Le phénomène Vladimir Vysotsky en URSS
Envoyé par Bruno Drweski :
Joseph Brodsky a raconté l'anecdote suivante : condamné à 5 ans de travaux forcés pour "fainéantise", il les a passés dans un kolkhoze éloigné, à Arkhangelsk, dans le grand nord soviétique. A son arrivée, les kolkhoziens lui ont demandé la raison de sa présence. Il a répondu "fainéantise" : "Cela tombe bien car ici on est tous fainéants". Brodsky, lui, dit y avoir passé les meilleurs moments de sa vie...
En français : « Plus rien ne va «
Vladimir Vysotsky - Plus rien ne va
https://www.youtube.com/watch?v=qz2u4HvVkEM
La fin du Bal (en français)
Chanson de l’ami (en russe)
Le 25 juillet 1980 meurt Vladimir Vyssotski, comédien, chanteur et poète populaire des années 1960-70, présent sur scènes (théâtre, concerts) et au cinéma, mais interdit dans les grands médias audiovisuels, écouté dans toutes les couches sociales. On dit aujourd’hui qu’il était « clandestin ». Pour simplifier. S’agissant de l’URSS, désormais, il faut tout simplifier : l’artiste, l’écrivain, le musicien, le chanteur était soit « officiel » et propagandiste, soit « clandestin » et dissident, c’est bien compris ? Aucun de ces termes ne convient cependant pour cerner les nuances de la vie culturelle soviétique de ces années-là, ni a fortiori le phénomène Vysotski.
On entendait sa voix éraillée sortir des magnétophones des ouvriers de la grande usine de camions Kamaz où il fut invité à chanter mais aussi, racontait la poétesse Bella Akhmadoulina, « par les fenêtres des maisons de vacances où résidaient les dirigeants ». Artiste ni « officiel » ni « dissident » au sens d’opposant ou de proscrit, mais certes « dissident » au sens d’être en désaccord et en révolte face à l’état de choses existant et au mensonge officiel. A la fois toléré (on se demande pourquoi) et interdit d’accès aux « grands moyens » de diffusion (on comprend mieux). Nous l’avions vu, au théâtre, dans les rôles où il exaltait la mémoire révolutionnaire d’Octobre 1917 (« Dix Jours qui ébranlèrent le monde ») et celle d’un Maïakovski dépoussiéré, « déstatufié » (Ecoutez Maïakovski !), le souvenir des poètes disparus dans la guerre et les purges, nous l’avons vu dans les personnages de Hamlet et de Pougatcheff, héros des jacqueries paysannes. Nous l’avions entendu, en concert et sur disque, bande magnétique ou audiocassette, chantant la mémoire de la guerre et des camps, mais aussi les passions de l’amitié ou de l’alpinisme, la douleur de l’écho fusillé et la joie de surmonter la peur, le vœu qu’il n’y ait plus en Russie « ni camps, ni prisons », et ces temps maussades où l’on ne distingue plus « un vrai sapin d’un faux sapin », où « vsio nie tak, rebiata », où plus rien ne va les gars…plus rien ne va pour vivre comme un homme doit vivre.
Un moment fort, pour moi, fut d’aller sur sa tombe le 25 juillet 1985, cinq ans après sa mort, j’étais en compagnie de ma fille, Nathalie. Nous avons du nous frayer un passage dans la foule, très émue, qui se pressait, au cimetière. Les fleurs s’amoncelaient. Tout alentour, la voix du chanteur s’échappait de petits enregistreurs à cassettes.
Le phénomène Vyssotski est étrange et sans pareil. Il était suffisamment impertinent en public, et plus subversif encore dans ses œuvres circulant « sous le manteau », que pour être envoyé au camp ou à l’asile. On s’y retrouvait parfois pour moins que ça. Or, le KGB s’en est bien gardé. Bénéficiait-il, comme son metteur en scène au célèbre théâtre « de la Taganka » Youri Lioubimov, d’une protection en haut lieu ? Celle d’Andropov par exemple ? Il ne manquait pas, au Comité Central, de « protecteurs » des artistes que persécutaient surtout les caciques des « Unions » officielles d’artistes, d’écrivains, les patrons de médias et les organisateurs de concerts et d’expositions, les fonctionnaires de la censure.
Sa relation avec l’actrice Marina Vlady, son épouse, membre de la direction de l’Association France-URSS, a au moins facilité les voyages de « Volodia » en France et lui a peut-être évité des ennuis.
