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Réveil Communiste

Le matérialisme historique, théorie marxiste de l’histoire 1

29 Juillet 2010 , Rédigé par Réveil Communiste Publié dans #Théorie immédiate

Le matérialisme historique, théorie marxiste de l’histoire

 

Gilles Questiaux

version revue et corrigée 23 août 2009

 

Ce texte a été développé à partir d’un exposé prononcé dans le cadre d’une formation théorique le 25 février 2006 à la section du PCF du  XXème.

 

Il s’agit d’un bref exposé de vulgarisation des principes de la théorie marxiste de l’histoire, augmenté d’un survol rapide des productions de l’histoire marxiste des historiens. Sous le terme de matérialisme historique on peut désigner une étude globale du marxisme et de ses applications pratiques, voire toute l’histoire du mouvement ouvrier lui même, mais j’en resterai ici au sens restreint: la théorie marxiste de l’histoire qui doit être distingué dans la mesure du possible et sans jeu de mot de la théorie de l’histoire marxiste (comme courant de l’histoire universitaire), qui sera abordée également ; de quelques difficultés qu’elle présente ; de quelques applications dans le champ de la lutte politique et sociale ; et après l’inversion des termes, des réalisations scientifiques du marxisme universitaire, et des raisons de sa disparition.

 

1              Objet et hypothèses de base du matérialisme historique. Existe-t-il une interprétation définitive de ce concept central de la philosophie marxiste ?



a) l'objet et le sujet du matérialisme historique

        Le matérialisme historique est pour aller vite et pour commencer la théorie marxiste de l’histoire. Mais cette théorie n’est pas développée de manière systématique par Marx lui-même, elle est seulement reconstituable à partir de quelques textes brefs, complétés par des passages d’Engels et de Lénine, et codifiée sous une forme apparemment scientifique par Staline. Les commentateurs de l’école d’Althusser (dans Lire le Capital, 1967) considèrent pour leur part Le Capital  dans son entier comme un exercice pratique de cette science de l’histoire, comme un modèle d’analyse scientifique appliqué. Appliqué à quel objet? A une formation sociale précise qui a existé dans l’espace et le temps, l’Angleterre du milieu du XIXème siècle et ses antécédents du XVIème au XVIIIème siècle; c’est en même temps une analyse historique, sociologique, économique, et aussi la base d’une critique de l’histoire, de la sociologie et de l’économie bourgeoise.

 Une formation sociale, objet de science historique, est une unité historique, géographique, économique et sociologique, une totalité sociale concrète. C'est en quelque sorte pour nous un "pays" où progresse dans ses contradictions une nation dans l'unité d'une époque.

 Elle comporte trois instances superposées:

 i Une base économique, ou un mode de production, par laquelle l’homme se crée lui même dans la lutte contre la nature, c’est en ce sens qu’il faut entendre le «matérialisme». L'homme est une réalité matérielle, historiquement produite.

ii Les rapports de production qui lient et opposent les hommes entre eux.

 iii Et une superstructure qui comprend les idées fausses et/ou déformées que les hommes se font de leur activité: droit, religion, politique, idéologie, art, etc., marquée du sceau de la non-vérité mais qui est nécessaire au fonctionnement de l’ensemble, et qui reflète la vérité des rapports sociaux de manière en quelque sorte indirecte.

        Ces instances sont travaillées par des contradictions dont l’origine est à chercher dans la lutte des classes, même si les conflits humains prennent apparemment le plus souvent d’autres formes qui en sont la traduction dans la superstructure (luttes religieuses, nationales, aujourd’hui « sociétales » etc).

        L’analyse marxiste des sociétés humaines revendique son caractère engagé, qui est lié à la participation des théoriciens marxistes à la lutte des classes: elle représente le point de vue du prolétariat qui est le seul point de vue conscient sur l’histoire, c’est à dire non inversé par l’idéologie, parce que le point de vue du prolétariat révolutionnaire coïncide objectivement avec le point de vue de la science. Ils coïncident parce que l'intérêt de la classe productive exploitée n'est pas de dériver le fruit de l'exploitation, la plus-value, de son coté, mais de supprimer l'exploitation et la nécessaire mystification idéologique qui a pour but de la cacher, d'en faire la dénégation, pour parler comme Freud. Ce qui explique pourquoi le matérialisme historique est en polémique permanente et créatrice avec l’ensemble des sciences humaines. Il s’oppose aux disciplines bourgeoises de l’histoire, de l’économie, de la sociologie, qui relèvent de l’idéologie, c’est à dire d’une vision inversée de la réalité, vision nécessairement trompeuse mais aussi trompée de la bourgeoisie. Bien entendu, cette critique ayant été formulée par Marx et Engels dès la rédaction de L’Idéologie allemande (1846), et pratiquée largement dans Le Capital, livre 1 (en particulier dans les notes), les sciences humaines bourgeoises ont tenu compte de la leçon, se sont sophistiquées pour récupérer et neutraliser cette critique, tandis qu’inversement le matérialisme historique a pu utiliser leurs contradictions pour s’institutionnaliser. Il existe donc un marxisme universitaire, philosophique, historique, économique, sociologique, etc., ce qui est paradoxal en soi, et dont la réalité et la qualité dépend entièrement du rapport de force mondial dans la lutte de classes. Il s'est en grande partie effondré sur lui-même après la chute de l'URSS.

        Marx a une théorie de l'erreur. L’idéologie, comme théorie illusoire de la réalité, telle qu'elle est définie dans l’Idéologie allemande, trouve son origine dans la séparation entre travail productif et travail intellectuel : les intellectuels construisent une histoire et une économie qui sont aveugles à leurs propres conditions d’existence, aux conditions matérielles et historiques qui ont permis de les produire (de les former et de les rémunérer) en tant qu’intellectuels séparés du reste de la production sociale, et profiteurs de la plus-value.

