 179-180). - Le mythe du socialisme, c'est la « grève générale », et comme « nous savons - écrit Sorel - par l'enseignement de Bergson, que le mouvement s'exprime au moyen d'images », la grève générale, qui est « le mythe dans lequel le socialisme s'enferme tout entier », est donc « une organisation d'images capables d'évoquer instinctivement tous les sentiments qui correspondent aux diverses manifestations de la guerre engagée par le socialisme contre la société moderne » ... « Nous obtenons ainsi cette intuition du socialisme que le langage ne pouvait pas donner de manière parfaitement claire - et nous l'obtenons dans un ensemble perçu instantanément [Sorel met ici en note : « c'est la connaissance parfaite de la philosophie bergsonienne »] (Réflexions sur la violence, p. 182). [Rappelons que la première édition des Réflexions sur la violence, l'ouvrage le plus connu de G. Sorel, a paru à la Librairie des « Pages libres », en 1908. Elle est précédée de la lettre-introduction à Daniel Halévy (15 juillet 1907), dans laquelle Sorel fait les réserves d'usage sur un livre qui n'en est pas un, puisqu'il réunit une série d'articles parus dans Le Mouvement Socialiste (premier semestre 1906), articles qui faisaient eux-mêmes l'objet d'un avant-propos, car Sorel réunissait, après révision, une série d'articles parus dans le Divenire Sociale italien, dirigé par des « syndicalistes » qui, écrit Sorel, « mènent le bon combat au-delà des Alpes ». Ces articles italiens parurent eux-mêmes en brochure sous le titre : Lo Sciopero e la violenza (La grève et la violence), avec une préface de Enrico Leone].
[5] Selon Edouart Berth, fidèle disciple de Sorel, le « syndicalisme révolutionnaire » voulait être ce « marxisme de classe » qu'il oppose au « marxisme de parti » (type allemand ou guesdiste) ; en combattant les partis, il entendait « former une classe ouvrière autonome, ne relevant que d'elle-même, sans le secours d'intellectuels transfuges de la bourgeoisie, et ne se donnant Plus comme objectif la conquête de l'État, mais la grève générale, c'est-à-dire une révolte de producteurs sur le terrain même de la production, qui devait amener la chute commune de l'État et du capitalisme. Et par grève générale, il fallait entendre... un soulèvement autonome de la classe ouvrière groupée dans ses syndicats et n'obéissant qu'à ses propres mots d'ordre... corps indépendant, personnalité juridique vraiment maîtresse d'elle-même, parvenue à la pleine conscience de ses destinées originales... (E. BERTH : Du « Capital » aux « Réflexions sur la violence ». Paris, Rivière, 1932 (Études sur le devenir social, XXIII), pp. 191-193).
[6] Il faudrait noter ici qu'il y a, dans la façon dont Croce pose le problème de l'histoire et de l'anti-histoire, une contradiction implicite avec d'autres modes de pensée de Croce : son aversion à l'égard des « partis politiques » et sa façon de poser le problème des « possibilités de prévision » des faits sociaux (cf. Conversazioni critiche, première série, pp. 150-152, compte rendu du livre de Ludovico Limentani : La Previsione dei fatti sociali [La Prévision des faits sociaux]. Turin, Bocca, 1907) : si les faits sociaux sont imprévisibles, et que l'idée même d'une prévision possible est un vain mot, l'irrationnel domine inévitablement et toute organisation des hommes est anti-historique, est un « préjugé » : il ne reste qu'à résoudre chacun à leur tour, et avec des critères immédiats, les problèmes pratiques particuliers que pose le développement historique (Cf. l'article de Croce : « Le parti comme jugement et comme préjugé » dans Cultura e vita morale) et l'opportunisme est la seule ligne politique possible. (Note de Gramsci.)
[7] Le prolétariat (classe pour soi) doit se garder de toute compromission avec l'organisme bourgeois, aussi bien dans le domaine politique (antiparlementarisme) que dans le domaine économique (organisation de la coopération ouvrière). L'organisation coopérative animée par les seuls travailleurs consacrerait, selon Sorel, le passage de l'instinct aveugle à la différenciation intelligente, et ce passage est pour lui un développement moral vers le sublime. Mais cette « scission » est parfois mise en danger : « lorsque les classes gouvernantes, n'osant plus gouverner, ont honte de leur situation privilégiée, s'acharnent à faire des avances à leurs ennemis, et proclament leur horreur pour toute scission dans la société, il devient beaucoup plus difficile de maintenir dans le prolétariat cette idée de scission sans laquelle il serait impossible au socialisme de remplir son rôle historique ». (Réflexions... p. 279.) Ainsi, dans la perspective « catastrophique » de Sorel, en vient-on à regretter l'alanguissement de l'ardeur combative de la bourgeoisie qui tente de « corrompre » le prolétariat, ainsi en vient-on à souhaiter que dans une régénération de la classe ennemie, le prolétariat puise une nouvelle vigueur. C'est précisément pour maintenir cette « scission » que l'idée de grève générale est pour Sorel capitale : elle est « à ce point motrice qu'elle entraîne dans son sillage révolutionnaire tout ce qu'elle touche. Grâce à elle, le socialisme reste toujours jeune, les tentatives faites pour réaliser la paix sociale semblent enfantines, les désertions de camarades qui s'embourgeoisent, loin de décourager les masses, les excitent davantage à la révolte ; en un mot, la scission n'est jamais en danger de disparaître ». (Réflexions... p. 193.)
