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Réveil Communiste

Travail et socialisme

6 Février 2025 , Rédigé par Réveil Communiste Publié dans #Théorie immédiate, #GQ, #Economie, #classe ouvrière, #Front historique

Travail et socialisme

Il y a travail, travail, et travail ...

La dictature du prolétariat est la dictature de la classe ouvrière, et c’est un des définissants du socialisme. Mais qu’en reste-t-il dans les conditions actuelles où les ouvriers sont peu visibles, dispersés dans les services, et quand l’expansion du capital fixe a considérablement modifié l’expérience concrète du travail ? l’argumentaire de base pour refuser la perspective du passage au socialisme est de nier qu’il existe encore des classes, ni des ouvriers dans les conditions techniques moderne de production, et d’en inférer que la dictature du prolétariat est une utopie anachronique (bien que ce ne fut jamais une utopie, mais une stratégie).

La condition ouvrière est associée dans les représentations courantes au travail physique pénible et au contact de la matière, ou exposé aux intempéries : dans la Bible le peuple est constitué l’ensemble de ceux qui de toute éternité sont voués à « puiser l’eau et fendre le bois » (cité par Marcus Rediker, dans l'équipage bariolé). Le travailleur est celui qui est entièrement aliéné à ce genre de tâches indispensables, répétitives, pénibles, et méprisées.

Le seau et la hache ont été relayés par d’autres outils plus complexes à manier – quoique ! - mais il reste que l’exécutant contemporain de la transformation productive de la nature se retrouve finalement dans des conditions quotidiennes qui ne sont pas aussi éloignées qu’il semble du prolétaire biblique : précarité, exploitation, épuisement, démoralisation etc.

Mais nous voyons là déjà deux concepts différents du travail : le travail comme temps, le temps passé à utiliser sa force, dont la valeur est mesurée par le temps de travail nécessaire pour produire les marchandises nécessaires pour la renouveler, dans les conditions déterminées par l’état des techniques à une époque donnée, et le travail comme force appliquée, comme dépense d’énergie physique. Lorsqu’ils durent trop longtemps le premier ennuie, et le second fatigue, comme nous savons tous.

A noter que le premier se situe du coté de la valeur d’échange, et prolonge le travail de l’esclave qui donnait son temps pour libérer celui du maitre – échange de temps contre subsistance, esclavage dépassé et conservé dans la forme du salariat qui fait la même chose pour une partie contractuelle de ce temps, comme Marx le montre dans le Capital.

Et le second se trouve du coté de la valeur d’usage : l’homme-moteur et l’homme-machine qui utilise sa force et sa dextérité pour agir sur la matière, librement, ou au service des maitres oisifs. Ou des guerriers.

Le premier cas est une aliénation en soi, mais pas forcément le second, qui est homogène à la notion de travail telle qu'elle existe en sciences physiques, où elle n'est littéralement qu'une autre dénomination pour le concept de l’énergie, le « E » de la formule de E=MC². Pendant la plus longue partie de l’histoire humaine – 99 %- le corps humain était la principale source d’énergie disponible, et encore aujourd’hui « au dernier kilomètre » c’est encore lui qui prend les choses en charge là où les machines ne vont plus, et qui permet de réaliser concrètement la marchandise. C’est tentant d'imaginer que sa mise à l’écart ne sera qu'une péripétie anecdotique de l’histoire de longue durée et qu’on y reviendra pour encore quelques milliers d’années, tant qu’il y aura des humains, si on veut qu’il y ait des humains.

Le salarié, ou le travailleur dépendant en général, dépense ainsi pour ses donneurs d’ordre l’essentiel de son temps de vie et de sa force. Donner son temps est irréversible, mais inévitable et parfois fructueux, car c’est le seul moyen de réaliser un apprentissage, et donner sa force dans les limites naturelles, c’est la renouveler, à condition de pouvoir se procurer les substances alimentaires et autres nécessaires à sa reconstitution. En soi, le travail est une bonne chose, pour-soi, c’est une autre affaire, à condition, si on permet ce facile jeu de mot philosophique, qu’il soit vraiment « pour-soi ».

