Le socialisme, et ultérieurement le communisme, doivent-ils supprimer l'argent ? (Questions ouvertes)
1 Février 2025 , Rédigé par Réveil Communiste Publié dans #Théorie immédiate, #GQ, #Economie, #Front historique
Les États socialistes doivent-ils avoir une monnaie ? et doivent-ils tendre à la supprimer ? (un État socialiste est définit ici comme un État où domine la propriété collective des moyens de production, et où il n'existe pas de classe de rentiers).
L’argent, qui a un triple aspect : moyen d’évaluation de la richesse qui permet de comparer aisément la valeur des biens, moyen de paiement qui rend les échanges possibles, et moyen de thésaurisation de la richesse, est aussi une découverte collective extraordinaire de l’humanité qui rend possible les échanges à l’infini dans l'espace et dans le temps, une découverte du même ordre d’importance que le langage, ou que les mathématiques, et il faut espérer qu’elle ne va pas la délaisser dans l’avenir. Que les riches accaparent l’argent, sans doute, mais ce n’est pas l’argent en tant que tel qui est en cause. Si l’argent n’existait pas, ils accapareraient autre chose, voilà tout.
Le problème de l’humanité ce n’est pas l’argent, ni la marchandise, c’est le capitalisme. Ce n’est pas « A », ce n’est pas « M », c’est le cycle complet de création de la plus-value monétaire A-M-A’, et ce qui est en cause ce n’est d’ailleurs pas la création de la plus-value mais sa destination.
Si la théorie marxiste est vraie, il n’y a de création de richesses et d’exploitation que des travailleurs, et si la création de monnaie permettait une véritable création de richesse, cela signifierait que la monnaie participe au processus d’extorsion de la plus value, au même titre que le contrat de travail qui fixe le salaire versé pour l’achat de la force de travail . Or si la création de monnaie enrichit effectivement ceux qui y participent, elle est un jeu à somme nulle : la nouvelle monnaie mise en circulation est un titre qui donne droit à des marchandises qui existent déjà et qui déprécie les titres déjà en circulation d’autant, dont notamment le salaire de ceux qui ont produit ces marchandises.
En fait le monnayage et le profit qu’il apporte relève de la rente : la monnaie est une ressource indispensable, comme la terre, ou les ressources du sous-sol, et l’origine de la rente est en dernière analyse une délégation de l'État à un groupe ou à une personne privée d'un monopole d'exploitation de la ressource.
Marx dans le Capital, pour les besoins de sa critique de l'économie politique bourgeoise, fait abstraction des restes importants de rente d'origine féodale qui pèsent encore sur les travailleurs au milieu du XIXème siècle. Il accorde à la théorie de la monnaie une grande importance et tente de démontrer qu’il s’agit de la marchandise équivalent général de toutes les autres, qui s’incarne dans le métal précieux, l’or. Autrement dit la monnaie surgit pour lui spontanément des échanges, et non de la décision d’un législateur, dans un monde théorique où la rente est déjà supprimée. C’est, en somme, une sorte de ressource naturelle qui provient spontanément de la croissance historique des échanges marchands.
On notera que les crypto-monnaies qui sont mises en circulation aujourd’hui par des personnes privées, des « mineurs », suivent ce modèle, où le métal précieux a été remplacé par la puissance de calcul informatique conservée par la « blockchain ».
Mais historiquement la monnaie telle que nous l’utilisons tous les jours apparaît quand des rois d’Asie Mineure se mettent à émettre du métal précieux marqué et altéré, dévalué ; la monnaie est essentiellement dès l'origine fausse-monnaie, signe falsifié de la quantité de métal qu'il est censé représenter. Si le signe monétaire dévalué est accepté ensuite parmi les sujets du roi Midas, c’est parce qu’il permet de payer les impôts que ce roi exige. C’est un tribut . La rente, quelle que soit la ressource indispensable accaparée par la classe dirigeante qui en garantit la valeur, est bien toujours un tribut et ceux qui en possèdent le titre l'obtiennent grâce à la protection du pouvoir politique. C’est d’ailleurs bien pour ça que l’argent n’est pas ressenti spontanément comme un ingénieux moyen de communication, à l’instar du langage, que l'humanité aurait mis au point collectivement et sans l’avoir voulu, mais comme une escroquerie à laquelle il faudrait mettre fin dès que le pays de cocagne - auquel le communisme est souvent sommairement assimilé - aura été instauré.
Mais c’est ainsi que supprimer la monnaie dans une société socialiste paraît difficile, puisque l’État subsiste tant que dure la lutte des classes, sur les plans international et national, et qu'il lui faut lui aussi se financer et donc percevoir des impôts d’une manière ou d’une autre. Et dans un but pratique ne serait-ce que pour pouvoir mener des échanges commerciaux avec le monde non-socialiste. Ou alors il faut utiliser les devises étrangères pour le commerce international et pour la circulation interne de ces produits, ce qui a effectivement été fait dans le passé et qui n’est pas sans inconvénients politiques graves : l'appropriation de ces devises devient l’obsession du citoyen d'un pays socialiste, au détriment de son engagement dans la production sociale et de son adhésion psychologique à ses but.
La question de la nature exacte de la monnaie et de ce qu’on peut en faire en système socialiste reste posée. Peut-être la théorie marxiste de la « marchandise-équivalent général de toutes les autres » est-elle valable pour les échanges internationaux, et une autre théorie du droit d’accès au produit du travail social garanti par l’État est-elle valable pour le marché intérieur ?
S’il est exact qu’une économie moderne peut très bien fonctionner grâce au plan, et sans recourir au marché, il n’en reste pas moins que le marché a aussi ses avantages micro-économiques, et que la monnaie qu’on a dans sa poche est une liberté, qui comme toutes les libertés des individus est une grande illusion, surtout quand on n'en a pas beaucoup, mais une illusion sans doute encore nécessaire psychologiquement pour un bon moment. En tout cas, on ne va pas convaincre les prolétaires de faire la révolution si c’est pour leur soustraire tous leurs moyens de paiements, et les priver de la rêverie que permet le fait d’avoir un peu d’argent en poche tant qu’on ne l’a pas encore dépensé.
GQ, 26 avril 2023, relu le 1er février 2025
PS : On pourra lire avec intérêt sur le sujet de l'apparition de la monnaie dans l'Antiquité le chapitre 3.7, et d’autres développements, dans Une histoire générale du travail, de Paul Cockshott, lire ici la note de lecture. Incidemment, Cockshott, qui est ingénieur informaticien pense qu'un futur État socialiste devrait remplacer la monnaie par des bons d'achat calculés au plus près d'une fraction équitable du produit social. Je ne suis pas convaincu, ou bien j'ai mal compris.
PPS : la Critique de l'Économie Politique, de Karl Marx, parue en 1859, est principalement consacrée à sa théorie de la monnaie, qui devait déblayer le terrain pour son analyse de la marchandise, et qui est reprise et très abrégée dans les premiers chapitres du Capital. On peut lire aussi La Monnaie chez Marx, de Suzanne de Brunhoff, Paris, 1965, où l'hésitation théorique de Marx et son évolution sur la question apparaissent clairement.
Réveil Communiste :
Réveil Communiste est animé depuis 2010 par Gilles Questiaux (GQ), né en 1958 à Neuilly sur Seine, professeur d'histoire de l'enseignement secondaire en Seine Saint-Denis de 1990 à 2020, membre du PCF et du SNES. Les opinions exprimées dans le blog n'engagent pas ces deux organisations.
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