[8] Cf. p. 316.
[9] En dehors des modèles que lui offraient les grandes monarchies absolues de France et d'Espagne, Machiavel fut amené à sa conception politique de la nécessité d'un État unitaire italien, par le souvenir du passé de Rome. Il faut cependant bien mettre en valeur que Machiavel n'est pas pour autant à confondre avec la tradition littéraire-rhétorique. D'abord parce que ce thème n'est pas exclusif ni même dominant, et que ce n'est pas de lui que Machiavel déduit la nécessité d'un grand État national, et aussi parce que la référence elle-même à Rome est moins abstraite qu'il ne semble, si on la replace exactement dans le climat de l'Humanisme et de la Renaissance. Dans le livre VII [fin] de L'Art de la guerre, on lit : « Cette province [l'Italie] semble née pour ressusciter les choses mortes, comme on l'a vu pour la poésie, pour la peinture et pour la sculpture », pourquoi donc ne retrouverait-elle pas la vertu militaire ? etc. Il faudra grouper les autres indices du même genre pour établir exactement leur caractère. (Note de Gramsci.)
[10] Si le mot « jacobin » reste lié à des convictions républicaines intransigeantes et à des méthodes d'action énergiques, il exprime aussi la manière dont les jacobins de la Révolution française ont résolu le problème de l'unité de la nation, notamment en gagnant l'adhésion des campagnes à un mouvement dont le centre dirigeant était Paris, par la levée en masse d'une armée républicaine. C'est ainsi que Gramsci définit le « jacobinisme historique » comme « l'union ville-campagne » (Ris. p. 155). Voir Lénine : « Le jacobinisme peut-il servir à intimider la classe ouvrière ? » Pravda, 7 juillet 1917 : « le « jacobinisme »... au XXe siècle serait la domination de la classe révolutionnaire, du prolétariat qui, épaulé par la paysannerie pauvre... pourrait apporter ce que les jacobins du XVIIIe siècle apportèrent de grand, d'indestructible... » (Oeuvres, tome XXV, Paris, Éditions sociales, 1957).
En identifiant chez Machiavel un « jacobinisme précoce » (p. 130), Gramsci n'entend pas faire de lui un prophète de la Révolution française (encore moins un guide révolutionnaire et il est inutile d'insister sur la « différence qualitative » entre les troupes de Cola di Rienzo et le prolétariat moderne), mais caractériser l'intelligence politique du « philosophe de la praxis > qui a le premier posé nettement les problèmes politiques de son temps, qui, « figure de transition entre l'Etat corporatif républicain et l’État monarchique absolu » (Mach. p. 160), s'est fait l'écho de l'exigence d'une organisation politique nouvelle avec une passion que Gramsci reconnaît en lui-même et qu'il dit propre aux « jacobins ».
La transformation politique, conforme aux exigences de son temps, que souhaite Machiavel, n'adviendra pas grâce aux vertus d'un prince chrétien semblable à celui que propose Egidio Colonna ou Erasme, mais par la « virtù » organisatrice d'un prince qui, « pour entrer dans une province, a besoin de la faveur des provinciaux » (Le Prince, eh. III), qui, en aucun cas, ne peut espérer régner par une terreur prolongée, mais dont le premier souci doit être au contraire de susciter une volonté collective. Et c'est sur la base de cette volonté collective qu'il sera possible de construire un « vivere civile ».
C'est cette conception d'un « vivere civile » qui éclaire l'organisation de la milice proposée dans l'Arte della guerra : d'un peuple apolitique, la milice nouvelle doit faire des citoyens à la fois impressionnés par la force et gagnés au consentement ; la milice nouvelle est liée à un État nouveau fondé sur de bonnes lois (buoni ordîni) ; elle veut de bons citoyens et rejette tous les éléments douteux qui se réfugient traditionnellement dans l'armée : les citoyens enrôlés dans la milice sur ordre du prince, doivent y venir «ni tout à fait par force, ni par le seul effet de leur propre volonté », être tirés par une crainte qu'ils ont à l'égard du prince, qui leur fasse redouter davantage la colère de ce dernier que les tribulations de la vie militaire.
