Faut-il revendiquer "un monde sans frontière" ?
Sur la question du droit d'asile voir également ici
Faut-il supprimer les frontières, comme le demandent les activistes d’extrême-gauche qui aident les migrants et les sans-papiers à les traverser illégalement?
Disons tout de suite qu’il faudrait se poser la question de savoir qui pourrait effectivement prendre une telle décision, de portée mondiale, et dans l’intérêt de qui, Donald Trump peut-être ?… mais examinons la question sans préjugés.
On serait tenté tout de suite de réponde oui, car le projet communiste est en effet, à long terme, celui d’un monde sans frontière, c’est à dire sans obstacle ni ligne de contrôle entravant la circulation des humains sur la surface de la terre – ce qui est largement la situation déjà vécue par les riches de tous les pays. Mais cette perspective est-elle envisageable comme un objectif immédiat à atteindre sans attendre, dans les conditions actuelles du capitalisme mondialisé, sans mettre la charrue avant les bœufs ?
Cette utopie n’est pas soit dit tout de suite celle d’un monde sans limites (le lieu sans limite, c’est dans la tradition chrétienne, un autre nom de l’Enfer, et il est en quelque sorte pré-matérialisé sur les réseaux sociaux) ; les limites politiques séparant les territoires sont indispensables pour conserver la diversité ethnique et culturelle de l’humanité, puisque chaque territoire ainsi défini possède des normes culturelles singulières, enfin si on considère qu’il s’agit d’une valeur, et en effet si celle des plantes et des animaux en est une, celle des cultures humaines l’est aussi. C’est à cela, et à cela seulement, que servaient les frontières internes de l’URSS, de la Tchécoslovaquie et de la Yougoslavie. Malheureusement, avec l’abandon du socialisme, elles ont évolué pour devenir des frontières internationales rigides entre pays dominés par d’autres plus puissants, qui par contre ne protègent plus aucune originalité linguistique et culturelle.
Si la circulation à travers ces limites est difficile, s’il y a un « effet de barrière » comme disent les géographes, cela facilite en principe la tâche de ceux qui veulent conserver leurs traditions, leur langue, leurs particularismes nationaux. Ce n'est pas toujours suffisant pour y réussir, ni nécessaire (les Irlandais ont cessé d'utiliser leur langue, malgré l’indépendance politique obtenue en 1921, tandis que les Québécois l’utilisent encore, bien qu’ils aient échoué à obtenir la souveraineté formelle plusieurs fois au cours du dernier demi-siècle).
Mais le meilleur argument en la faveur de la suppression des frontières serait qu’elle mettrait fin aux tragédies qui s’y déroulent lorsque les immigrants provenant du Sud ou de l’Est du monde tentent de les traverser clandestinement, fuyant la persécution politique parfois, ou plus souvent, bien plus souvent, attirés par l’escalade du gradient escarpé de la richesse économique, en quête d’un meilleur niveau de vie et de meilleures opportunités que dans leur pays d’origine. C’est donc un argument à double tranchant, car en suivant cette logique il faudrait par exemple légaliser la drogue pour empêcher le trafic …
Notons au passage que les émigrants qui traversent illégalement une frontière commettent un délit, mais qu'ils ne sont pas du tout traités comme des délinquants, au moins en Europe. Certes « ils ne font de mal à personne » directement , mais ce n’est pas la fin de la discussion. Ceux qui fraudent le fisc ou la sécurité sociale non plus.
Or il faut être clair sur les conséquences économiques et sociales de la suppression des réelles frontières internationales : un monde capitaliste totalement ouvert à la circulation signifierait que sur tous les territoires régnerait la même inégalité sociale que dans le monde entier considéré comme un seul pays (le Brésil récent se rapprocherait assez de ce modèle).
Certes, la CGT justifie son militantisme en faveur de la régularisation des sans-papier en affirmant qu’une telle mesure en France aboutirait à faire disparaître l’avantage comparatif qu’il y a pour les patrons d'employer ce type de main d’œuvre, dont la condition sociale est caractérisée par la difficulté voire l’impossibilité de faire valoir ses droits sociaux, en terme de durée hebdomadaire de travail, de conditions de travail, hygiène et sécurité, congés payés, droit de grève, etc. Il est vrai que le statut précaire des travailleurs immigrés illégaux renforce leur exploitation et les laisse à la merci de leurs employeurs, auxquels ils sont d’ailleurs liés dans bien des cas par une relation affective malsaine de reconnaissance quasi féodale, puisque les patrons sont aussi dans une certaine mesure en situation d’illégalité, et « prennent des risques pour eux ».
Mais il est difficile politiquement de défendre la régularisation systématique des travailleurs sans-papier tout en exigeant un contrôle efficace aux frontières pour empêcher de nouvelles arrivées. Or si les sans papiers étaient régularisés en masse au point de tarir la source de recrutement de cette grande armée de réserve de capital, ce ne serait qu’en appeler d'autres en France, en nombre plus grand, et si à la fin du processus il n'y avait plus de sans papiers du tout dans un territoire ouvert à la circulation mondiale de la main d’œuvre, en compensation il est évident que les employeurs obtiendraient un recul général des droits sociaux pour tous comme on observe aux États-Unis ou au Royaume-Uni où les frontières terrestres ont été de facto ouvertes depuis quelques années. Et tel est aussi le sens et la raison de la politique anti-sociale de l’Union européenne où l’ouverture des frontières aux immigrants non-communautaire, par millions chaque année est un fait accompli et un dogme politique libéral.
