Pourquoi la Russie piétine-t-elle en Ukraine depuis trois ans ?
Pourquoi la Russie piétine-t-elle en Ukraine ?
On va commencer par une réponse que j’ai faite à des commentaires postés sous un précédent article.
« On ne peut pas renvoyer dos à dos la Russie et l'Ukraine, ni du point de vue des communistes, bien plus maltraités en Ukraine qu’en Russie : là ils sont brûlés vifs, ici on se borne à tricher pour les empêcher de remporter les élections, ni du point de vue de la classe ouvrière – l’Ukraine est le nouveau laboratoire mondial du néolibéralisme répressif, ni du point de vue du droit des gens, car l'Ukraine et ses sponsors ont indubitablement provoqué la guerre : sur ces trois points, il faut soutenir la Russie, bien qu'elle n'en ait semble-t-il pas grand chose à faire (et elle a tort !).
Mais ce qu'il faut surtout c'est combattre ceux qui veulent nous entraîner dans ce conflit en prenant parti pour le régime ukrainien pour leur intérêt privé, le prolonger jusqu'à ce que le pays soit détruit, pour poursuivre leurs projets sordides de politiciens corrompus, les oligarques européens dont Macron est une illustration caricaturale. Par ailleurs une défaite de la Russie - qui n'est pas impossible au vu des résultats mitigés qu'elle a atteint sur le terrain - serait une victoire décisive de l'impérialisme occidental sur les puissances émergentes, ce qui n'est pas très souhaitable, n'est ce pas ? Si c'est le cas, toute révolution future imaginable doit s'attendre à une ingérence sans complexe, immédiate et létale ».
Je peux ajouter en répondant à la réponse qu’il est inexact que la Russie ne peut pas perdre la guerre, et c’est sans doute ce que je pensais moi-même en févier 2022, mais j’ai changé d’avis. Je reconnais m’être trompé, d’abord en pensant que la guerre n’aurait pas lieu, puis ensuite en pensant que la Russie emporterait rapidement la décision, mais c’est justement ces faits,et la manifeste incompétence militaire de la direction russe, qui m’ont fait changer d’avis. J'ai le sentiment que son armement nucléaire ne lui sert pas à grand-chose dans un rapport de force conventionnel, et face à des dirigeants sans scrupule patriotique, la dissuasion nucléaire ne dissuade guère, comme on voit, que des menaces également nucléaires. Celui qui en prendrait l’initiative provoquerait en effet sa propre annihilation.
Puis je reprendrais un paragraphe à cet article, voir ici :
« A leur idée (aux Européens) la guerre se joue principalement dans les médias. C’est ainsi qu'ils mènent la guerre d’Ukraine depuis le début, parce qu’ils ont affaire à un adversaire qui les laisse faire pour des raisons qu’il faudrait analyser séparément dans un autre article. Mais s’ils veulent faire la guerre à la Russie alors que manifestement pour le moment ils ne progressent pas vers leurs objectifs maximalistes de lui imposer une capitulation totale , puis de démembrer le pays purement et simplement, c’est en partie parce que contrairement à l’URSS, il ne sait pas se faire respecter sur le terrain (extrait de l’article du 14 mars « Pourquoi veulent-ils résolument faire la guerre à la Russie » ?
Pourquoi, en effet, la Russie ne parvient-elle pas à se faire respecter par les clowns corrompus qui nous gouvernent, qui discutent entre eux de la trêve en Ukraine, pour présenter le résultat aux Russes, comme un ultimatum à prendre ou à laisser ? - et Donald Trump a beau maltraiter Zelensky en direct, il procède à cet égard exactement comme son prédécesseur.
A chaque fois que l’armée russe obtient un succès et parait prendre l’avantage en Ukraine dans la guerre qu’elle y mène depuis le 24 février 2022 contre les forces du régime de Kiev issu du putsch anti-russe de 2014, elle arrête inexplicablement sa progression et laisse l’initiative lui échapper. L’hécatombe permanente des soldats ukrainiens et la démolition systématique de l’équipement fourni par L’OTAN paraît comme une tâche sanglante de Sisyphe toujours recommencée.
La résistance ukrainienne est incontestable, mais il s’est déjà produit à quatre ou cinq reprises une crise aiguë du moral civil et militaire, qui n’a pas été suivie d’effondrement, ou au moins d’un recul visible sur le terrain et observable sur les cartes. On dirait que les Russes n’exploitent aucun de leurs succès tactiques, et qu’ils préfèrent jouer au chat et à la souris avec la victoire.