En proposant ses milices nationales, Machiavel ne fait pas que condamner les armées mercenaires ; il condamne aussi la guerre en tant qu'art, autrement dit l'individualisme dans sa forme la plus exacerbée et l'apolitisme générateur d'anarchie. Gramsci reconnaît en Machiavel un « politique » qui, dans les termes de son temps, en répondant aux exigences progressives de son temps mène une lutte unitaire de même nature que la sienne contre l'apolitisme, l'individualisme italien, le particularisme. Ce n'est pas en pur technicien que Machiavel étudie l'art de la guerre, mais en politique : organiser l'armée, c'est pour Machiavel organiser le gouvernement à la fois dans son aspect coercition et dans son aspect consentement. Son armée nationale est faite de paysans qui constituent l'infanterie et, pour la cavalerie, des citadins riches qui peuvent s'offrir un cheval : paysans et bourgeois, bien que distingués, sont toutefois fondus dans une même armée. Comme chez les anciens Romains, la paix rend le citoyen à la vie civile : la guerre n'est qu'un devoir accompli pour le prince, mais la milice ne dérange pas la vie nationale, n'arrache pas les citoyens à leurs travaux, à leurs affaires ; la seule obligation, en temps de paix, est de « se rassembler les jours de fête pour les exercices, habitude qui ne peut être préjudiciable ni au pays ni à ses habitants ; elle serait même utile aux jeunes gens. Au lieu de passer dans une oisiveté honteuse les jours de fête au cabaret, ils se feraient un amusement de ces exercices militaires, qui forment un beau spectacle toujours agréable à la jeunesse ». (Art de la guerre, Livre I). Comme chez les Suisses que Machiavel admire, les manifestations militaires à caractère sportif ont un rôle éducateur, elles forgent en particulier le sens de la collectivité qui est à la base de l'idée de patrie. Le but que doit atteindre l'organisation de la milice nouvelle est de susciter chez tous les citoyens (la masse des paysans y compris) le dévouement à l'État, en instaurant ce délicat rapport, essentiellement politique, fait de contrainte et d'adhésion, défini plus haut.
[11] Sous l'influence de conditions déterminées, un grand mouvement se produit au Moyen Age, à l'échelle européenne, qui fait de la ville un organisme juridique et politique autonome, qui, en Italie, étend son autorité sur la campagne environnante ou « contado ». Sur les communes comme phase économique-corporative et sur le rôle des intellectuels italiens, voir p. 579. - En faisant allusion au problème de la langue, Gramsci évoque un grave problème lié au problème national. L'Église romaine qui monopolise toute la culture au Moyen Age, impose le latin et contribue à refuser une dignité littéraire à toute « lingua volgare ». Dante (1265-1321) défend la noblesse de la langue « volgare » (le florentin), et la choisit pour sa Divine Comédie. A cause du caractère cosmopolite des intellectuels italiens, la langue italienne des oeuvres littéraires ou celle des cours italiennes ou étrangères restera une langue savante, fidèle à ses modèles (Dante, Pétrarque, Boccace), trop souvent pompeuse, coupée des multiples dialectes régionaux. Au XIXe siècle, le problème conserve toute son urgence, et Manzoni s'y attaque, sans se contenter toutefois d'un traité sur la langue mais en donnant l'exemple d'une langue italienne accessible à tous, dans son roman : Les Fiancés.
[12] Comme idée particulièrement vivante au Moyen Age, c'est la reconstitution (partielle) du grand empire romain sous la direction de princes allemands, couronnés par le pape. C'est Otton de Saxonie, couronné en 912 qui est le premier de la dynastie des empereurs allemands dont le dernier sera François Il (qui renonce au titre en 1806). Mais Otton 1er entend être l'héritier de Charlemagne « empereur d'Occident », de sorte qu'en substance on peut faire remonter l'origine du Saint Empire à l'an 800 (couronnement de Charlemagne par Léon III). Les querelles entre les empereurs et les papes peu enclins à se limiter à un pouvoir spirituel (querelle des investitures, excommunications) divisent l'Italie médiévale en Guelfes (pour qui la direction effective revient au pape) et Gibelins (partisans de l'empereur et limitant le pape à son rôle spirituel), puis après l'écrasement des Gibelins, en Guelfes « noirs » et « blancs », ces derniers défendant en gros les positions des anciens Gibelins (cf. Dante et sa conception politique).
[13] Vieilles villes italiennes aujourd'hui sans activité, évoquées par d'Annunzio dans Le Laudi.
[14] Le Prince moderne est l'ouvrage qu'il faut écrire sur le « prince collectif » autrement dit le parti de la classe ouvrière. Voir plus haut la critique du Manuel populaire de Boukharine, tentative dont Gramsci se montre peu satisfait.
[15] Le malthusianisme (théorie de Malthus) exprime la crainte d'être submergé, la volonté de freiner (limiter les naissances, sans quoi c'est la famine, etc.). Ainsi, Croce, athée lui-même, continuant la tradition de la bourgeoisie athée du XVIIIe siècle qui affirmait déjà : « l'idée d'un Dieu est devenue plus nécessaire que jamais » (Necker, De l'Importance des opinions religieuses, 1788, p. 58), se fait le prometteur d'un renouveau de l'enseignement religieux (voir p. 23) ; en d'autres termes, c'est vouloir la libre discussion pour un groupe restreint, le frein religieux pour le peuple, la culture pour une élite, l'obscurantisme pour la masse dont on a fondamentalement peur et qu'il est bon de laisser « dans l'enfance », ou de « maintenir au berceau ». (Sur l'attitude de Croce à l'égard de la religion, voir le paragraphe « Religion, philosophie, politique », pp. 389-401).