Et à propos « d’en-soi », l’oisiveté intégrale ou le repos total ne sont certainement pas le bien en soi, ou seulement accidentellement, s’il s’agit par là de choisir si sa place sera dans la classe des travailleurs exploités ou celle des oisifs et des privilégiés.

Mais le travail individuel concret est aussi une autre chose, une troisième chose, il est nécessairement l’intégration et la fusion dans un groupe humain qui travaille collectivement, et la principale motivation à produire des résultats, et des biens concrets, est l’esprit de corps, l’esprit collectif des travailleurs qui veulent se montrer à la hauteur de leurs pairs, mériter leur respect, et un peu plus. (C’est d’ailleurs aussi dans un autre domaine la principale composante de l’excellence militaire au combat - on ne se bat vraiment bien ni pour une cause, ni pour son chef, mais pour ses camarades). Le travail pour en être véritablement un, c’est à dire produire quelque chose de valeur et donc d’échangeable, est en effet toujours collectif. Il n’y a d’ailleurs aucun moyen d’estimer la valeur d’un travail sans le ramener à une mesure établie par sa socialisation, dont la forme la plus répandue est la production d’une marchandise.

(Il est bien possible d’ailleurs que les hommes et les femmes soient différents sur ce plan là car le temps et l'effort de travail nécessaire à la production des nouvelles générations humaines qui est essentiellement fourni par les secondes ne suit pas les mêmes règles que celles de la production de marchandises.)

Que ce soit chez Marx, ou chez l’ingénieur Taylor, pour évaluer exactement le travail fourni il faut le convertir en travail abstrait, et donc le réduire à une activité physique très simple pour en déterminer l’intensité optimale, par l’amélioration de l’exercice et de la répétition inlassable, mais aussi par la comparaison sans concession avec le standard de rendement des travailleurs affectés à cette tâche à ce moment là, par exemple pelleter du charbon chez le second.

Le travail physique est donc bien à l'origine de toute valeur, mais il s’est éloigné de son origine - dès l'origine - et comme on dit grandement complexifié avec les progrès techniques et l'introduction des machines.

Par exemple : le transport à longue distance des biens matériels fut assuré d’abord par les colporteurs préhistoriques, puis par les muletiers, puis par les conducteurs de chariot et les mariniers d’eau douce, puis on changea d’échelle d’un coup en passant au cheminot puis camionneur après que la collectivité eut créé les réseaux ferroviaires et routiers asphaltés, et l’industrie des énergies fossiles pour les approvisionner, et à chaque évolution technique la part de l’effort physique direct diminua. La révolution industrielle représenta un saut qualitatif soudain dans cette évolution millénaire en ce que pour la première fois le moteur humain ou animal fut complètement surclassé par la contribution d’autres sources, et de plusieurs ordres de grandeur. Mais il restera tout de même que c’est lui qui toujours mettra en action la ligne de production et qui en recueillera le fruit à la fin.

Voir à ce sujet Les robots vont-ils supprimer le travail ?

et aussi Comment ça marche, par Paul Cockshott

Le progrès technique tend à rendre le travail moins astreignant, moins fatigant, mais aussi en bout de course à le supprimer – à en supprimer, c’est à dire à concentrer le travail sur un plus petit nombre d’ouvriers – le nombre absolu de travailleurs, et donc la valeur marchande produite par eux tend à augmenter, mais beaucoup moins vite que le produit physique de leur travail. La lutte des classes du coté des travailleurs vise donc à utiliser ces progrès dans le sens de la réduction du temps de travail, et du coté de la bourgeoisie, en création de plus-value qui se réalise en temps libre pour la classe oisive, ou de pseudo-travail pour ses officiers qui sert principalement à manifester leur propre statut et à justifier la société de classe, ce qui méritera un salaire élevé dont la productivité réelle sera très contestable. Il semble qu’aujourd’hui dans le monde une énorme masse de plus-value serve à cet effet : permettre à des dizaine de millions de bourgeois grands ou petits de pseudo-travailler.

