Pourquoi la guerre des États-Unis à la Chine est-elle annoncée ?
Note du 3 juin 2024 : De nouveaux des articles préparant l'opinion à la guerre pour Taï Wan "dès cette année" commencent à paraître dans les médias de référence de l'impérialisme. Il semblent que la panique augmente chez les stratèges américains devant la montée en puissance de l'armée chinoise, et qu'ils estiment que l'île doit déclarer son indépendance maintenant ou jamais, ce qui signifierait défier ouvertement la Chine. Le scénario qui a conduit en 2022 à la guerre ukrainienne se reproduit on dirait mot pour mot.
Pourquoi des cercles de pouvoirs influents aux États-Unis semblent-ils avoir l’intention de lancer une guerre d’agression contre la Chine, en 2025, ou en 2027, sous prétexte de défendre Taïwan dont ils reconnaissent pourtant officiellement l’appartenance à ce pays, selon les déclarations médiatisées de leurs militaires ?
Et quelle forme - qu’ils espèrent contrôler – veulent-ils donner cette guerre ?
Le théâtre de la guerre annoncée serait l’île et le détroit de Taïwan et la Mer de Chine du Sud mais le véritable champ de bataille envisagé est mondial, il s’agira de l’ensemble des routes maritimes océaniques, pour les fermer au commerce vers, et en provenance de la Chine.
Le but serait dans cette perspective non pas de détruire ou de démembrer la Chine, ce qui est trop difficile à faire dans l’avenir prévisible, mais de l’affaiblir, d’entraver son développement et de l’empêcher d’atteindre à une véritable suprématie technologique comparable à celle dont l’Occident a joui depuis plusieurs siècles sans interruption.
Dans cet objectif la stratégie générale à suivre serait à peu près la même mais à plus grande échelle celle qui est actuellement mise en œuvre contre la Fédération de Russie. Certes elle ne semble pas fonctionner très bien si le but est de détruire la Russie et de l’empêcher de reprendre le contrôle de l’Ukraine, mais ce n’est peut-être pas son but le plus important, en tout cas pas son but immédiat.
L’effet principal et la logique poursuivie dans la guerre par procuration menée en Ukraine par l’OTAN contre la Russie est en effet de contraindre l’Europe à couper ses liens économiques mutuellement avantageux avec la Russie pour la conduire à conserver une étroite fusion de facto avec l’Amérique du Nord qui n’est pas dans son intérêt propre et pour entraîner dans la seconde un long épisode de déclin économique et en faire graduellement un État paria au niveau mondial. On imagine qu’elle sera dévastée par des sanctions dont l’effet à long terme doit être fatal pour son économie - en tout cas c’est ce qui est espéré par leurs instigateurs. Elle ressemble à celle de Napoléon Premier contre l’Angleterre : le blocus continental qui consistait à étouffer l’île impossible à conquérir directement sous le poids de ses marchandises coloniales invendues. On veut aujourd’hui noyer la Russie dans son gaz et dans son pétrole, dans son blé et ses engrais.
Suivant ce modèle, le blocus maritime envisagé par les États-Unis contre la Chine a donc pour objectif sans doute d’affaiblir directement ce pays, mais surtout de contraindre les autres continents à cesser leurs relations croissantes avec lui : ils s’agit d’empêcher d’empêcher le divorce du Sud avec l’Occident, et d’empêcher l’Amérique latine, l’Afrique, le monde musulman, mais aussi les alliés des États-Unis, de commercer avec la Chine.