         Il y a donc, à grands traits, une fausse histoire (et fausse économie et fausse sociologie) abusée par les intérêts de classe de ses auteurs, et une vraie, le matérialisme historique qui exprime le point de vue du prolétariat. Cette certitude d’être dans la vérité soutient l’action, le courage dans la lutte des communistes, au moins jusqu’à la mort de Staline en 1953. A ce titre il n’y pas à faire le tri entre un “bon” communiste, un résistant ou un anticolonialiste par exemple, et un mauvais communiste, un de ces “staliniens” auteur, et souvent victime lui-même des purges dans les pays européens de l’Est avant 1953, puis gestionnaire inadéquat du “socialisme réel” après cette date. Leur force de conviction et la constance de leur engagement, nourrie de la certitude que la cause était bonne, et qu’elle vaincrait certainement, était largement puisée dans les cours de Staline, traduits, vulgarisés, expliqués, commentés inlassablement dans le monde entier et dans toutes les langues : Principes du léninisme (1924) et Matérialisme historique et matérialisme dialectique (1938), et pour une part du mouvement communiste international dans ceux de Mao Tsé Toung.

         Ce qui permet d’indiquer tout de suite, comme en passant, que théorie marxiste de l’erreur est liée aux développements de l'autoritarisme à l’intérieur des formations marxistes, et qu’elle est à double tranchant. Si elle est difficilement réfutable par les idéalistes qu’elle remet à leur place malheureuse de serviteurs intéressés au non-vrai, elle comporte le risque de disqualification trop facile et trop rapide de critiques pertinentes, en fonction du lieu d’où elles proviennent, ou d’où l’autorité prétend qu’elles proviennent; et dans le contexte de la glaciation stalinienne, c’était devenu un procédé de dénégation : les communistes assimilaient toute critique des réalités soviétiques au point de vue bourgeois qui est structurellement aveuglé même s’il est de bonne foi. Rétrospectivement d’ailleurs, une bonne partie de ces critiques ont été acceptées par l'appareil soviétique  au temps de Gorbatchev (1985/1991) et elles ont montré alors ce qu’elles valaient comme interprétation du réel socialiste et solutions pratiques : absolument rien. Mais les marxistes triomphalistes du milieu du XXème siècle avaient perdus de vue  les leçons réelles de la dialectique hégélienne qui avait inspiré Marx, puis Lénine, le savoir que le faux peut être un moment du vrai. Le matérialisme historique devient donc dans le cadre des États socialistes héritiers de la Révolution d’Octobre une théorie classique, il est mis en forme pédagogique avec beaucoup d’efficacité par Staline, qui rédige Matérialisme historique et matérialisme dialectique en 1937 (date significative des Procès de Moscou et de la Grande Purge qui détruit la vieille garde du parti de Lénine), où il est définit comme “la théorie générale du Parti marxiste léniniste”. C’est pour le dirigeant tout puissant de l’Union Soviétique une science de l’histoire qui se développe sur le modèle des sciences exactes, et surtout celui de la biologie. Le prestige immense de Staline et de l’URSS pour les communistes mais aussi au-delà de leurs rangs pour le vainqueur de Stalingrad assure à cette interprétation une autorité longtemps hors de discussion. J’ajoute que ce prestige n’est pas immérité sur le plan purement théorique. S’il faut certainement dénoncer les abus du système, auquel son nom associé, on n’y parvient pas en transformant Staline en bouc émissaire, par la théorie trop commode et finalement tout à fait « stalinienne » du culte de la personnalité, invoqué par Khrouchtchev après le XXème congrès du PC de l'URSS (1955). Staline définit le matérialisme historique, tel qu’il sera développé de manière orthodoxe dans tous les partis de la Troisième Internationale, donc dans les Partis communistes officiels, dont le PCF et le PCI. Il faut rappeler que les statuts de L’Internationale Communiste obligent les communistes qui soutiennent la révolution Russe de 1917 à s’unifier dans un seul parti, pour des raisons stratégiques. La discussion du matérialisme historique se transforme donc en querelle d’orthodoxie et d’hérésie.

 (Si l’on peut permettre ici une digression à nous qui sommes si facilement traités d'othodoxes, avec l'intolérance dont sont plutôt victimes d'habitude les hérétiques! Ces termes renvoient à la religion, et le marxisme n’est pas une religion. Mais comme il s’agit d’unifier le prolétariat qui en tant que tel ne dispose pas des moyens culturels de la critique (c’est la thèse de Lénine, dans Que faire?, 1902, approfondie par Gramsci dans ses Cahiers de Prison, écrits entre 1926 et 1936), la théorie marxiste mise en pratique repose, comme les religions, sur la confiance des masses envers les intellectuels qui ont produit la théorie. En ce sens, comme il s’agit de théories mises en pratiques, les formes d’organisation religieuse développées par le catholicisme et l’orthodoxie d'Europe orientale anticipent en partie sur les formes d’organisation du parti du prolétariat. Cette homologie partielle explique aussi sans doute le succès comparativement plus élevé des partis communistes dans les masses de tradition catholique, plutôt que protestante)

        Ici nous utiliserons surtout des penseurs “orthodoxes”, mais aussi l’éclairage oblique qui provient des “gauchistes” de l’Internationale Communiste des années 1920, ceux qui sont critiqués par Lénine dans “la Maladie infantile du communisme”, et qui sont à la racine d’une tradition marxiste dissidente qui réapparait dans la décennie précédent mai 68 de façon tonitruante dans l’Internationale situationniste.