Mais le progrès technique permet aussi de réaliser des tâches nouvelles et littéralement incroyables que la machine pourtant complexe et presque parfaite du corps humain - l'humain dans son imperfection non-spécialisée même est l'animal parfait -  ne peut pas réaliser sans machines nouvelles. La suppression du travail n’est donc pas sa seule finalité du progrès - c'est aussi d’ouvrir de nouveaux horizons à la pratique humaine.

Le socialisme doit donc à la fois manifester le pouvoir politique des ouvriers, et les inciter à continuer à travailler et à produire de la plus-value pour la collectivité, ce qui ne va pas sans contradiction.

La perspective de la décroissance des écolo-socialistes s’il y en a qui méritent ce nom – il y a plutôt en circulation pour le moment des écolos de la banlieue ouest dont le message concret se limite à : "pas de ça dans mon quartier"- revient à réintroduire comme fournisseur d’énergie essentiel dans le circuit économique la machine du corps humain, par exemple par l’agriculture « bio » qui remplace les engrais par l'intensité du travail, et donc à travailler plus pour produire moins.

La machine humaine est d’ailleurs déjà fortement sollicitée du coté de la consommation des marchandises, après l’acte d’achat : presque tout ce qui est acheté de nos jours implique qu’après avoir poussé le caddie et garé l’auto on fournisse un certain « travail » gratuit de déconditionnement, d’optimisation, de montage, de mise en service – et d’élimination des déchets. Autrefois la cuisine et la couture complétaient l’achat des marchandises de base d’un travail domestique gratuit, imposé aux femmes, maintenant pour la plupart des pauvres des deux sexes, le bricolage entretient les appareils ménagers, l’auto et la maison. Et tout le monde édite ses propres titres de transport et installe ses applications sur son téléphone. Tout cela a été introduit comme une proposition ludique, et comme un progrès pour libérer les salariés occupés à des tâches répétitives et sans intérêt – mais bien plus efficaces dans cette fonction que le client lambda confronté au mode d’emploi de son dernier jouet. L’exploitation chassée par la porte par le droit social qui limite le temps de travail et fixe des normes d’hygiène et de sécurité est revenue par la fenêtre de la consommation de masse.

La spécialisation et la professionnalisation des tâches même les plus humbles ne sont pas des reculs de civilisation.

Sans doute un équilibre hygiénique optimal pourrait nécessiter un plus grand travail physique que ce que fournit la plupart aujourd’hui, pour repousser les fléaux de l’obésité ou des TMS – et les troubles mentaux développés par un mode de vie déconnecté de la réalité sociale. Mais l’empreinte du travail, le dieu de l’utile de Baudelaire est plutôt connu historiquement pour déformer et mutiler les corps et abréger la vie. Il faudrait maintenant travailler un peu plus, et avoir des loisirs moins aliénants, mais sûrement pas remplacer à nouveau les énergies fossiles par la chair vive des travailleurs.

Une société nombreuse et démocratique a besoin de beaucoup de "travail" pour fonctionner au delà des possibilités du corps humain et dans les conditions technologiques actuelles, il provient des énergies fossiles - et encore marginalement, du nucléaire.

Un théoricien de la "nouvelle gauche" des années 60 - peut-être Ivan Illich - avait dénigré le progrès technique en affirmant que le calcul montre que l’automobiliste n’avance pas plus vite que le chasseur-cueilleur du néolithique si on ajoute au temps de transport tout le temps de travail nécessaire pour payer et alimenter en carburant son véhicule. On voit tout de suite le sophisme, mais il y a une petite part de vérité dans ce paradoxe : les objets de consommation nous aliènent aussi. Au delà du temps perdu dans les embouteillages, il suffit de considérer celui passé devant les écrans, où un des trois huit de la journée idéale du travailleur revendiquée par la CGT en 1905 (huit heures de travail, huit heures de loisir, huit heures de sommeil) est complètement accaparé.

Ce qui est aussi frappant , c’est que la maitrise des technologies productives préindustrielles abandonnées en cours de route par le progrès, qui exigent effort, adresse et entraînement physique (par exemple l’équitation, le nautisme, ou même le vélo) a été incorporée dans les sports et les activités de loisir de la bourgeoisie.

