Les rentiers sont increvables : de la classe de la culture à la culture de la classe !
(photo : Charles III)
Les rentiers increvables : de la classe de la culture à la culture de la classe
(Et sur la bourgeoisie, classe de l'intelligence : à lire ici)
Les oisifs sont ceux dont la profession est de vivre de la jouissance du fruit du travail des autres, et comme ils ne sont pas dénués de perversité, ils jouissent aussi de les voir travailler. Mais contrairement aux capitalistes, ils ne travaillent pas à les faire travailler. Ils s’occupent de choses moins triviales. Ou carrément ineffables. On peut affirmer sans grand risque d’erreur qu’ils prennent en charge la production des discours et des spectacles qui constituent la culture de l’époque et dont la fonction principale est de justifier l’ordre social. Et en fin de compte, de le gouverner.
Les rentiers (même s’ils s’activent beaucoup pour conserver ou accroître leur rente) forment depuis le Moyen-Âge en Occident les classes de la culture. Noblesse d’épée et de robe, officiers et hommes de loi propriétaires de charges vénales sous l’Ancien Régime, grand seigneurs et hobereaux, abbés et prébendiers, ou simples curés, organisés en puissants lignages et réseaux familiaux. Vers l’époque des Lumières on paraissait pourtant sur le point d’en avoir fini avec ceux « qui ne se sont donnés que la peine de naître ». Au cours du dernier millénaire, ils avaient forgé la psyché des individus contemporains qui survit encore aux conditions de son apparition. Voir à ce sujet L’être et le code, de Michel Clouscard, en ce qui concerne la généalogie du sujet français. Et leur rôle historique était terminé.
La survie des rentiers depuis la révolution bourgeoise nous surprend et nous contrarie même beaucoup . On peut inférer de la lecture du Manifeste du Parti communiste de Marx et Engels, que la lutte des classes devait dès 1848 se simplifier et opposer le prolétariat à la bourgeoisie. La noblesse des rentiers de la terre et des serviteurs de l’Ancien Régime était vouée à la disparition, comme la paysannerie qui la nourrissait. Cette prévision ne s’est pas réalisée - au moins pour les premiers pourtant les moins utiles.
Keynes de son coté un siècle plus tard voyait avec enthousiasme l’inflation comme un moyen de procéder au « génocide des rentiers ». On voit que leur existence persistante dans la société industrielle indisposait aussi les économistes bourgeois. Sans doute ce ne sont plus des nobles à proprement parler, mais c’est fondamentalement le même groupe social, qui a perdu ses privilèges légaux, mais qui n’en a pas été évincé complètement pour autant et qui à conservé l’essentiel : une existence à loisir.
Vouloir être connu c’est de la vulgarité bourgeoise. Les rentiers sont actifs, solidaires, cultivés, et vivent heureux parce qu’ils vivent cachés.
Leur rôle dans l’armée, le service de l’État et la diplomatie s’est maintenu dans les sociétés bourgeoises, notamment en Grande-Bretagne, au Japon et en Allemagne. Leur importance dans le personnel politique spécialisé s’est toujours renouvelée et leurs dynasties et leurs clans colonisèrent les Instituts d’étude politique dès qu’ils furent créés. Ils sont aussi très solidement retranchés à l’Université et dans les tribunaux. Pour une part l’histoire de l’antisémitisme occidental est l’histoire de leur combat pour y conserver leurs chasses gardées, et aussi celui de la « petite aristocratie » déclassée face à la concurrence des juifs en ascension sociale, émancipés par les révolutions bourgeoises.
Une culture des arts du pouvoir continue à se transmettre parmi ses membres de génération en génération – et la culture tout court car ils forment le premier public de l’art et de la littérature – et ainsi la culture de l’oisiveté au-dessus de la culture du travail se maintient et s’enrichit. Elle prend invariablement depuis les épopées de Quartier-Latin des avant-gardes de la Bohème le langage paradoxal de l’extrême-gauche. Le langage rebelle des rejetons.
La dialectique du maître et de l’esclave décrite si magistralement par Hegel en 1807 dans la Phénoménologie de l’esprit fonctionne-t-elle vraiment dans la réalité ? Si « le maitre » symbolise l’aristocratie militaire improductive et « l’esclave » les travailleurs, le premier à conservé la main en absorbant dans ses rangs la « société civile » produite par le second. L'accomplissement de la négation de la négation se fait attendre depuis 1793 !
Contrairement à ce que voudrait cette dialectique révolutionnaire, le but du bourgeois, même s’il est un industriel capitaliste, n’est guère d’exalter les mérites et les vertus publiques de la libre entreprise comme elles sont exposées de manière idéale chez Adam Smith, dans une course éternelle – insensée ! -où le profit ne serait qu’une gratification symbolique dans la compétition avec les autres capitalistes - comme Robert Musil dans son roman l’Homme sans qualité le fait dire à Arnhem, qui personnifie le capitalisme triomphant du début du XXème siècle - il est de devenir un oisif, un rentier, qui gère sa fortune à plein-temps et son but est de pénétrer la haute société creuse et vaine des Guermantes que Proust nous décrit dans la Recherche du temps perdu. Le but des descendants de cette grande bourgeoisie enfin parvenue deviendra en 1968 de jouir sans entrave, c’est à dire de jouir sans travailler. Ce qui, au fait, ne va pas sans déception non plus.
L’aristocratie financière et l’aristocratie tout court ont fusionné, et les industriels sobres, disciplinés, durs pour eux-mêmes et pour les autres, économes, efficaces, travailleurs et rigides qui bâtissaient les gratte-ciels de Manhattan - ou de Villeurbanne - ont perdu leur prestige social. Redorer son blason dans les Beaux Quartiers avec une demoiselle de la roture n’est plus un pis-aller honteux, si cela l’a jamais été, mais un passage choisi pour la conservation et à l’arrondissement du patrimoine.