 

b) Les hypothèses de base du matérialisme historique en tant que théorie de l’histoire

           L’idée de base du matérialisme historique est sans doute ce qui est de plus universellement connu concernant le marxisme. Il suffit de se rappeler la sentence liminaire du Manifeste du Parti Communiste:       

Premier principe:

 « Toute l’histoire jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des classes »

          On doit garder à l’esprit pour interpréter cette phrase que le Manifeste est un texte de combat, publié juste avant le déclenchement de révolutions en cascades dans toute l’Europe, au début de 1848. Il s’agit de revendiquer pour le prolétariat le rôle décisif dans ces révolutions qui s’annoncent, et qui sont pour la plupart encore des mouvements démocratiques, républicains, représentants l'aile radicale de la bourgeoisie européenne. Il y a un aspect performatif dans cette sentence. En décrétant d’entrée de jeu l’universalité de l’action du prolétariat en histoire sans s’attarder à la démontrer, Marx veut dévoiler une vérité mais plus fondamentalement renverser toute l’histoire du monde par une prise de parti, et sauter par dessus la tête du radicalisme bourgeois, dans une éré révolutionnaire nouvelle.

         Y parvient-il? On y reviendra. Mais il faut retenir l’idée que le matérialisme historique n’est pas simplement une idée dont on peut discuter académiquement, mais que c’est surtout une arme dans la lutte sociale.

         Il faut aussi étudier de manière sérieuse de quoi est constituée la culture historique d’un intellectuel libéral des années 1840. Marx n’a pas inventé la Lutte des classes, elle se trouve chez Tocqueville, chez Guizot. C’est un concept développé par la bourgeoisie pour synthétiser son rôle historique, culminant avec la révolution de 1789, dans la lutte contre les groupes privilégiées nobles, clergé, et les restes encore solides du féodalisme sous la monarchie absolue.

           Mais le matérialisme historique à aussi d’autres maximes de base, d’autres germes, il faut souvent se contenter de simples allusions infiniment glosées par les commentateurs, tel Lucien Sève (Introduction à la philosophie marxiste, 1976), puisqu’il n’existe pas de "philosophie" de Marx où ses principes seraient développés systématiquement.

Deuxième principe:

    A la base du mouvement historique, du progrès historique, il y a aussi la dialectique des modes de production et des forces productives. Pour reprendre l’exemple de la révolution bourgeoise, en France en 1789, le féodalisme finissant et la monarchie absolue qui en est la superstructure politico-juridique s’opposent au progrès du mode de production capitaliste, après l’avoir favorisé en un premier temps.

         C’est la contradiction entre le développement des forces productives (terre, hommes, techniques, ce que les économistes bourgeois appelent en y adjoignant le capital comme s'il était naturel les facteurs de production) et celle des rapports de production (organisation sociale et rapports de classe). L’histoire est donc la succession, entrecoupée de crises provoquées par le développement de leurs contradictions internes, de modes de production qui sont chacun supérieur au précédent.

         Dans cette conception, l’histoire est un progrès, un processus de civilisation cumulatif. Mais qui reste sous l’emprise de la barbarie originelle. En un sens, l’exploitation dans la forme du salairiat est le reliquat concentré de toutes les barbaries du passé (servage, esclavage, etc.). On a souvent pour le discréditer tenté de comparer le marxisme à une sorte de laïcisation de l’espoir religieux où les espérances millénaristes du paradis sur Terre se retrouveraient avec un habillage scientifique. Mais le paradis de Marx, c’est plutôt la civilisation, telle qu’en rêvent les hommes de la Renaissance et des Lumières. Enfin, il faut remarquer que les marxistes (dont Engels) avant le choix anticolonialiste décisif de Lénine, sont divisés sur ce que l’on appelle ingénument le “rôle positif” de la colonisation.

         Dans la Préface de 1859 à la Critique de l’économie politique, Marx décrit ainsi sa conception de l’histoire. Ce texte joue un rôle majeur dans la formation de la tradition “économiste” du marxisme, celle qui veut attendre du murissement des conditions économiques et sociales le renversement du capitalisme. Cette tendance développée unilatéralement dans la social-démocratie allemande d'avant 1914, aboutit au socialisme légaliste de la IIème internationale, celui qui se dégonfle comme une baudruche au moment de la guerre de 1914, et qui donne en bout de course, d’un coté, nos socialistes, et de l’autre coté la dictature du prolétariat en URSS administrée par les méthodes brutales de Staline. Mais la fin d'une théorie n'en indique pas forcément le sens. 

         Il y a donc deux principes moteurs qui expliquent le récit historique, la lutte des classes, et la dialectique des modes de production et des rapports de production. Staline synthétise avec habilité les deux principes, mais donne quand même la primauté au deuxième. Pour lui, contrairement à Mao, les contradictions de classe de la société sont résolues par l’instauration d’un État socialiste. Ces idées de base sur le « moteur de l’histoire » sont complétées par la théorie de l’idéologie: et la théorie de l’idéologie indique que les hommes font l’histoire mais pas comme ils croient la faire. Ils croient que leurs idées influent sur la réalité historique et sociale alors que c’est l’inverse: leurs idées s’expliquent par leur existence sociale et historique, et agissent en tant que telles..

