De Sakharov et Soljenitsyne, à Boualem Sansal : la répression des intellectuels dissidents est-elle justifiée?

"Si tu ne lis pas de livre, tu redeviendras vite analphabète" (affiche soviétique des années 1920). Le peuple doit créer ses propres intellectuels.
Republié dans le contexte de l'arrestation de Boualem Sansal en Algérie, qui n'est pas un contre-révolutionnaire d'un pays socialiste, mais un partisan du sionisme et un nostalgique de la colonisation de son propre pays, qui remet à la mode la figure de l'écrivain "dissident" et les campagnes de soutien à Saint Germain des Prés.
Dans l'atmosphère politique des années 1960 et 1970, les intellectuels de gauche occidentaux prenaient leurs distances avec l'URSS à cause des persécutions réelles ou supposées qui s'y produisaient à l'encontre d'intellectuels dissidents (par esprit de corps en quelque sorte, sans s'interroger du tout sur le contenu réel des idées de Soljenitsyne ou de Sakharov).
L'image de tyrannie qu'elles dessinaient a causé énormément de tort à la cause du socialisme, et a contribué à la formation de l'idéologie néo-impérialiste actuelle, qui permet aux descendants de ces intellectuels "de gauche" de justifier n'importe quelle guerre impérialiste au nom des droits de l'homme.
Nous admettrons ici que l'Union soviétique de ses années-là, issue de la révolution d'octobre 1917, de la collectivisation des terres de 1929, des plans économiques des années 1930, et de la Grande Guerre patriotique de 1941-1945 conservait vers 1968 la caractéristique d'avoir un régime politique issu directement de la dictature du prolétariat, malgré des signes graves d'essoufflement. D'où la question, à laquelle on peut tenter de répondre avec le recul historique :
La dictature du prolétariat, notamment sous la forme qu'elle a revêtu en URSS, était-elle une "dictature tout court"? la répression qu'elle infligeait aux intellectuels exprimant des tendances bourgeoises était-elle justifiée?
Ces questions méritent un vrai débat. Pour expliquer mon point de vue, je ferais entendre pour commencer quelques observations :
1) Dans l'image que l'on se fait de la dictature révolutionnaire, il ne faut accorder aucun crédit à la critique émanant des adversaires du socialisme, et ce qui ne simplifie pas les choses, c'est qu'il y en a effectivement qui sont déguisés en partisans du socialisme. Démasquer ces derniers est une tâche ingrate et nécessaire. Quant aux faits de l'histoire des révolutions tels qu'il sont rapportés par l'histoire et les sciences humaines bourgeoises, ils sont présentés voire créés dans un storytelling séculaire, de manière à diffuser la peur chez les professionnels de la pensée, l'éclectisme invertébré chez les étudiants, le conservatisme prudent et la pusillanimité historique chez tous, ou parfois chez les plus indociles un romantisme révolutionnaire volontiers extrémiste mais en fait complètement désarmé.
2) Il n'existe pas dans la vie réelle de garanties absolues permettant d'éviter par avance les excès et les abus du pouvoir politique, et la superstructure juridique qui prétend les fournir, quelques soient les bonnes intentions des juges et des avocats de gauche qui la garnissent, travaille structurellement à la protection de la propriété privée et à la conservation de l'ordre capitaliste. Les droits de l'homme ne sont que les droits du bourgeois, et ils n'ont jamais protégé personne en dehors de cette classe.
3) La dictature du prolétariat est un régime de transition où le parti du prolétariat exerce tous les pouvoirs. Il faut souligner le mot "transition" qui signifie qu'il s'agit d'un état d'exception provisoire qui a vocation à être de courte durée, mais sans norme légale, comparable à la guerre .
4) S'il n'apparait pas à nouveau une génération révolutionnaire comme celle de la Russie en 1917, capable de perpétrer ces grandes "voies de fait" que sont les révolutions, le capitalisme règnera éternellement (c'est à dire pas très longtemps, jusqu'à ce qu'il ait détruit l'humanité).
5) Souvent le recul moralisant par rapport à l'histoire communiste s'explique par, d'une part, le manque de détermination morale, d'autre part le refus inconscient des fins de la révolution prolétarienne, qui doit effectivement mettre fin à l'individu bourgeois, et à sa psychologie, qu'elle soit de nuance romantique, mégalomane ou conformiste.
6) Les intellectuels dans une société à un moment donné reflètent un passé et un état des contradictions dans cette société, où leur liberté créatrice et leur conscience est étroitement conditionnée. Ils croient créer des formes et des idées librement, et ils n'aiment pas qu'on leur rappelle leur surdétermination, personne n'aime avoir à en rabattre sur son prestige et ses illusions. Et la situation qui les a créés est vite dépassée en période révolutionnaire, ce qui entraine leur glissement à droite rapide (on en voit des exemples contemporains en Amérique latine). Ce qui rend difficile le débat sur les questions culturelles est la sur-représentation de l'intelligentsia, en tant que groupe social, et donc la prégnance de ses préjugés chez les militants de gauche qui prétendent avoir un mot à dire sur la révolution.
