Négociation d'Istanboul : la Russie peut-elle se contenter de son plan B en Ukraine ?
Des négociations directes entre la Russie et l'Ukraine vont s'ouvrir à Istanbul en ce mois de mai 2025, pour tenter de mettre fin à la guerre d'Ukraine.
Certes tout ce qui mettra fin à l'hécatombe peut être considéré comme une bonne nouvelle - sauf si cela ne fait que créer les conditions d'une nouvelle guerre de plus grande ampleur dans quelques années.
La Russie s'était engagée dans son "opération militaire spéciale " en Ukraine le 24 février 2024, pour "neutraliser, démilitariser et dénazifier" le pays, et trois ans plus tard, elle est encore très loin d'y être parvenue. Certes elle est en voie d'atteindre d'autres objectifs, ceux de son plan B, plus modestes, qui étaient évidents dès le début mais n'étaient pas énoncés explicitement : débloquer la Crimée, briser le siège de la ville de Donetsk qui durait depuis 2014, récupérer le contrôle total des rives de la Mer d'Azov, et annexer quatre provinces russophones : Donetsk, Lougansk, Zaporojie, Kherson, totalisant avec la Crimée environ 20 % du territoire de l'Ukraine de 2014 ... Mais l'essentiel de ces succès a été acquis dans les deux premiers mois du conflit, et au rythme actuel de sa progression sur le terrain il lui faudrait littéralement un siècle pour parvenir à Kiev.
La propagande russe présente cette situation comme la mise en œuvre d'une stratégie d'attrition lente de l'armée ukrainienne, dont elle annonce l'effondrement prochain depuis trois ans. En attendant, l'armée russe n'a réussi ni à sanctuariser son territoire, ni à s'emparer de grandes villes, à l'exception de Marioupol, ni à empêcher l'OTAN de reconstituer les forces de l'Ukraine au fur et à mesure qu'elle les détruisait - et qui dit attrition dit pertes des deux cotés. Le moins qu'on puisse dire, c'est que la victoire a tardé à venir, face à un adversaire pourtant peu déterminé à combattre - à part les bataillons nazis, à en juger par la fuite massive de sa population à l'étranger et l'ampleur des désertions, de la corruption, et des conflits internes à l’appareil d'État.
Mais les objectifs de la Russie nécessiteraient ni plus ni moins de s’emparer de Kiev pour y installer un gouvernement favorable à Moscou. Cela signifie qu’il aurait fallu aider et organiser le parti ukrainien pro-russe au lieu de le laisser se désagréger en remettant en cause la légitimité même de la nation ukrainienne, en prétendant stupidement que son existence était le résultat d'un complot bolchevique.
Le fait est que la Russie de Poutine, contrairement à l’URSS de Lénine et de Staline n’a tout simplement pas de projet politique. Alors qu’en face, l’Ukraine est le nouveau laboratoire du néolibéralisme fascisé, le nouveau Chili de Pinochet. Alors, l'armée russe a beau engranger des succès tactiques, elle hésite à passer à l'offensive car elle ne sait pas très bien quoi faire du territoire conquis. Et si un cessez-le feu favorable à la Russie est conclu dans les conditions actuelles, les ukronazis et leurs amis des médias auront beau jeu de chanter la chanson du "coup de poignard dans le dos", comme leurs congénères allemands des années 30.
Annexer plusieurs provinces ukrainiennes ethniquement russes contredit le projet de dénazifier, démilitariser et neutraliser toute l’Ukraine, puisque cela affaiblit d'autant le parti ukrainien "pro-russe", en fait néo-soviétique. Il s’agit de la mise en œuvre d’un plan B dont la poursuite signifiait le renoncement, non assumé mais de facto, du plan A officiel. On a bien l'impression que le seul but de la guerre soit de pérenniser ces acquis.
D'où aussi la tentation de saisir au vol les propositions floues de compromis sous la pression de l'administration Trump, en négligeant le caractère probablement éphémère de son orientation isolationniste - avec ou sans le nouveau Caligula de la Maison Blanche.