         L’analyse matérialiste historique d’un moment de l’histoire des idées consistera à débusquer les classes ou les fractions de classe qui se cachent derrière les idéologies laïques ou religieuses, et aussi les “grands hommes “ qui les endossent et les personnifient, par exemple les mandataires réels (et souvent inconscients) du Duc d’Orléans et Napoléon III dans la Lutte des classes en France (1848/1850)  de Marx. Un exemple réussi en son temps de cet usage historien direct du matérialisme historique est “L’histoire populaire de l’Angleterre” de Morton, historien marxiste anglais, publiée en 1938. Mais le recours trop systématique à cette méthode a rebuté bien des historiens. Elle ne doit pas dispenser en effet de recherches concrètes, ne serait ce que pour identifier correctement les groupes sociaux en question.

 

2 Explication et discussion des deux principes du mouvement historique

 

 

a)      Premier principe : la lutte des classes comme moteur de l’histoire, dévoilé dans le Manifeste du parti communiste de Marx et Engels (1848)

           La proposition du Manifeste est matérialiste;

           C’est à dire qu’elle explique le « supérieur » de l’ordre de l’idéal, des valeurs esthétiques et morales, par l’inférieur, la nécessité matérielle de produire et de reproduire le corps, le corps de l’individu comme le corps social (Auguste Comte donne cette excellente définition de l’épistémologie matérialiste).

          La lutte des classes est un conflit sur la distribution de richesses, un conflit concret et matériel; on y trouve tous les sens du terme matérialiste. L’évidence aveuglante de la matérialité de l’homme, qui est fait de ce qu’il mange ; et la “bassesse” d’une lutte pour la survie, qui est placé à l’oméga du système de valeur renversé par l’idéologie des classes qui ne travaillent pas. En ce sens le marxisme est tout aussi “révolutionnaire” et scandaleux, dans l’histoire des idées, que la théorie de Freud. La sexualité est aussi un aspect de la matérialité, de la bassesse et de l’animalité humaine que refoulent les constructions idéalistes.

          Cette phrase est aussi matérialiste du point de vue de la méthode spontanée des sciences: en effet le mouvement historique est, comme la matière pour le physicien, un donné antérieur à l’acte de recherche que le chercheur individuel ou collectif doit découvrir, et non inventer, créer, à la manière d’un Dieu (ou, en histoire, d’un “grand homme”, tel Napoléon).

          Remarque philosophique en passant: le matérialisme historique forme un système cohérent avec la philosophie que l’on peut reconstituer à partir des écrits de Marx, le matérialisme dialectique, mais il peut exister sans lui; ce qui permet des alliances et des adhésions de gens qui souscrivent à d’autres philosophies que le matérialisme dialectique. Un catholique sud-américain peut très bien adhérer au matérialisme historique sans contradiction (ainsi le prêtre Camillo Torrès, un des fondateurs de la guérilla colombienne).

          Cette philosophie trouve à s’appliquer immédiatement, cependant. La proposition du Manifeste n’est pas que matérialiste, elle est dialectique, c’est à dire qu’elle s’élève à la connaissance du passage de l’être dans le devenir. C’est plus scandaleux pour la pensée bourgeoise, qui a besoin de croire en la stabilité de son patrimoine, que le matérialisme qui est aussi une tendance radicale de sa pensée.

        Une connaissance dialectique place à la base de la connaissance historique non l’équilibre, le stable, les décrets éternels de la providence, la nature humaine, “l’homme,” mais la lutte sans cesse recommencée des exploités pour survivre face à la pression des extracteurs de plus-value, et pour reconquérir leur bien volé. Elle est dialectique aussi parce qu’elle historicise, relativise à l’histoire, les données apparemment éternelles des situations économiques et sociales et par exemple les lois de la science économique sont démasquées comme lois du mode de production capitaliste et non pas comme le prétend l'économie idéologique bourgeoise des lois de la production en général (comme par exemple la main invisible du marché d’Adam Smith).  

         Ce serait commode de pouvoir ainsi balayer du revers de la main tous les discours d’experts qui quotidiennement justifient le capitalisme au nom de ces lois! Mais il ne faut pas exagérer cet avantage théorique, en effet comme le capitalisme n’a pas encore été dépassé, les lois économiques du capitalisme, s’il y en a, non plus.

          Le matérialisme historique s’appuie sur le matérialisme dialectique.

          Le matérialisme dialectique contient une logique qui suppose que les contradictions sont réelles, et donc matérielles, et non des effets de la faiblesse de l’entendement ou de la perception humaines, et le matérialisme historique affirme que des contradictions réelles expliquent le mouvement historique. La conception de la réalité des contradictions dans l’être lui même (et non simplement dans la pensée ou entre les diverses pensées qui pensent l’être) remonte à Héraclite, philosophe grec présocratique, du cinquième siècle avant Jésus Christ qui disait: “on ne se baigne jamais dans le même fleuve”.

         La contradiction réelle principale dans l’histoire, son énergie et son moteur est celle de la lutte des classes. En cela le matérialisme historique est corrélatif de la notion de prolétariat révolutionnaire qui pratique la lutte des classes de manière consciente. Ce n’est pas Marx qui invente le concept de lutte des classes, c’est le socialiste utopique et planificateur Saint Simon, et ce concept n’est nullement récusé par les contemporains bourgeois, tel Tocqueville (même si l’historiographie conservatrice tente, dès le milieu du XIXème siècle, de le tordre dans le sens d’une lutte des races). Ce n’est pas Marx donc qui découvre le nouveau groupe social qui entre dans l’histoire des pays les plus avancés au début du XIXème siècle, le prolétariat, bien sûr pas lui non plus qui envisage pour la première fois l’histoire comme une émancipation progressive, ni comme un progrès dialectique, par négations de la négation, vers le couronnement de la Raison.

 

b)       Quelle est la culture historiographique de Marx en 1847 ?