D’autres ambivalences du pouvoir s’étaient manifestées avec des artistes : le chanteur et poète Boulat Okoudjava, patriarche du mouvement des « bardes » dont fit partie Vyssotski, soumis à un régime analogue au sien, était édité et voyageait en Occident, où il pouvait donner des concerts, les poètes célèbres du « dégel » post-stalinien, Evgueny Evtouchenko et Andréi Voznessenski, des non conformistes dérangeants, signataires de protestations diverses et dont certaines publications furent interdites, pouvaient remplir un « palais des sports » pour un concert de poésie et jouer les rôles d’ambassadeurs de la culture soviétique à l’étranger.
Le sculpteur d’avant-garde Ernst Nieizvestny, officiellement proscrit par l’Union des artistes, conservait son atelier et se vantait de voler les matériaux indispensables à son travail, il obtenait des commandes d’instituts scientifiques, et même…du gouvernement, qui offrit certaines de ses œuvres à des chefs d’Etat étrangers.
L’auteur de romans des plus subversifs, le Kirghize Tchinguiz Aïmatov, n’était rien moins que vice-président de l’Union des écrivains et, à ce titre, voyageait aux quatre coins de la planète. Mais Vyssotski, plus marginal, était d’un autre tempérament, d’une fougue autrement ravageuse, comment pouvait-on le laisser faire ? Cela reste une énigme.
Se reconnaissaient en Vyssotski les jeunes révoltés par l’hypocrisie et le « double langage » d’une société schizoïde, les vétérans d’une guerre de 1941-45 qu’il n’avait pas connu mais dont il savait parler comme nul autre, et au diapason de ceux qui l’avaient vraiment vécue, on l’adorait chez les alpinistes dont il exprimait et partageait les passions, il était « en phase » avec le monde des prisonniers et des anciens « zeks » dont il ne fait pas partie, il avait même du succès parmi les « patriotes » et les policiers qu’insupportait la dégradation morale du pays et pour qui Vyssotski faisait figure de « Messie ».
Ce n’est pas « politiquement correct » que d’évoquer la passion de gens tellement différents pour la chanson vyssotskienne. Et pourtant, elle a bien existé. Comment expliquer cette apparente anomalie ?
C’est qu’en dépit de ses « adaptations » ultérieures au goût parisien ou « nouveau russe », lorsque survint un culte convenu et univoque du « chanteur dissident », Vyssotski était bel et bien un Soviétique de son temps, certes original et fantasque, en colère et contradictoire, mais qui dit que des Soviétiques ne pouvaient être originaux et fantasques, en colère et contradictoires ? Un Vyssotski n’était-il pas « plus représentatif » de la masse vivante de ce pays que les gérontes aux chapeaux mous qu’on voyait parader à la tribune du mausolée et dans les délégations à l’étranger ? Il y avait tant de désordre et de vitalité dans ce pays que les Occidentaux confondaient avec les défilés militaires de la Place Rouge ! Et qui n’était pas encore devenu le grand bazar et la foire d’empoigne qu’il devint.
Vyssotski avait peut-être découvert une façon de dire la mal vie du présent, les souffrances de la guerre et du Goulag, l’envie de respirer, de gravir les cîmes et de regarder la peur « rouler dans le ravin », une façon qui sonnait trop juste que pour ne pas désorienter les censeurs eux-mêmes fatigués, qui engendrait une sorte de communion dans la conscience malheureuse. Il était « un degré au dessus » de polémiques « idéologiques » qui tournaient à vide. Témoignage vivant de ce que « les temps étaient mûrs ». Mais lui, le poète, n’en savait rien, il disparaissait en même temps que l’époque, que le basculement du monde et de l’URSS dont il était l’annonciateur mais pas l’emblème, il ne connaîtra pas la suite, qu’en aurait-il pensé, on se l’est souvent demandé. Mais nul ne peut faire parler les morts, quel que soit le propos de tous ceux qui, de Vyssotski, feront plus tard une autre « mémoire officielle » et un juteux business. « Volodia » Vyssotski appartenait à une autre monde que celui des « vyssotkolâtres » au goût du jour d’après !
Ses funérailles, le 25 juillet 1980, se transformèrent en manifestation de dix mille sympathisants. L’information n’avait circulé que de bouche à l’oreille. Une simple rumeur : « Volodia n'est plus ». Et lorsqu’un milicien enlève son portrait, des huées montent, on le raccroche et voilà qu’éclatent les applaudissements. Petit événement dont on ne mesure pas encore de quel temps il est le signe.
Ce jour-là, une brise inconnue a parcouru les rues de Moscou. Elle allait, quelques années plus tard, recevoir un nom : Glasnost.
Jean-Marie Chauvier
2010