Pour un parti politique révolutionnaire prolétarien d'un genre nouveau

Republié tel quel le 8 juin 2024.
Texte repris et remanié en 2019 sur la base d'un texte d'octobre 2013 (ancien titre : "La destruction des partis communistes par le haut et les moyens d'y remédier. La fin du centralisme démocratique"). Le terme "communiste" et ses dérivés y ont été le plus souvent remplacés par l'expression "prolétaire révolutionnaire", et ses dérivés, le premier terme étant étroitement lié à la conjoncture historique dominée par l'existence et l'expansion de l'Union Soviétique, qui doit être à la fois réhabilitée, et placée à la bonne distance. "Communiste" n'est pas une identité, ni un talisman préservant ceux qui s'en réclament de l'opportunisme. En Ex-URSS, beaucoup détestent les communistes, paradoxalement, pour avoir détruit l'URSS.
Il y a deux impératifs théoriques pour paver la route à la reconquête mondiale du socialisme:
1) réassumer l'histoire du socialisme réel du XXème siècle, en la réécrivant en langage moderne, en partant du constat que les choix politiques de ses dirigeants historiques, notamment Staline, ont sans doute été les meilleurs possibles vu les circonstances où ils ont dû agir. La critique du soi-disant "stalinisme" réifie son objet, en faisant passer des phases paroxystiques de la lutte des classes pour un système politique installé dans la longue durée, un peu comme si la guillotine pouvait résumer la République.
2) et considérer que la période caractérisée par l'organisation des partis de la Troisième Internationale est maintenant close.
Ces deux approches peuvent paraître divergentes mais elles sont en fait complémentaires.(1)
J'ai assisté à la conférence de l’économiste communiste américain Roger Keeran qui présentait son ouvrage « le socialisme trahi », éditions Delga, le 11 octobre 2013.
L’auteur a donné au public un aperçu du contenu de son ouvrage qui comble un vide dans les études historiques. Il cherche à comprendre le mécanisme de la chute du parti et de l'État soviétiques, en partant du constat à contre-courant que loin d’avoir échoué, l’économie planifiée soviétique se serait avérée un remarquable succès, malgré un ralentissement dans les dernières années. Il explique cette chute brutale et imméritée par la formation d’une classe d’entrepreneurs de la « seconde économie » qui ne pouvait prospérer que par le vol, le détournement, et la corruption des autorités, et dont les intérêts ont fini par prévaloir parmi les cadres soviétiques.
Mais ce qui est particulièrement frappant, à le lire, c'est la constatation du fait que le parti communiste soviétique a été détruit d'en haut suivant un schéma qui s'est reproduit dans d'autres partis un peu partout (en France, en Italie, et même aux États Unis). Gorbatchev et sa clique ont à un moment donné décidé de rétablir le capitalisme, et la masse des Soviétiques et des membres du parti, bien que fondamentalement opposée à ce choix, s'est laissée faire, par discipline, et en cohérence avec sa culture politique, le centralisme démocratique. Les communistes français y reconnaîtront leur incapacité à combattre victorieusement la mutation du PCF depuis 1990.
Dans une situation miroir, si Obama avait décidé tout d'un coup d'établir le socialisme aux États-Unis, serait-il parvenu à son but? Poser la question, c'est y répondre, même si certains extrémistes de la droite américaine croyaient que c'était son intention (et d'après RK, certains communistes américains le croyaient aussi, malheureusement!). L'organisation du capitalisme n'est pas à la merci d'un complot ourdi dans un groupe restreint, car elle est « moléculaire » pour reprendre un concept de Gramsci, c'est un type d'organisation qui n'est pas traduisible en terme d'État ou d'armée, ou d'autres groupements qui sont soudés par la discipline. Son appareil d'État discipliné (et disciplinaire) qui se construit par dessus le niveau moléculaire n'est pas indispensable à sa survie à court terme et elle peut très bien continuer à fonctionner sans lui au moins pendant un certain temps. Les Églises, l'armée, et les appareils intellectuels organisés peuvent aussi prendre le relais en cas de défaillance provisoire de l’État.