Sans doute les caractéristiques techniques de la guerre, le rôle des observations en temps réel, de l’intelligence artificielle et des drones rendent les concentrations de troupes et les grandes offensives difficiles et expliquent la stabilisation du front comme cela s’était produit à la fin de l’année 1914 en France, à cause de l'obsolescence soudaine des armes offensives. Mais l’armée ukrainienne et ses conseillers otaniens semblent savoir regrouper des forces et opérer des offensives d'une échelle moyenne, comme dans la province de Koursk en août 2024, et quoi qu’on en dise, le terrain occupé alors en Russie en deux semaines en août 2024 n’a été péniblement récupéré qu’au bout de six mois. Pour mémoire, la Wehrmacht avait poussé jusqu’à Stalingrad, en novembre 1942, et deux ans et demi après, l’Armée rouge était à Berlin, 2500 km à l’Ouest, au prix de sept ou huit millions de pertes militaires il est vrai, et on comprend que la Russie ne veut pas revivre une telle expérience. Mais il s'agit d’un combat existentiel qui ne peut pas être prolongé indéfiniment.
Car il se trouve qu’il n'est pas existentiel seulement pour la Russie, mais aussi pour l’autre camp, et je ne veux pas dire pour la nation ukrainienne telle qu'elle est fantasmée par ses néo-nazis, mais pour l'Occident organisé dans ses instances internationales, l'OTAN et l'UE. Une des raisons envisageables pour expliquer la prudence stratégique russe serait peut-être la volonté d’éviter à l’adversaire de perdre la face complètement et de pousser un camp occidental qui a une propension évidente à l’hystérie vers une escalade incontrôlée.
Cette stabilité du front à quelques kilomètres près ne peut pas en tous cas résulter du hasard, il s’agit d’un effet délibéré de la manière dont la Russie et ses autorités mènent la guerre. Au fait, elles ne reconnaissent même pas l’état de guerre, et prétendent mener en Ukraine une « opération militaire spéciale », c’est à dire une sorte d’opération de police de grand format. Très officiellement la Russie « fait la guerre à moitié ».
D’ailleurs elle a failli atteindre son but en utilisant ces moyens limités, fin mars 2022, quand des accords ont été conclus à Istanbul avec les négociateurs ukrainiens, pour être immédiatement remis en cause sous la pression de l'OTAN. Mais au grand étonnement de tous, sans attendre de garanties ni de mise en œuvre sur le terrain, les troupes russes se sont retirées précipitamment des périphéries de Kiev et de Kharkov, manifestement pour raccourcir leurs lignes, tout en affectant de présenter cette retraite stratégique comme un geste de bonne volonté, alors qu’elle ne fut en fin de compte qu’un aveu de faiblesse - et les accords signés ont été déchirés par les Ukrainiens et par l'OTAN dès le lendemain.
A chaque recul, la Russie abandonne ses partisans, qui étaient nombreux au début du conflit en Ukraine, à la merci de la vengeance des néonazis, et sans perspective les Ukrainiens ordinaires qui désirent la paix.
Cette aversion pour le risque stratégique s’explique aussi parce que l’armée de Kiev avait été équipée par l’OTAN avant 2022 pour mener une guerre asymétrique de partisans, pour rendre l’occupation de vastes espaces ukrainiens où ils espéraient attirer les Russes trop coûteuse à long terme. Tout le monde s’attendait à ce que de très vastes territoires, y compris la capitale, soient occupés en quelques semaines par l’armée russe, ce qui était d’ailleurs indispensable pour atteindre les buts de guerre officiels de désarmer, neutraliser et de dénazifier l’Ukraine.
Alors en effet pourquoi occuper des territoires qui deviendraient des abcès et des foyers de subversion alimentés de l’extérieur, comme la Galice l’avait été pendant plusieurs années après son annexion à l’Ukraine soviétique en 1945? Mais si c’est le cas, on ne comprend pas le choix initial de lancer une opération offensive à si grande échelle ! Il aurait mieux valu défendre le Donbass contre l'attaque ukrainienne imminente, sans avoir à payer tout le prix politique de la rupture de la légalité internationale. A moins que la défense du Donbass n’ait été militairement impossible sans attirer ailleurs les troupes de Kiev . A moins que l'occupation des rivages de la Mer d'Azov et des quatre provinces qu'elle a annexé officiellement n'ait été son véritable objectif dès le début, et on peut vraiment se demander si un conflit de cette ampleur en valait la chandelle. On peut vraiment se demander parfois s'il y a un pilote dans l'avion.