Cela signifie aussi que le niveau de protection sociale de tous les territoires du monde risque d’être aligné sur le plus mauvais ; ainsi d’ailleurs que le niveau de régulation économique et écologique.
La seule parade à cela serait un gouvernement mondial - siégeant, devinez où ?, doté d’une autorité puissante, et donc de tribunaux respectés et de forces de répression autres que morales ou idéologiques. Qui ne pourraient être efficaces qu’en généralisant l’intimidation, le contrôle total des individus, pour maintenir l’ordre et tenir en respect les forces centrifuges surgissant spontanément de l’imposition d’un empire mondial. Et dans les conditions actuelles ce gouvernement mondial de l’anarchie capitaliste tomberait directement comme un fruit mûr sous l’influence des trillionnaires de Californie, militaristes et ploutocrates anglo-saxons, des oligarques de toute provenance, des religieux fanatiques et véreux, et des réseaux criminels. La « gouvernance » de cette faune multiforme risque d’être pire encore que le gouvernement de l’Empire.
Pour le moment les frontières fonctionnement dans un seul sens comme les barrières osmotiques, avec un laissez-faire laissez-passer truqué en faveur de la partie politiquement et économiquement dominante comme c’est toujours le cas. En fait (sauf peut-être et comme par hasard pour entrer aux États-Unis), il n’y a pas de frontières pour les riches du monde entier, et guère pour la jeunesse de classe moyenne aisée d’Occident qui voyage partout comme chez elle.
Mais le nomadisme bourgeois ne peut pas être généralisé à la classe ouvrière, et aux masses en général, à moins d'aboutir à une nouvelle économie de traite des esclaves mondialisée, dont on a vu les prémisses réapparaître littéralement en Libye après la liquidation de Khadafi.
Si dur que ce soit à entendre, les frontières sont comme la législation anti-drogue : elles protègent les travailleurs contre eux-mêmes et la tendance spontanée de la concurrence qu’ils se font entre eux à aggraver leurs conditions globales d’exploitation, attirés qu’ils sont par le miroir aux alouettes du mode de vie consumériste occidental. Ce sont elles aussi qui permettent aux pays dont la population ne fait pas partie du milliard doré de garder leurs cadres et leurs travailleurs qualifiés, en partie au moins, et qui les empêchent de se déclasser dans le premier monde. Car la grande majorité des migrants ne sont pas des pauvres, si on regarde les critères relatifs de leur pays d’origine, ils le deviennent en émigrant.
La protection du territoire contre le vol de main d’œuvre est la seule manière d’assurer son développement, et la limitation – non l’interdiction – de la circulation humaine est encore plus nécessaire à cet effet que le contrôle des flux financiers et commerciaux. Pour les pays en développement, l’homme est le capital le plus précieux que les territoires du capital international n’ont de cesse de leur dérober.
Quant aux territoires métropolitains, l’importation massive de main d’œuvre aboutit à l’émiettement de la société et des quartiers, à la montée de barrières internes, à l’intégration par les prisons, et à la racialisation de la lutte des classes. La suppression des frontières nationales aboutit automatiquement à l’apparition de frontières informelles partout à l’intérieur même de métropoles en dégradation accélérée, et entre ces métropoles et leur périphérie ; un monde sans frontière est un monde rempli de ghettos.
Évolution qui ne gêne aucunement les militants sans-frontiéristes, qui emploient des sans papier chez eux pour les petit travaux et le ménage et qui spéculent sur l’immobilier des quartiers en cycle de taudification et de gentrification.
Alors, que faire ? Comme on lutte contre les marchands de sommeil, lutter contre les patrons de main d’œuvre illégale, y compris ceux qui s’imaginent faire des gestes de solidarité en proposant du travail précaire. Il est nécessaire, et non cruel et raciste, d’expulser les personnes sans titre de séjour légal, et il est anormal et profondément malsain qu’on laisse des centaines de milliers de personnes vivoter dans une zone de non-droit, sachant que la levée pure et simple des frontières dans le monde actuel n’est pas une option – pour les raisons ci-dessus et d’autres qui ressortent de l’évolution cyclique des mentalités qui récemment évoluent plutôt à l’inverse de la direction de l’utopie de la libre circulation de tous.
Il ne faut pas oublier que l’immigration illégale banalise aussi le mode de vie marginal par rapport aux normes légales, ce qui ouvre la porte à nombre d’abus dont en définitive les migrants sont les premières victimes, mais loin d’être les seules.
Le sans-frontiérisme n'est rien d'autre qu'une utopie ultra-libérale de plus qui s'est développée en Occident - et là seulement - dans l'ambiance idéologique libérale-libertaire postérieure aux années 1960.
GQ, 23 mars 2025