Hegel, mais aussi des historiens bourgeois: Guizot, Augustin Thierry....

         Pour Hegel, l’histoire est le développement de la raison, l’État bourgeois (en fait l’État bureaucratique prussien vers 1800) son couronnement, mais il fournit le scénario d’un enchaînement dialectique d’époques qui se suppriment successivement par le jeu de leurs contradictions internes. Marx et Engels conservent cet aspect de l’hégélianisme, sans y inclure le but spirituel que Hegel assignait à l’histoire : incarner l’Esprit absolu dans un État, « fin de l’histoire » dans tous les sens du terme.

          La lutte des classes est une découverte de l’historiographie bourgeoise qui cherche à comprendre les révolutions bourgeoises, de 1640 en Angleterre à 1789 en France,  et elle cherche à conjurer les classes dangereuses qui la pratiquent par la fabrication de l’identité ethnique. La noblesse réagit à la menace de la bourgeoisie qui veut la supplanter en inventant la lutte des races dont le précurseur est le marquis de Boulainvillier expliquant la Révolution française comme une revanche des vaincus opposant les Gaulois aux Francs. Le racisme est dès l'origine la théorie alternative aux théories révolutionnaires du milieu du XIXème siècle qui revendiquent l’émancipation du prolétariat, et son but est d’expliquer les contradictions réelles de la société par l’effet d’un fauteur de mal extérieur (l’étranger, et de plus en plus souvent après 1850, les juifs), et de résoudre ces contradictions par l’exploitation des “races inférieures”, pour rétablir l’unité du peuple. (Aldous Huxley en écrit au XXème siècle l’anti-utopie dans Le Meilleur des Mondes).  

         Les relations entre concepts de classe et de nation sont complexes. L'internationalisme n’est pas un mondialisme, car l’enjeu de la lutte du prolétariat dans chaque pays est le renversement de sa bourgeoisie nationale, la prise du pouvoir politique dans le cadre national, le moyen stratégique étant l’alliance entre les différents prolétariats nationaux. La lutte des classes peut avoir l’effet paradoxal d’intégrer le prolétariat à la nation, voire d’en expulser la bourgeoisie (Résistance et collaboration)

 

 c) La lutte des classe est-elle vraiment le moteur de l’histoire ?

           Deux remarques d’abord:

           i) Pour un dialecticien, influencé par Hegel, et même matérialiste, il est tout à fait concevable que le faux soit un moment du vrai. A garder en mémoire lorsque l’on pense à la valeur universelle des principes d’explication : “toute l’histoire...”

          ii) Gramsci a remarqué et justifié le fait que la propagande n’est pas soumise aux mêmes critères que la discussion académique: imaginons; un libéral très habile avec une rhétorique bien huilée, opposé à un militant communiste ouvrier, sans formation universitaire, dans un de ces pseudo débats à armes égales dont le spectacle démocratique raffole. Le vainqueur n’est pas celui qui dit la vérité, mais celui qui l’emporte dans un duel de communication. Pour cela le militant doit s’appuyer sur des procédés “dialectique” au sens péjoratif du terme, sur des procédés d’avocat, de publicitaire, car il s’expose sinon à être troublé par les arguments habiles de l’adversaire. Sa seule défense est de se souvenir qu’il a été auparavant, convaincu rationnellement lors de sa découverte de la théorie juste, même s’il ne parvient pas à réfuter tout de suite les sophismes bourgeois....

           Le matérialisme historique est donc aussi une arme de communication; elle dit: “nous avons la vérité de par ce que nous sommes, et vous êtes dans l’erreur et le mensonge de par ce que vous êtes”.  

         C’est une arme puissante, et tout le travail de Marx est là pour étayer cet effet de vérité. Et comme toute arme puissante, c’est aussi dangereux pour ceux qui l’emploient. Car la réalité des contradictions de la base matérielle signifie que la vérité qui découle d’une analyse juste n’est que momentanée... plus profondément fluente que la simple adéquation aux circonstances.

          Une objection de bon sens s’impose alors. Il se trouve dans l’histoire une multitude de faits qui ne sont pas réductibles, voire qui n’ont absolument aucun rapport avec la lutte des classes! Ainsi parle un actuel “général” des jésuites latino- américains cité par Lucien Sève dans Introduction à la philosophie marxiste. Un adversaire contemporain de Marx considère de même que sa théorie est bonne pour la société capitaliste avec ses bourgeois et ses prolétaires, mais pas pour l’Antiquité, ère de la politique, ou le Moyen Age ère du catholicisme. Marx répond: “ce qui est indubitable c’est que l’antiquité n’a pas pu vivre de la politique et le Moyen Age du catholicisme”. On voit là de nouveau le coté subversif du “matérialisme”, la subversion rabelaisienne figurée dans Pantagruel par la révolte de l'estomac contre la tête. En fait même si cette explication matérialiste paraît réductrice, elle peut expliquer de façon convaincante, sans doute pas “tous” mais un nombre considérable de phénomènes historiques.

          Comment entendre cette totalité? Entendre : « toute l’histoire peut se comprendre à partir de ce principe », et non, « il ne s’est jamais produit dans l’histoire humaine que des luttes de classes », ce qui serait facile à contredire, en produisant un contre-exemple. C’est plutôt un éclairage total qu’une définition d’essence. Ce n’est pas parce que l’art, la religion, la politique, la nation doivent se comprendre de manière démystifiée qu’elles perdent leur spécificité, ni même leur histoire spéciale. Mais le principe de leur transformation leur est extérieur. Ce sont des “modes” au sens trivial du terme, et des “modes” au sens philosophique (modifications) d’une autre existence.