Il apparait de plus en plus clairement que l'organisation centralisée des partis issus de la Troisième Internationale, et le principe du centralisme démocratique, malgré les succès importants qu'elle a permis dans une longue phase historique, de 1917 à 1975 environ, s'est avérée inadaptée à la défense stratégique du socialisme, et qu'elle est devenue à la longue par un renversement dialectique significatif une faiblesse majeure. Pour lire une description vigoureuse de cette première conception du parti du temps de son efficacité, :Le parti du prolétariat, d'après Gramsci.(2)
Il faudrait imaginer pour rebondir dans le monde tel qu’il a évolué depuis 1989 un type d’organisation des révolutionnaires prolétariens où une grande cohérence autour d'une référence commune théorique et historique intransigeante mais très simple s'allierait à une autonomie d'action à la base, et au niveau local, permettant néanmoins des regroupements rapides et l’exploitation de la surprise, qui importe autant en politique qu’en stratégie militaire.
Un certain nombre de ces traits sont caractéristiques des organisations religieuses post-modernes qui comme chacun peut le voir chaque jour sont loin de s'affaiblir dans ce monde. Forte cohérence autour du dogme, faible administration centrale, dont le rôle se borne le plus souvent à valider (ou non) les initiatives de la base. La cohérence des communistes ne se ferait pas autour d'un dogme "religieux", mais d'un petit nombre de références communes fondamentales., dont ferait partie la reconnaissance du caractère positif de l'expérience du socialisme réellement existant, y compris dans ses aspects aujourd'hui diabolisés par la culture médiatique, et scolaire.
Un telle organisation souple et cohérente pourrait reprendre des racines profondes dans la classe ouvrière, et serait comme un poisson dans l'eau dans le réseau Internet mondial dont le prolétariat apprend à se servir de mieux en mieux.
Ces "cellules" autonomes du parti moléculaire seraient exposées au risque de différer d'analyse entre elles sur bien des points, mais ni plus ni moins que les partis communistes n’ont différé entre eux au final dans leur cadre national. Un parti "moléculaire", une organisation qui mène une guérilla politique permanente dispose d’une géométrie variable, d’une frontière poreuse avec l’extérieur, son modèle n’est plus l’État pyramidal, elle se compose de « bandes » s’unissant et se dissociant suivant les configurations tactiques du terrain, par monts et par vaux.
Il ne s’agit pas d’une démarche coopérative et/ou utopiste dans l'esprit des idées de Proudhon, car le parti moléculaire est bien politique, et non pas une tentative de s’organiser à l’écart de la politique. Il ne s'agit pas non plus de la démarche micro-politique prônée par Michel Foucault, qui consiste à fédérer un mouvement multicolore à partir de luttes locales, éparses, et souvent réactionnaires, dans la petite bourgeoisie ou le lumpen-prolétariat, mais d’organiser localement un combat à porté universelle, d’organiser en réseau la contradiction principale capital-travail, avec la contradiction secondaire entre le capitalisme mondialisé et les résistances nationales. Cette organisation en réseau viserait la saisie du pouvoir politique sur le monde et sa conservation définitive (dans la mesure où il existe dans le monde quelque chose de définitif).
Il s'agit d'utiliser la référence marxiste et léniniste et l’histoire du socialisme du XXème siècle (autour d'un corpus classique de textes fondamentaux de Marx, Engels, Lénine, Staline, Gramsci, etc.) comme intégrateur moral des organisations moléculaires, qui ne sont pas forcément reliées par une chaine de commandement, ou par une organisation para étatique, mais qui acceptent de s'aligner sur un tel commandement lorsqu'il apparaît légitimement dans la lutte réelle. En général c'est l'adversaire qui définit une telle légitimité par sa répression et sa contre-propagande.
Le sentiment de sécurité que donne l’appartenance formelle à un parti plus ou moins intégré dans la société, participant aux élections, etc., est très illusoire, et doit se retrouver avantageusement dans l’idéologie, dans la "foi" en la justesse de la cause, en lui accordant un certain rôle d'armature mythologique. En fait un tel parti ne peut être qu'un moment de la lutte de plus longue durée. Le fétichisme des résultats électoraux a fini par perdre les grands partis ouvriers communistes français et italiens.