Notez quand même que ce n’est pas pour rien que le vélo a été inventé si tardivement, après 1870 : il a fallu pour ça que la sidérurgie moderne rende disponible en qualité et en quantité appropriées l'acier nécessaire à la fabrication du cadre et des engrenages, et que l'impérialisme aille chercher au loin les matières premières qu’il faut pour qu’on bitume les routes et qu'on fabrique les pneus.

Se dépenser physiquement est indiqué pour la santé – à condition d’en avoir le choix. Robert Musil écrivit dans L'Homme sans qualité que le vrai progrès n’est pas de traverser l’Atlantique en 6 heures au lieu de 6 jours, mais de pouvoir choisir entre les deux. Le vrai progrès dans ce cas est réservé aux riches, dans notre monde.

Pour dépasser le capitalisme il importe de réfléchir concrètement sur ce que deviendra le travail dans un monde socialiste – le monde est déjà socialisé, mais il n’est pas socialiste. Et on peut aussi poser la question de savoir si un tel monde, contrairement à ce que chante l’Internationale, n’aura pas aussi ses oisifs ... un peu comme les mendiants, les pèlerins, les moines et les ermites du Moyen Age chrétien. Car il y a manifestement soit dit sans méchanceté des particuliers qui ne sont pas du tout faits pour le travail.

A chacun selon ses besoins, de chacun selon ses moyens, tel est l'idéal communiste, mais le capitalisme finissant a produit dans ses métropoles des foules qui ont beaucoup de besoins et pas beaucoup de moyens.

GQ, 11 octobre 2024, relu le 2 février 2025

PS Cet article n'a pas été écrit pour proposer des solutions mais pour soulever des problèmes.

 

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L
Gilles, je te renvoie à ce que j'écris depuis plus de 20 ans à ce propos, et plus particulièrement à la version 2023 de Cyber Révolution !
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R
envoie un lien
L
Bonjour.<br /> <br /> Le Travail est le premier besoin de l'âme. Nous l'avons positionné ainsi au sein des principes fondamentaux qui guide la Constitution que nous proposons aux Français (https://1p6r.org/1p6r/constitution/constitution-c1-preambule/#C1-P3-A2). Avant la Liberté même, notamment car il en est une condition. En cela, nous suivons les leçons de Michel Clouscard dans sa prescription de revaloriser le Producteur, d'affirmer la prééminence du travail afin de conjurer ce qu'il désigne sous le terme de "péché originel" !<br /> Mais en vérité nous suivons aussi les préceptes de Simone Weil, et ce même si elle n'a pas cité le Travail dans la liste de ses "Obligations envers l'être humain" dans son ouvrage "L'enracinement", puisqu'elle en parle tant dans le reste de ce livre qu'il convient de le réintégrer à sa juste place.<br /> <br /> Une autre réflexion, concerne le socialisme, dont QG affirme que la base des oppositions à celui-ci est la négation de la société de classe. Si cela est vrai de la propagande capitaliste, une autre famille de critiques pose plutôt comme base l'impossibilité théorique et pratique du socialisme (Cf. https://1p6r.org/1p6r/les-mercredis-de-lespoir/mercredis-de-lespoir-20240306/ intitulé Mercredis de l’Espoir du 6 mars 2024 : Quelle classe révolutionnaire ?). <br /> <br /> Enfin, vous évoquez rapidement GQ, que les mêmes qualités collectives s'appliquent aux travailleurs et aux soldats. Pour certaines de portée anthropique sans doute, pourtant les réduire toutes ensembles me semble une erreur. Et cela car fondamentalement la société est divisée en domaine civil et militaire. Et ce n'est pas un hasard, puisque cela correspondant à deux champs d'action : Celui de la Production d'un côté, et celui de la Destruction de l'autre. Ces deux champs étant mutuellement nécessaires à l'autre. Posé ainsi, on imagine aisément que les qualités des acteurs dans ces deux domaines ne peuvent pas être totalement les mêmes.<br /> <br /> Cordialement.<br /> Luc Laforets<br /> www.1P6R.org
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