Autre paradoxe, paradoxe dialectique à la manière hégélienne pour le coup, la lutte est le mouvement même mais la lutte des classe paraît dans le marxisme en quelque sorte immuable, elle existe éternellement depuis les débuts de l’histoire. Peut être peut on répondre ceci; la lutte a toujours existé au principe des sociétés, mais la lutte des classes révolutionnaire est récente, ce n’est qu’avec l’unification du capital que cette lutte devient une guerre où le prolétariat peut gagner, et non un carnaval violent, une saison où les esclaves dominent leurs maîtres avant d’être exterminés à leur tour ou soumis à nouveau.

          Quoi qu’il en soit de la pertinence historique de la thèse marxiste sur le rôle historique universel de la lutte des classes, une énorme quantité de recherche et de récit historiques ont pu être élaborés par la recherche universitaire ou militante. Mais la lutte des classes n’est pas pour les chercheurs révolutionnaires un secret de polichinelle à retrouver sous le paravent idéologique, elle est surtout une clef méthodologique, pour créer de nouveaux objets historiques que nous verrons plus loin.

 

         d) Deuxième principe explicatif, la dialectique historique  des modes de productions et des rapports de production

En utilisant de manière critique  Staline dans Matérialisme historique et matérialisme dialectique, (1937) comme fil conducteur :

         “L’histoire du développement de la société est, avant tout, l’histoire du développement de la production, l’histoire des modes production qui se succèdent à travers les siècles, l’histoire du développement des forces productives et des rapports de production entre les hommes, par conséquent l’histoire du développement social est en même temps l’histoire des producteurs des biens matériels, l’histoire des masses laborieuses qui sont les forces fondamentales du processus de production et produisent les biens matériels nécessaires à l’existence de la société.”

          “ La science historique doit  s’occuper avant tout de l’histoire des producteurs des bien matériels de l’histoire des masses laborieuses, de l’histoire des peuples”

          Staline décrit ensuite l’engendrement successif de cinq modes de production qui paraissent comme des civilisations définies par leur technologie, où les forces productives entrent en contradiction avec les rapports de production (rapports sociaux), contradiction qui est résolue par le passage révolutionnaire de la société à un niveau supérieur. (Il s’agit d’une interprétation du marxisme parfaitement orthodoxe, dans la ligne des penseurs de la Deuxième Internationale d’avant 1914. Staline est celui qui la met en pratique, la fait passer dans le réel. Le marxisme appliqué au réel, et le « stalinisme », c’est la même chose, quoi qu’il en coûte à l’entendre).

           Ce sont les modes de production du communisme primitif, antique, féodal, bourgeois et socialiste, auquel on peut ajouter chez Marx un mode de production asiatique. C’est de l’histoire à grands traits, dont le couronnement final est la société socialiste où les contradictions entre forces productives et rapports de production sont définitivement résolues.

           A l’époque où Staline écrivait ce texte, une des preuves invoquées à l’appui du matérialisme historique était la suivante: l’URSS socialiste échappait à la crise de 1929, cette incroyable destruction de forces productives, qui prouvait que la société capitaliste devait fatalement être remplacée par le socialisme, qu’elle contenait d’ailleurs déjà en germe sous la forme des trusts monopolistiques qu’il suffirait de nationaliser.

          Quelle est la valeur de vérité de cette observation ? Staline écrit ce texte au moment des purges de 1937/38 qui ont causé 700 000 exécutions arbitraires, d’après Moshé Lewin dans Le Siècle soviétique, et huit ans après la collectivisation forcée, incroyable destruction de forces productives, en l’occurrence les hommes eux mêmes, les paysans russes et ukrainiens. Si la société soviétique a échappé à certaines contradictions du capitalisme, elle s’est débattue dans d’autres, du même ordre de grandeur.  

         De plus il est possible de caractériser la période stalinienne comme celle où les gouvernements socialistes ne respectent pas leur propre légalité, ce qui signifie qu’ils n’ont pas encore réussi à construire une formation sociale stable, dont le droit, dans la superstructure, est une partie nécessaire (lire à ce sujet Staline, origine et histoire d’une légende noire, Domenico Losurdo).  Il s’avère que la dictature du prolétariat effective et non révée n’est pas “démocratique” comme l’envisageait Lénine, elle est un régime d’exception, un État policier. Ce qui signifie, indépendamment du jugement moral que provoque un tel État, qu’il est resté au milieu du gué dans une phase transitoire, et qu’il n’a pas réussi à stabiliser le nouveau mode de production socialiste en faisant l’économie de la répression. La répression est la vérité ultime  de n’importe quel système juridique, mais l’usage économique ou non qu’il en fait est en définitive la mesure de sa force et de sa maturité.)

 Staline fait partie des théoriciens révolutionnaire rendus compétents par la lutte et plus encore par l’exercice du pouvoir mais contrairement à Lénine ou à Mao, il n’exprime pas dans ses livres sa pratique historique, il la dissimule dans les généralités de l’histoire universelle. Dans sa version stalinienne le matérialisme historique est réductible à une esquisse d’histoire universelle, remarquablement claire, mais assez schématique, où les contradictions curieusement s’abolissent une fois passée la révolution prolétarienne. Faute de pouvoir les abolir vraiment, le parti stalinien abolit la possibilité de les exprimer, d’où la “glaciation” qui a terrifié les observateurs intellectuels contemporain des procès de Moscou.