7) Ce n'est pas le stalinisme, quoiqu'on entende exactement par ce terme, qui fut le fossoyeur du socialisme, c'est le retour en force de la culture bourgeoise en URSS comme partout ailleurs dans la seconde moitié du XXème siècle. Ce retour est une conséquence du retard de la révolution culturelle sur la révolution économique, sachant que cette nécessaire révolution culturelle n'a que peu de rapports avec la culture nihiliste d'avant-garde diffusée partout qui s'est développée au XXème siècle dans la Bohème internationale, de Paris à New York et de Berlin à la Californie, et qui est devenue l'académisme du "nouvel âge du capitalisme". Quant au prétendu "stalinisme", ce n'est rien d'autre que la contre-violence exercée par des révolutionnaires déterminés, engagés en terre inconnue, sur une voie où personne ne les avait précédés.
8) Dans la société bourgeoise, les intellectuels (littérateurs, professeurs, juristes, journalistes ...) se voient attribuer le rôle de spécialistes de la conscience et de la liberté, au détriment des hommes sans qualité, et revendiquent plus ou moins consciemment à ce titre un statut dérogatoire sur tous les plans, qui leur permettrait d'échapper à toute responsabilité, et à tout jugement, moral, esthétique, historique, et prétendent même à une sorte d'immunité juridique ! Mais ce groupe social n'est que le coté jardin du maintien de l'ordre social, dont la police et les tribunaux sont le coté cour.
9) Les grands intellectuels actuels n'expriment que le programme du capitalisme, dont ils sont souvent les salariés directs à ce titre, et ses contradictions qu'ils ne parviennent pas à dissimuler, et cela bien moins librement qu'au XXème siècle.
L'analyse des difficultés rencontrées par les révolutionnaires réels réellement parvenus au pouvoir peut aboutir à deux conclusions opposées : celle qui prévaut dans les médias et dans l'Université mainstream, pour lesquels la révolution n'est, au vu de l'expérience, vraiment pas souhaitable du tout. Et celle du prolétariat pour qui la prochaine révolution devra aller beaucoup plus fort et beaucoup plus loin. Il lui va falloir reprendre le pouvoir dans la culture (et user du smart power utilisé par la bourgeoisie qui dose simultanément raison, séduction, ruse et contrainte) en posant l'évidence que la révolution qui conduit à la prise du pouvoir du prolétariat est un droit absolu, qu'elle est même le fondement de tous les droits futurs.
Faire la révolution implique de détruire beaucoup de belles et grandes choses du passé, en toute conscience, mais cette table rase, paradoxalement, est bien davantage à la portée du prolétariat aujourd'hui qu'en 1917, au vu des destructions culturelles dues au capitalisme lui-même : la nature, les nations, les villes, le langage, l'art, le respect humain, la morale élémentaire et le savoir-vivre sous toutes leurs formes sont passés à l'as au cours du vingtième siècle, écrasés par le rouleau compresseur de la marchandise et par la soif du profit.
La dictature du prolétariat était-elle (est-elle) une "dictature tout court"? Évidemment oui !
La répression qu'elle inflige aux intellectuels exprimant des tendances bourgeoises est-elle légitime? Absolument oui ! Est-elle toujours souhaitable? Non, dans la mesure où la critique de bonne foi renforce ce qu'elle critique. Mais il n'existe plus guère de critique de bonne foi provenant de la bourgeoisie.
GQ, août-novembre 2017 - relu le 30 novembre 2024
Évidemment tu as raison de dire que prôner la dictature et la répression ce n'est pas la meilleure manière de se rendre populaire, mais ce n'est pas exactement mon propos, ce que je veux réaffirmer, c'est que les objectifs du socialisme sont supérieurs à la morale et au droit bourgeois, et non l'inverse, et c'est ce que pensaient tous les révolutionnaires au monde qui ont fait des révolutions, au moins jusqu'à la mort de Staline. Dont Gramsci, qui pensait qu'il fallait refonder toute la civilisation, sur les bases de la praxis révolutionnaire. Bref, il faut refonder la foi populaire en le progrès social et en la révolution et décomplexer les communistes.
Tu dis qu'interdire le jazz ou le rock, c'est stupide, certainement, et que l'interdit attire, sans doute aussi, mais ce ne sont que des péripéties. En fait plutôt qu'à des idées le socialisme a eu affaire à une énorme campagne de publicité pour le capitalisme.
Il nous faut le "smart power" de l'ennemi : utiliser la persuasion et la contrainte au bon moment et aux bonnes doses, de manière machiavélienne. Et dans l'état actuel des choses, où nous n'allons pas réprimer grand monde, affirmer que lorsque les pays socialistes ont usé de répression, c'est regrettable mais c'est qu'il le fallait.
Dans le cas de Soljenitsyne, le vers était dans le fruit, puisqu'il a été lancé par Khrouchtchev !