L’échec du plan A provient d’avoir sous-estimé le nationalisme ukrainien, d'avoir nié les Ukrainiens comme les Ukrainiens niaient leurs compatriotes russophones, et aussi d’avoir sous-estimé la capacité militaire d’une armée structurée autour de fanatiques néo-nazis mais fortement réorganisée depuis 8 ans par l’OTAN.
Pourtant la Russie ne peut plus se contenter de si peu : les sanctions unilatérales de l'Occident en ont fait un État paria, situation qui sape à long terme sa société et son économie et qu'elle ne peut pas accepter dans la durée, et elle doit impérativement imposer leur levée à l'Occident, ce qu'elle ne peut réaliser que par une victoire militaire évidente et impossible à maquiller dans les médias.
Certes tout ne se passe pas sur le champ de bataille. La guerre économique qui se développe en parallèle à la guerre tout court a tourné plus favorablement pour la Russie qu'on ne s'y attendait, mais cette situation d'exception ne peut pas s'éterniser dans un monde très interconnecté.
Donald Trump n'est rien qu'un démagogue sans principes qui ne voudra la paix avec la Russie que pour affronter la Chine et dont l'action est étroitement limitée par l'influence du parti de la guerre en Occident, qui reste persuadé malgré ses échecs récurrents que la Russie n'est qu'un tigre de papier qu'on peut défier impunément, puisque l'Ukraine lui tient tête depuis si longtemps.
En cas de compromis bâclé avec l'Ukraine, les bellicistes européens peuvent ouvrir d'autres fronts, dans la Baltique ou le Caucase ou même en Arctique par exemple.
La perception occidentale est complètement biaisée en ce qui concerne la façon dont se terminent les conflits avec la Russie : ici on a complètement nié le rôle principal joué par l'Armée Rouge dans la victoire contre le IIIème Reich, on croit que la Finlande a gagné la Guerre d'Hiver contre l'URSS en mars 1940, alors qu'elle l'a perdue, que Kennedy a fait plier Khrouchtchev en 1962 en le forçant à renoncer à implanter ses fusées à Cuba, alors c'est lui qui a été contraint de retirer les siennes déjà implantées en Turquie qui menaçaient le cœur de l'URSS, et que les islamistes armés par la CIA ont chassé l'Armée Rouge d'Afghanistan, alors que c'est Gorbatchev qui a trahi le gouvernement socialiste de ce pays en rase campagne. A force de réécritures de l'histoire, on comprend que nos dirigeants incultes et cyniques poussent l'Ukraine à la guerre, qu'ils croient pouvoir gagner au prix d'une hécatombe monstrueuse de ses soldats, et si l’Ukraine renonce à jouer ce rôle suicidaire, ils trouveront d'autres victimes propitiatoires - des Baltes, jusqu'aux Polonais et aux Roumains.
L'OTAN, dirigée par des irresponsables et des idéologues dangereux - et des pitres comme notre regrettable président -s'est engagée dans un combat douteux - et nous entraine avec elle dans la catastrophe comme des somnambules, et la personnalité atypique Donald Trump risque de ne pas faire le poids pour empêcher l'Occident de glisser sur cette pente.
Une intervention directe de l'OTAN en Ukraine, qu'il y ait eu ou non entretemps une trêve reste probable - cette perspective est en tout cas le seul et unique "plan de victoire" du gouvernement ukrainien qui n'ait jamais existé. La récente débâcle soudaine de l'État et de l'armée syriennes donne un nouvel espoir aux néo-conservateurs occidentaux qui planifient toutes ces guerres, et qui spéculent à nouveau sur la survenue d'un tel "miracle" en Russie ou en Chine.
Finalement la Russie à force de tergiversations sur le terrain risque d'être entrainée dans une guerre totale malgré les conséquences politiques déstabilisatrices au plan mondial d'un tel engagement que redoutent ses dirigeants.
GQ, sur la base d'un texte de novembre 2022 entièrement remanié, mis à jour le 15 mai 2025