Rentes de la terre, de l’État, de l’immobilier, droits intellectuels, dividendes, intérêts se succèdent, se superposent, se prolongent et forment une couche épaisse de plus-value recyclée, accrue au cours du XXème siècle des prélèvements sur les populations des vastes territoires soumis à l’Occident par l’impérialisme colonial, puis néocolonial et mondial. Les rentiers prolifèrent sans limite sur ce lisier nutritif, augmenté maintenant du compost énorme de la dette américaine.
Sans doute le maintien à long terme d’une société de classe nécessite la culture et la célébration des valeurs aristocratiques et donc le maintien d’un groupe social voué à cette fin, pour lequel la « classe » est une esthétique : la classe, c’est classe. Le terme même suppose une réalité sociologique conservatrice et atavique, et qu’on y mène le type d’activité qui occupe toute la vie des rentiers quand ils se reproduisent, celui qui est consacré à la préservation et à la prospérité de la famille élargie et du lignage, poursuivi sur un nombre indéfini de générations. Et cette lutte opiniâtre des privilégiés pour perdurer dans le siècle au-delà de l’existence individuelle, si elle est inexplicable dans la théorie libérale, la théorie de la libre entreprise des libres individus, elle n'en est pas moins une puissante variable cachée d'explication de la réalité concrète.
Un libéral démocrate conséquent devrait d’ailleurs abolir l’héritage ! Mais la bourgeoisie est justement la classe qui nie sa propre existence, comme elle nie l’exploitation des travailleurs. Il faut donc que les héritiers dépositaires des longues traditions que confèrent l’appartenance à des castes dominantes s’en chargent à sa place. Voilà l’espace qu’à trouvé l’aristocratie ancienne et nouvelle pour survivre et se recomposer, voilà son rôle nécessaire, celui en somme endossé par la Reine Victoria, cette sorcière qui a transformé au cours de son interminable règne (1838 – 1901) un peuple anglais de pirates, de mutins, de niveleurs et de chartistes en un troupeau admiratif béat de ses fastes compassés.
Une collection d’entrepreneurs dynamiques ne fait pas une classe et sans classe pour les soutenir et les encadrer, ou pour les accueillir – après examen - lorsqu’ils sont des « hommes nouveau », ils perdent rapidement leur élan. Même aux États-Unis, dans la nation capitaliste par excellence, la nation sans châteaux, la nouvelle oligarchie de barons voleurs, bostonienne, new-yorkaise, du Middle West, et californienne, agit conformément à l’impératif aristocratique nietzschéen de forger de nouvelles valeurs, des valeurs de transgression – à moins qu’elle n'ait imprudemment réinventé les fantasmes dangereux du marquis de Sade – et se structure maintenant autour des universités de l'Ivy League et de Californie. et des possesseurs des immenses fortunes extraites des monopoles de l’énergie, des armes, et des GAFAM.
(Y aurait-t-il un fondement biologique à cela ? À savoir l’existence matérielle au-delà des individus d’une identité générique – ou génétique -qui dépasse l’individu au niveau de la famille du clan etc. ?)
Mais il y a une contradiction manifeste entre classe et individu ! Et on en arrive enfin à comprendre pourquoi Marx et Engels, mais aussi Lénine, prônent sans discussion possible le dépérissement de l’État, par le chemin dialectique de la dictature du prolétariat. L’État est essentiellement, à long terme, quelque soient les intentions réformatrices de ceux qui peuvent en devenir les maîtres un dispositif circulaire du conservatisme social, le distributeur de rente, organisé et animé par les classes de rentiers, et reconstitue les classes sociales en allouant à des lignées des fiefs ou des prébendes de différents types, y compris les monopoles immatériels du capitalisme de l’époque de l’impérialisme et des réseaux.
Pour fonder le nouveau monde des sociétés sans classes, il faut transmettre au prolétariat une éducation de masse, une éducation critique, scientifique et classique de haut niveau, ce que les Soviétiques ont effectivement réalisé. Afin que le savoir-faire du pouvoir soit démocratisé et en quelque sorte aussi neutralisé par sa diffusion au plus grand nombre, que les ouvriers puissent contrôler les savants et les ministres, les artistes et le généraux. Ce qu’ils n’ont pas su faire. À cause de la guerre qui les a décimés et de la déstalinisation qui a laissé le champ libre au retour en force en URSS de la culture traditionaliste et de la nostalgie déplacée pour les Romanov, les popes, les Docteur Jivago et les grands-ducs.
Et c’est aussi pour cette raison que la culture destinée aux masses, scientifique comme classique est toujours plus dégradée chez nous dans le nouvel âge du capitalisme qui est on l’espère son dernier. Tandis que les produits les plus avariés de la culture commerciale sont singés dans les lofts, les nouveaux palais des classes oisives, et la production d’une foule de néo-analphabètes est devenue une priorité vitale pour que le royaume des rentiers qui est celui de l’illusion se perpétue dans la décroissance.
Mais les nouvelles générations des classes dirigeantes occidentales sont elles-mêmes tirées vers le bas et l’incompétence de leurs cadres est de plus en plus manifeste dans la confrontation avec le monde non-occidental où cette plongée dans le nihilisme n’a pas encore commencé.
Le nouveau roi d’Angleterre Charles III est au fond le symbole parfait de ce moment historique intéressant.
GQ, 16 mai 2023, relu le 15 février 2025