Ce qui précède autorise les militants révolutionnaires prolétariens à utiliser comme support matériel à leur action l'ensemble des organisations populaires ancrées dans la vie démocratique électorale et syndicale, dans la mesure où au niveau local elles sont souvent de plain pied avec les luttes réelles. Les plateformes électorales de Sanders, Corbyn, Mélenchon, Iglésias, ont été de telles structures plus ou moins éphémères apparues dans les années 2010, pour s'en tenir aux pays occidentaux [et plus encore le mouvement des Gilets Jaunes!].
Le but reste le but central de toute action politique, transférer le pouvoir gouvernemental au parti du prolétariat, objectif accessible seulement pendant les révolutions dans les configurations fluides où toutes les frontières fondent dans le changement ultrarapide du réel. Quand la forme même de l'organisation politique est flexible et en réinvention, comme en France de 1789 à 1794, ou en Russie en 1917. Ce n'est pas l'État en lui-même qui est dissout par l'évolution mondialisée du capitalisme, mais ses formes et ses limites qui sont restructurées et remaniées. Le parti du prolétariat est tactiquement mimétique de l'État qu'il combat, aux niveaux mondial, national-régional et local.
Dans le mouvement communiste après l'effondrement de 1989, une fois disparue la légitimation accordée aux partis de chaque nation par l’URSS ou subsidiairement par la République Populaire de Chine, l’exigence de discipline a fini par produire une concurrence stérile de micro-organisations qui s'affirment toutes la seule légitime, processus dégénératif qu’avaient connu auparavant dans des termes identiques le trotskisme, puis le maoïsme. L’autorité et l’unité de commandement nécessaires ne peuvent pas apparaitre de cette manière-là, d’autant que les qualités nécessaires pour obtenir de l'influence sur un petit groupe à l’écart de la société ne sont certes pas les mêmes que celles qu'il faut pour en avoir sur le monde ouvert et mouvant de la révolution.
Il est remarquable que Staline, conscient des risques de dégénérescence du parti, ait tenté de manière répétée (en 1937 et en 1944, voir Grover Furr) d'établir un contre pouvoir en URSS, notamment par l'introduction de la candidature multiple et du vote secret, et il est encore plus remarquable que lui-même n'y soit pas parvenu.
L’URSS n’existant plus, elle reste une référence historique, ce qui implique d'être intransigeant dans la défense de l'image du communisme, de l'URSS et de ses deux premiers dirigeants. S'ils ont fait des erreurs ou commis des fautes, ce ne sont pas celles que leur reprochent leurs ennemis. Sans qu'il faille s'y référer constamment pour trancher dans des situations nouvelles qu'ils n'ont pas connues, ils ont fait trembler le monde capitaliste sur ses bases et ils restent un facteur d’unité morale et de convergence pour les forces multiples de la lutte des classes dans le monde entier. L'histoire de l'Union Soviétique et de l'Internationale communiste est l'histoire réelle de la révolution ! Leur mauvaise image ne s'explique que par, et s'explique intégralement par, un siècle de propagande hostile qui a totalement imbibé tous les aspects de la culture dominante.
Pour la lutte politique réelle qui envisage de s’emparer des leviers de la puissance publique pour transformer le monde dans le sens voulu, le cadre national patriotique reste indépassable dans les circonstances actuelles parce qu’il ne s’agit pas d’unifier les désirs pulsionnels de la petite bourgeoisie d'expression anglo-saxonne du monde entier, mais les luttes des prolétaires qui parlent encore ce langage national-patriotique. Le but reste le pouvoir politique et il n’y a pas de pouvoir politique sur le monde, dans le contexte de l'affaiblissement relatif de l'Occident. Le gouvernement des États-Unis est sans doute l'ennemi principal historique des communistes, mais il n'est impérial que tendanciellement. Il est fort possible d'ailleurs que les États Unis soient dorénavant le maillon faible du monde capitaliste.