Marx n’envisageait pas la possibilité d’un tel décalage dans les effets pratiques de sa doctrine telle qu’il la développe par exemple dans l’introduction à la Critique de l’économie politique (1859). Pour lui en effet, l’humanité de ne se pose que les questions qu’elle est en état de résoudre, et les éléments de cette résolution sont développé par le développement des moyens de production, c'est-à-dire les classes productrices et la technique. Il faut croire qu’en URSS elle s’est posée aussi d’autres questions.

 

 e) Comment Marx et les marxistes relient-ils ces deux principes qui pris isolément semblent chacun propre à expliquer intégralement le mouvement historique?

          Marx lui même ne les lie pas explicitement, même si les althussériens pensent pouvoir reconstituer un système cohérent de concepts scientifiques, différent de la dialectique des textes canoniques, en décortiquent le Capital.

          Staline, lui, soumet hiérarchiquement la lutte des classes au développement des modes de production.  La survie de l’État soviétique serait à ce prix.

          La question de la cohérence générale du marxisme en fait ne se pose pas historiquement avant qu’apparaisse un marxisme universitaire compétent, en France après 1945 surtout.  Auparavant les théoriciens marxistes de premier plan étaient tous des révolutionnaires, des hommes d’action qui avaient assez peu de temps pour explorer à fond l’abstraction, bonne ou mauvaise. Marx, Engels, Rosa Luxembourg, Lénine, Lukacs, Staline, Gramsci, Mao, ces philosophes sont des dirigeants politiques et des drapeaux. Il faut attendre le rapport de force favorable, après 1945 pour que percent des penseurs marxistes de formation universitaire, Henri Lefebvre, Louis Althusser, Michel Clouscard, et d’autres professionnels de la “pratique théorique”.

           Avant de voir ce qu’ils disent, on peut proposer à ce point une synthèse provisoire qui ne prétend pas résulter d’un travail théorique approfondi et qui peut s’exprimer ainsi. Je comprends ainsi le sens de “toute”, dans l’expression « toute l’histoire du monde jusqu’à nos jour est l’histoire de la lutte des classes ».  “Toute” signifie que la lutte des classes, et on pourra aussi l’affirmer de la dialectique des modes de production et des rapports de production, explique intégralement ou plutôt traduit intégralement (des origines à la fin) l’histoire d’un certain angle de vue historiographique, ou dans un certain contexte; pour les articuler entre eux il faut faire une distinction catégorielle comme le faisait Aristote. Pour ce philosophe inépuisable, pour lequel Marx professait une grande admiration on peut envisager l’être “en tant que”, à partir d’une catégorie: (ex: le lieu, la finalité, la cause, etc).

          Alors: à partir de la catégorie de la politique la lutte des classes est le moteur universel de l’histoire politique, de ce que les historiens modernes du vingtième caractérisent comme le temps court de l’événement, et aussi le temps projectif des sciences politiques. C’est en terme marxiste, le moteur de l’histoire des superstructures, le déclencheur souvent maquillé par l’idéologie, des événements.

        A partir de la catégorie de l’économie, la dialectique des modes de production explique “en dernière analyse” d’après Engels à la fin de sa vie, le développement historique de l’économie, c’est à dire le temps long. Ils construisent les conditions de possibilité des événements. Le temps long est celui que préfèrent au XXème siècle les historiens universitaires, notamment les historiens français de l’école des Annales lorsqu’ils s’attaquent au territoire ouvert par la conception marxiste et stalinienne de l’histoire (voir plus haut). Certains sont marxistes (Georges Lefèbvre, Labrousse, Vovelle, Vidal, Duby, d’autres évoluent vers le conservatisme (Le Roy Ladurie) mais leur champ d’étude principal, l’histoire économique et sociale, l’usage de méthodes quantitatives, et leur rejet de l’élément au profit de la structure les inscrivent largement dans une idée de l’histoire qui est celle de Staline (et qui partage avec elle le refoulement technocratique de la politique et du récit).

          Des synthèses plus savantes:

          Suivons un moment Lucien Sève: En sachant que l’économie, dans une perspective matérialiste explique le reste, il demeure vrai que la décision, la victoire, la pratique est au contraire politique. Ce n’est pas la réforme économique (comme le veulent Owen et les socialistes utopistes de la première moitié du XIXème siècle) qui va supprimer le capitalisme en quelque sorte à coté de lui, mais la dictature du prolétariat, donc la lutte politique. On ne peut pas construire le socialisme “à coté” du capitalisme, sinon il aurait été bâtit dans l’Ouest américain, à Nouvelle Harmonie, ou en Icarie. Les difficultés de cette thèse sont grandes: en effet, où se trouvait donc l’URSS? à coté du capitalisme? En lui?

         Le matérialisme historique n’est pas selon Lucien Sève, l’histoire elle même. Il entretient le même rapport à celle ci que le matérialisme entretient avec les sciences. C’est donc une philosophie de l’histoire, ce qui pose aux marxistes un problème de cohérence: Marx dans les thèses sur Feuerbach déclare expressément que le temps de la philosophie est terminé, « il n’est plus temps de décrire le monde il faut le transformer ». Et de fait, bien qu’on parle beaucoup de philosophie marxiste, chez Sève ou chez Althusser, Marx lui-même n’a pas écrit une ligne de philosophie après l’abandon aux souris du manuscrit de l’Idéologie Allemande, qui ne fut édité qu’au vingtième siècle, à Moscou.

