Il n'y a pas "d'État profond" ! (même au fond de la Mer Baltique)
Le sabotage des gazoducs North Stream en Mer Baltique en septembre 2022 parait l'exception qui confirme la règle, d'autant qu'il avait été annoncé et revendiqué de manière transparente - et que les États-Unis ont menacé de saboter d'autres infrastructures sous-marines russes. Contester la notion "d'État profond" ne signifie pas que les services secrets des États ne font pas de complot. C'est justement à ça qu'ils servent. C'est contester l'existence d'un complot global, omniscient et efficient. En ce sens, Trump ne peut pas démanteler ce qui n'existe pas.
Peut-on définir, identifier, localiser le cerveau du capitalisme ? Localiser son État-major ? Deviner ses plans, pour déjouer sa stratégie ? Peut-être dans l’espoir fou d’y loger avec précision un missile hypersonique?
On sait déjà qu’il n’a pas de cœur ! Les Brigades Rouges italiennes qui voulaient le « frapper au cœur » dans les années 1970 ont dû s’en rendre compte à leurs dépens ! En s’attaquant à un pilier de la démocratie chrétienne et donc de l’État capitaliste italien, Aldo Moro, ils ont d’ailleurs fait l’affaire du Mossad, qui cherchait à affaiblir la faction pro-arabe et pro-Khadafi dans les cercles de pouvoir italiens, c’est à dire qu'ils ont fait l'affaire, involontairement, d’un autre pilier redoutable de l’Occident impérialiste. Car le capitalisme a des contradictions internes, faut-il le rappeler ?
Il est sûr qu’aujourd’hui encore, beaucoup d’efforts sont faits et souvent des efforts utiles, pour démasquer ad hominem les responsables internationaux des politiques anti-populaires et impérialistes qui sont menées en Occident. Et certes il est tentant de chercher à repérer d’où provient le texte si cohérent de la propagande occidentale qui s’exprime par les canaux les plus variés, comme celle qui s’est exercé puissamment sur nous à l’occasion de la guerre ukrainienne. Et on ne peut que se réjouir des déboires de l'USAID dont on découvre en ce février 2025 à l'occasion de la campagne de nettoyage d'Elon Musk qu'elle finançait des milliers de journalistes et des centaines de médias "indépendants" dans le monde !
Alors peut-on contrecarrer les complots des méchants pour opprimer l’humanité ? Peut-on tuer le dragon ?
Voilà des questionnements bien dangereux, car les méchants et le dragon s’ils existent, ce doit bien être par quelque nécessité, et c’est cette considération dialectique du réel qui fera que ce ne sont pas ce genre de questions que se posent Marx, ou Lénine (dont pourtant l’efficacité de l’action a été si grande que les héritiers idéologiques du tsarisme en Russie continuent aujourd’hui à le prendre pour le dragon incarné!).
La théorie révolutionnaire du prolétariat est une théorie de l’inconscient de la bourgeoisie en tant que classe. Son antagoniste, le libéralisme, est aussi une théorie de l'inconscient, mais du bourgeois en tant qu'individu. Là où le libéralisme tend à s’appuyer sur l’existence de structures immuables, d’une seconde nature dans le réel auquel il se réfère, l'action du marché, le révolutionnaire prolétarien veut que les masses accèdent à la conscience de ce qu’elles peuvent faire et de ce qu’elles veulent faire.
En attendant, non seulement le capitaliste ne complote pas consciemment contre l’ouvrier mais il est presque sincèrement convaincu d’agir (par dessus le marché une fois les profits encaissés) vraiment pour son bien.
La dictature bourgeoise est la dictature d’une classe, et en principe et généralement elle n’est pas celle d’individus. Il est donc illusoire de trouver chez un individu ou un groupe d’individus restreint le principe intelligent et maléfique de la cohérence historique son action, même si certains mythomanes médiatiques se présentent régulièrement pour endosser ce rôle. Sauf dans le cas particulier du fascisme, consciemment et rationnellement déterminé à détruire l’URSS et les partis communistes de la Troisième Internationale (1919-1943), et qui est une première réponse historiquement datée et consciemment perverse à Révolution en Russie – d’où l’anachronisme de la tendance actuelle dite « antifa » qui prospère dans des pays où le fascisme réel est absent. Que la répression policière soit toujours dirigée dans la même direction et que ce soit toujours les mêmes qui en pâtissent n’est pas du fascisme, c’est du libéralisme bourgeois bien appliqué dans une société de classe : le libéralisme économique, politique ou moral ne peut pas fonctionner au bénéfice de tous les joueurs, sans tricher quelque part, et les droits de l’homme n’ont jamais été que les droits de la bourgeoisie. On ne doit donc parler de fascisme que quand l'aile gauche de la bourgeoisie est réprimée à son tour (la répression du mouvement de solidarité avec les Palestiniens s'engage cependant dans cette direction).
Donc il n’y a pas à proprement parler un État profond et conscient de soi, dissimulé à l’opinion, qui tire les ficelles du capitalisme, ou s’il y en a un, c’est à la manière de la lettre volée d'Edgard Poe citée par Jacques Lacan, qui est très bien cachée parce qu’elle est justement visible pour tous, et d’une trivialité telle que tout le monde hausse les épaules quand on le dénonce. Quand, par exemple, on dénonce l’aliénation des journalistes aux propriétaires de médias.
L'État profond n'est pas un concept précis, mais plutôt une image tirée d'un répertoire propagandiste "anti-totalitaire" qui remonte à Georges Orwell.