Poutine dans cette affaire préfère manifestement jouer le rôle du naïf de bonne fois que celui du chef machiavélique, quitte à paraître un second Gorbatchev et il ne faut pas oublier que ce n’est pas la première fois qu’il se fait berner et qu’il sacrifie des atouts importants pour tenter amadouer ses partenaires occidentaux.
La Russie a pris soin de n’engager au début de la guerre que des mercenaires contractuels, quelques volontaires, ou des unités spéciales – telles les milices tchétchènes, ou les milices populaires du Donbass qui combattaient déjà les Ukrainiens depuis 2014 – à tel point qu’elle s'est retrouvée en nette infériorité numérique dès l'été 2022, la moitié de ses soldats qui s’étaient trouvés en fin de contrat ayant purement et simplement quitté le front, au moment où elle a dû céder du terrain vers Kharkov et vers Kherson. C'est bien la première fois dans l'histoire qu'une armée se retrouve en sous-effectifs pour une raison aussi triviale. Et pour mettre un terme à la domination post-colombienne de l'Occident sur le monde, cinq fois séculaire, ce niveau d’improvisation est inquiétant !
Une guerre d’attrition est coûteuse pour tous les belligérants et les experts les plus favorables à Moscou reconnaissent quand même un bilan d'environ 100 000 soldats russes tués, c’est à dire en trois ans le double des pertes américaine au Viet Nam en 9 ans.
Sans doute les autorités russes sont-elles très prudentes, sans doute ont-elles peur de provoquer une escalade hors de contrôle, et elles redoutent vraiment le saut d'avoir à affronter officiellement forces de L’OTAN sur le terrain. Macron, qui est irresponsable, pervers, et rusé, a compris cela, ce qui explique ses provocations répétées : il a jugé qu’il ne risque rien… On voit que la prudence stratégique présente l’inconvénient d’encourager les impulsions délirantes de notre président qui aime à se travestir en militaire, et d’un assez grand nombre de politiciens de sa génération d'autant plus insolents que leur pays est plus petit et plus dépendant, et qui partagent son état d’’esprit immature.
Certains de pouvoir se réfugier sous les jupes des États-Unis en cas de besoin, quoiqu'en dise Donald Trump, ils défient la Russie au cœur de son espace historique sur le mode du « tu vas faire quoi » ?
Si l’Ukraine perd la guerre en ce moment ce n’est que par rapport aux plans hyperboliques et délirants qui paraissent de temps à autre dans les médias globaux pour conduire la Russie à une défaite militaire sur le terrain avec l’appui massif de l’Occident. Mais cet appui suffit pour le moment pour que l’armée ukrainienne tienne la ligne de front à peu près depuis bientôt trois ans avec les effectifs réduits mais fortement motivés de son armée principale constituée de volontaires nazis, et les contingents de mobilisés contraints et forcés pour boucher les trous et fournir la chair à canon.
On oublie trop vite que le nazisme ne se limite pas à assassiner des prisonniers sans défense dans des camps de concentration, et qu'il est une machine à fanatiser les combattants particulièrement efficace - y compris pour un combat perdu d'avance ; il est en fait fait pour ça. S’il est en plus soutenu à bout de bras par les principales puissances militaires et économiques du monde, il peut continuer à nuire pendant très longtemps.
Le régime de Kiev tient, par l'aide occidentale massive, la propagande, la répression, mais aussi par l’absence de solution de rechange : la Russie n’a aucun plan politique pour l’après guerre en Ukraine, et ses porte-paroles vont jusqu’à en nier l’existence historique du pays, plutôt que de reconnaître aux bolcheviques le mérite d’avoir maintenu l’unité entre les peuples de ancienne Empire russe à l’issue de la Guerre civile de 1917-1922.
Poutine vit dans un monde alternatif où la Révolution de 1917 n'aurait pas eu lieu, parce que l'offensive de Broussilov aurait réussi en 1916.
Les communistes ont plutôt intérêt à choisir de soutenir sans réserve la Russie, mais sans illusions non plus : ses dirigeants n'ont pas du tout envie de réveiller "l'homme rouge". Et dans l’espoir de s’acoquiner avec Donald Trump, ils sont prêts à se faire berner une troisième fois, après Minsk, et Istanbul, et de fragiliser leurs alliances avec la Chine et d'autres pays émergents.
La chance paradoxale de la Russie, c'est que ses ennemis semblent décidés à en finir avec elle une fois pour toute.
GQ, 22 mars 2025