          Malgré cela, le matérialisme historique serait une théorie non pour étudier l’histoire, pour pratiquer la recherche, mais une espèce de grille philosophique pour en interpréter correctement les résultats accumulés. Pour Althusser au contraire, Marx a “ouvert le continent histoire” à la science; on y reviendra pour voir si c’est vrai, et comment. Pour Althusser il faut apprendre à lire le Capital. Le Capital est-il une synthèse de fait? Une production, la première, du matérialisme historique, qui est parvenu à la suite d’une coupure épistémologique avec le discours idéologique, au statut de science? Une maturation qui transforme l’histoire comme Lavoisier transforme la Chimie, comme Galilée transforme la physique?

         Il faut remarquer l’ambiguïté quant au statut scientifique du matérialisme historique : il semble être à la fois la science de l’histoire et le contenu de cette science, le développement historique. Althusser y voit une grossière erreur:  “le concept de chien n’aboie pas”. Mais l’histoire a une histoire, et l’histoire de l’histoire semble souvent l’histoire elle même (voir tous les enjeux de la mémoire). Ceci, évidement ne clôt pas le débat.  

         Si on suit l’analyse d’Althusser et de ses disciples (en particulier avec Balibar) la science de l’histoire est exposée dans le Capital, Livre 1, publié en 1867, on y voit comment l’humanité se structure en classes dans le processus de développement de la division du travail qui conditionne celui des modes de production. Les classes sont aussi des forces productives, et leur lutte aussi des rapports de production. Ce ne sont pas deux logiques différentes dans l’ordre d’un récit, mais un système de concepts inséparables et contemporain. Althusser (dans son article Contradiction et surdétermination, publié dans Pour Marx (19966)), on observe avec raison que la dialectique marxiste n’est pas du tout comme celle qui fonctionne chez Hegel, comme un développement interne, comme la germination d’une graine, comme si le capitalisme informationnel existait à l’état de germe, ou de code génétique, dans la société paléolithique des chasseurs cueilleurs! Pour que fonctionne la dialectique marxiste (mais est ce vraiment une dialectique alors?), il faut penser l’histoire comme un procès sans sujet (sujets comme « l’homme », « l’humanité », etc) où les trois instances qui constituent chaque formation sociale se développent de manière séparée, suivant leur rythme propre, avec des interactions et des surdéterminations (on pourrait essayer de figurer cela comme des ondes de longueurs différentes, qui se développent dans le vide, et qui interfèrent entre elles pour créer des formes, sans besoin de la substance d’un éther, d’un milieu). Althusser remarque que Lénine, suivant les remarques de Marx sur la situation de la Russie au XIXème siècle, accélère la marche de la révolution malgré l’arriération du pays, saute l’étape de la révolution bourgeoise au grand scandale des marxistes orthodoxes de la deuxième internationale qui attendent tranquillement le triomphe électoral dont ils seront frustrés par le déclenchement de la Guerre de 1914. Althusser propose de considérer le cas de l'analyse léniniste comme exemplaire et non pas exceptionnel, et de penser chaque situation historique de chaque formation sociale particulière comme toujours surdéterminées (par “l’arriération” ou autre chose), donc toujours particulière. La révolution chinoise et la théorie maoïste viendraient confirmer ce fait. Paradoxe des idées d’Althusser : alors qu’il considère que le marxisme opère le passage de l’histoire de l’idéologie à la science, sur le modèle de Galilée libérant la physique de l’emprise de la métaphysique, sa conception de la dialectique oblige à considérer davantage le matérialisme historique “appliqué” dans la lutte politique et sociale comme un art politique plutôt qu’une science. La conséquence de ce point de vue, c’est aussi de rendre le matérialisme historique très différent selon qu’il regarde derrière (science de l’histoire, ou devant; science politique). Les idées de Louis Althusser sont appréciées des historiens (Vovelle), et moins des dirigeants politiques (Marchais).

         Il y a des surdéterminations idéologiques, des va-et-vient de détermination entre superstructure et base économique, il y a un entrelacement d’enchaînements dialectiques qui explique la riche complexité des situations historiques, et l’extrême fécondité du marxisme en histoire. Althusser plaît aux historiens marxistes plus que Staline, même s’ils appliquent son programme de recherche. S’il s’agissait simplement de plaquer le schéma de Staline sur toutes les situations, ça ne servirait pas à grand choses pour la recherche historique, ça la rendrait même impossible! Mais c’est bel et bien pour les historiens des Annales (Bloch, Lucien Fèvre, Braudel), ce que le philosphe des sciences Lakatos appelle un “programme de recherche”. Les vraies sciences se définissant par leur programme de recherche.

  A suivre: Le matérialisme historique, théorie marxiste de l'histoire, 2

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G
<br /> Envoyé par Georges Gastaud :<br /> <br /> <br /> Cours de philosophie-1- matérialisme dialectique http://chti-guevara.blogspot.com/2014/03/cours-de-philosophie-1-materialisme.html<br />
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G
<br /> Cet article, et la page identique, reçoivent en moyenne une quinzaine de visites par semaines depuis deux ans. Ils ont donc été ouverts par plusieurs milliers de visiteurs. S'ils laissaient des<br /> commentaires, cela nous permettrait de mieux mesurer cet impact, d'apporter des améliorations, ou de progresser d'une manière générale dans la réflexion (le webmaster).<br />
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G
<br /> <br /> Je conseille aux lecteurs (nombreux à en croire les stats) de copier-coller tout ça sur word et d'afficher plus gros, ce texte est à la limite de la taille de fichier acceptée par overblog<br /> <br /> <br /> <br />
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G
Ce texte n'existe qus sur Internet, mais il est très facile de l'éditer morceau par morceau sous word ou open office. Ce qui permet de plus travailler directement dessus (questions, notes, réflexions) et d'agrandir la casse pour qu'il soit plus lisible.
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A
J'ai peur de planter mon ordi. Comment acheter la brochure?
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