La notion même d’État profond, c’est à dire d’État dissimulé au profane est d’ailleurs oxymorique : l’État est justement la puissance publique visible par tous qui n’est puissante justement que parce qu’elle est visible par tous, c’est la publicisation de l’intérêt général tel qu’il est orienté par les classes dirigeantes, qui certes est aveugle à ses propres déterminations de classe, mais qui n’en a pas moins une effectivité considérable justement parce qu’il publicise la conscience collective et les intentions de la société. Si l’État est secret, il perd du même coup l’essentiel de cette puissance qui paraît presque magique, qui permet de faire l’économie de l’usage de la force pour obtenir consentement et obéissance des masses et qui rend économique pour les individus exploités de lui céder. C’est grâce à la magie de l’État qui se montre à tous tel qu’il est dans sa majesté que les minorités peuvent dominer la majorité et que les parasites peuvent dominer les producteurs.
Pourtant il existe des réseaux secrets, des complots, et des conflits d’intérêts, il existe des réseaux d’influence puissants. On ne pourra pas le nier. L'un des plus puissant est formé par les néo-conservateurs (les "néocons") américains, ceux qui veulent anéantir la Russie et recoloniser la Chine, et qui voulaient la peau de Julian Assange (mais il n'est plus très secret du coup).
Mais ces réseaux qui influencent les États et notamment le plus puissant d'entre-eux ne sont pas les États eux-mêmes et encore moins un État global. D’une part ces réseaux n’ont pas une compréhension exacte du monde qu’ils essayent de diriger, ils sont persuadés par exemple que la classe ouvrière et la lutte des classes n’existent pas, et l’Empire occidental en tant que tel, qu’ils s’acharnent pourtant à défendre, non plus. Et d’autre part leurs fins restent souvent obsédées de fixations fétichistes, ce sont le plus souvent des cliques religieuses ou ethniques, ou parfois des réseaux sexuels, et qui vont de la messe en latin, à la défense d’Israël ou à la diffusion mondiale de la « gay pride ». Ils sont composés d’une double couche d'adeptes, de naïfs et d’affranchis, de naïfs qui propagent l’idéologie et qui battent le tam tam symbolique et d’affranchis qui font des affaires privées en profitant du territoire secret qu'ils ont aménagé laborieusement et qui ne sont certainement pas prêts à risquer leur peau.
Vouloir prouver que toutes ces cliques, ou celles qu'on déteste le plus particulièrement, s'unissent dans un complot global est une perte de temps et d'énergie. La charge de la preuve reposant entre les mains de ceux qui veulent démasquer le complot, les militants qui poursuivent cette chimère finissent par s'y consacrer entièrement, à lasser l'intérêt du public, à passer pour des toqués, et à glisser dans la marginalité.
Mais au vu et au su de tous, tout le monde se retrouve avec une belle unanimité de tous les cultes, de toutes les croyances et de tous les modes de vie dans la lutte contre le socialisme, qui est en effet consciemment organisée dans les réseaux œcuméniques de think tank promus par les multinationales, les médias et les grandes universités occidentales. Dans l’anticommunisme idéologique. Et comme il s’agit de réseaux pratiques, qui comprennent mal la théorie mais très bien la pratique dans ce qu’elle peut avoir de personnellement avantageux, ils savent bien que leur seul ennemi est le socialisme réel, lorsqu’il acquiert de l’influence dans les masses. Et cette collusion idéologique déterminée et très bien dotée remonte à plus d'un siècle dans le passé, à la réaction viscérale des bourgeoisies du monde entier contre la Révolution d'Octobre.
En définitive, le seul plan du capitalisme, c’est de tout faire pour déjouer les forces objectives qui le conduisent historiquement à son propre dépassement, à se transformer – et à se conserver - en son contraire, le socialisme, et la haine du socialisme appelé de manière courante et significativement erronée « anticommunisme » est le seul esprit collectif du capitalisme. Et ça tombe bien, parce que cette idéologie a rendu possible par dessus le marché, à l'ère du néo-libéralisme, de tout privatiser et de tout dérèglementer, et dans le monde entier, au bénéfice direct de ceux qui pratiquent ces privatisations et ces dérèglementations.
C’est pourquoi on verra converger et se fondre dans la même foule haineuse au moment de l’action nazis, takfiristes, sionistes, libéraux, conservateurs, communautaristes de tous poils, sociaux-démocrates, libertariens, suprématistes blancs, anarchistes et gauchistes. Soit dit en passant cette haine qui a besoin de personnaliser l’ennemi se cristallise bien davantage contre la figure de Staline que contre Marx ou même Lénine, qui font inlassablement l’objet de tentatives de récupération pour en faire des jalons inoffensifs de l’histoire culturelle universitaire (les trois-quarts au bas mot des « marxistes » intellectuels qui font carrière ne travaillant qu’à cela).
Comprendre que cette ménagerie idéologique n’acquiert de cohérence et d’action concertée que dans la perspective concrète et pratique d’un proche passage au socialisme ne dispense pas, au contraire, de travailler à la dissocier en ses factions contraires, en suivant la stratégie qui consiste à favoriser à chaque crise antagonique la partie la plus faible lorsqu’elles commencent à s’entre-déchirer. En l’occurrence maintenant, il faut évidemment soutenir la Russie et ses popes orthodoxes contre l’OTAN et ses nazis post-modernes (car seuls des naïfs peuvent y voir une guerre de la Russie contre l’Ukraine et non la réalité d’une guerre néo-impérialiste de l’OTAN contre la Russie et le reste du monde non-occidental, en Ukraine.
Comme la guerre de Corée était une guerre des États-Unis contre la Corée, puis la Chine, en Corée.
GQ, 2 septembre 2022, relu le 11 février 2025