Il faut remarquer que les succès des partis communistes issus de la matrice du Komintern ont été obtenus dans une conjoncture historique particulière qui ne se reproduira pas de sitôt, à l'issue de guerres mondiales inter-impérialistes (Russie, Europe de l'Est, Chine, Corée), en contexte de décolonisation (Viet Nam, Cuba, Afrique). Les guerres mondiales et les luttes de décolonisation avaient armé les peuples, et la bourgeoisie ne commettra pas la même erreur avant longtemps [bien que la marche à la guerre mondiale contre la Chine et la Russie puisse changer cette donnée].
La lutte antifasciste et les fronts populaires qui en expriment la stratégie fondamentale, s'ils ont été nécessaires pour éviter la marginalisation des partis communistes à partir des années 1930 n'ont pas permis de déboucher sur une révolution, mais ont conduit au contraire à la défaite, immédiate (Espagne, Grèce), ou à long terme (France, Italie, Chili). Aujourd'hui cette forme politique achève d'agoniser sous la forme des "fronts républicains". Le front populaire est une étape importante de l’histoire des partis communistes, de leur maturation et de leur action réelle, mais cette forme a finalement été digérée par le capitalisme de l’époque fordiste, et aujourd'hui son avatar libéral-libertaire s'en débarrasse (ainsi faut-il interpréter le sort de Lula au Brésil [en 2019], ou la présidence Macron).
Aujourd'hui, par certains aspects, nous sommes renvoyés à la situation d'avant 1914, avec un handicap majeur : la diabolisation idéologique du communisme, et un avantage nouveau mais négligé: l'expérience accumulée des tentatives de transition socialiste qui ont duré. Contre-attaquer sur ces deux fronts, c'est le programme de recherche incontournable pour les intellectuels du prolétariat (historiens, économistes, critiques, philosophes). Il faut démontrer scientifiquement que la littérature du Goulag et de l'anti-stalinisme consiste en un corpus de textes de propagande, sans valeur historique, et que l'économie soviétique, loin d'être un désastre, a été, considérant le contexte historique et technologique, comme le dit Roger Keeran "un remarquable succès". Bien entendu, les subventions et les financements universitaires n'abonderont pas pour les chercheurs capables d'entreprendre des recherches susceptibles d'aboutir à ce genre de conclusions [on trouvera néanmoins un corpus théorique ainsi orienté en formation publié aux Éditions critiques, dont les ouvrages du marxiste écossais Paul Cockshott].
En attendant que les contradictions internes du capitalisme rouvrent une fenêtre à la recherche scientifique, n'hésitons pas à proclamer nos thèses historiques haut et fort. Pour être convainquant, il ne sera pas suffisant de reprendre tels-quels des discours officiels soviétiques contemporains des faits, et il faudra se confronter à la réalité des problèmes économiques rencontrés par l'URSS et les pays socialistes, notamment sur la question de la productivité, et celle du contrôle et de la mesure de la violence de l’appareil d’État.
Tout en gardant à l’esprit que les excès et les voies de fait n’ont pas été la norme de l’existence soviétique, mais l’exception. Sinon les anticommunistes furieux maitres du terrain depuis 1991 auraient su en produire les preuves. Le grand déballage promis à l'ouverture des archives soviétiques ne s'est jamais produit, et pour cause, à leur grande déception elles ne confirmaient en rien les mythes de la littérature anticommuniste de la Guerre Froide.
GQ, 2013-2019, relu le 13 juin 2024
PS
Le mouvement spontané des Gilets Jaunes qui s'est développé complètement à l'écart de la tradition politique de gauche préfigurait en un sens ce nouveau type de parti révolutionnaire "par monts et par vaux"; il est frappant de constater que les GJ étaient absolument clairs sur le choix d'une voie révolutionnaire : opiniâtre détermination, blocages routiers, refus des récupérations, manifestations non déclarées qui défient une répression féroce, "RIC" conçu comme un pouvoir populaire révocatoire permanent, attaque contre le chef de l'État, dont ils demandaient la démission, voire même la tête (ndgq, 12 février 2019).