La Chine conserverait en cas de blocus maritime et de fermeture du détroit de Malacca un accès libre mais précaire à l’Asie du Sud-Est continentale, à l’Asie Occidentale (Iran, peut être Pakistan et Turquie), à l’Asie centrale et à la Russie, mais se verrait coupée de ses principaux clients et fournisseurs actuels, et son développement serait bloqué, au moment où les mauvaises fées espèrent qu’il va entrer en stagnation du fait de la crise démographique. Ou au moins considérablement ralenti. Même sans une victoire militaire, le conflit aurait aussi l’effet recherché de découpler les États-Unis de leur dépendance envers l’industrie chinoise, et de mettre un coup d’arrêt à la globalisation économique qui se développait dans des conditions que l’Empire ne contrôlait plus, et cela se produirait dans un contexte politique intérieur d’État d’exception justifié par la guerre qui permettrait d’imposer au peuple américain la chute dramatique de son niveau de consommation. Toute guerre avec la Chine ayant pour conséquence immédiate de vider tous les rayons chez Walmart.
Voilà très probablement ce qu'il en est du beau projet, progressiste et constructif, comme on voit, des cliques idéologiques et politiques néo-conservatrices qui dominent dans l’Empire. Il a une évidente composante raciste, mais aussi une forte composante idéologique anti-socialiste. L’hostilité au socialisme que la Chine continue de revendiquer joue un grand rôle dans ces choix stratégiques, auxquelles ne conduisent pas naturellement un simple calcul de profits escomptés (par exemple ceux du CMI, qui a intérêt à la tension permanente mais non à la guerre ouverte, laquelle a par dessus le marché l’effet inattendu de révéler la mauvaise qualité des armements qu’il écoule à prix d’or auprès du gouvernent américain).
A la surface ce qui motive ce bellicisme irresponsable et démentiel semble n’être une jalousie puérile envers les succès économiques chinois, une sorte d’emportement irrationnel qui serait monté à la tête des dirigeants de l'Occident dont certains ne semblent pas en effet en possession de toutes leurs facultés (Macron et Biden, pour ne pas les nommer), et le refus de la part de leur suprématisme blanc implicite - et de leur idéologie libérale - de se laisse dépasser symboliquement.
Mais en réalité c’est beaucoup plus grave que ça. Ils ont raison, de leur point de vue, de vouloir la guerre. l’Empire et le mode de vie occidental consumériste, hédoniste, et parasitaire est effectivement en péril existentiel et n’a plus que peu de temps devant lui pour jouer la carte de sa prépondérance militaire résiduelle. Le capitalisme occidental a dégénéré en système prédateur et mafieux, qui vit de l’extorsion d’un tribut, échangé contre une monnaie sans valeur intrinsèque. Seule la domination sans partage et la déférence bon-gré mal-gré du reste de la planète peut le maintenir en vie. Or quelque soit la patience et la prudence du reste du monde et sa capacité d’accepter les règlements de ses créances en monnaie de singe, le niveau sur-accumulé des déficits en Occident est tel que la guerre ouverte et le pillage direct est devenue la seule alternative à une crise terminale dans l’Occident et conduisant à son déclassement catastrophique en quelques mois. C’est ce qui explique les incroyables dérapages et les voies de fait de ses décideurs, comme le sabotage du gazoduc North Stream, la saisie des centaines de milliards d'avoirs de changes de la Russie ou le vol pur et simple des bien privés des citoyens russes en Occident.
Il a choisi de défier la Russie, dotée d’une puissance nucléaire qui est au moins équivalente à la sienne en menant des provocations continues, depuis plus de vingt ans, qui se sont faites progressivement de plus en plus graves, et qui sont assumées ouvertement à présent sur le mode du « maintenant, tu vas faire quoi ? ». Il est en effet quasi évident que la Russie n’utilisera jamais sa force nucléaire pour répondre à une provocation qui en elle-même, considérée séparément, ne met pas son existence en danger mortel et immédiat, ce qui provoquerait sa propre destruction, et ses ennemis en escaladant peu à peu sans subir de conséquence ont fini par se persuader que les lignes rouges posées par Moscou ne sont que du bluff. Qui a Moscou était prêt à déclencher l’apocalypse pour le Donbass ? A priori, il semblait bien depuis 2014, qu’il n’y avait personne.
Ce qui a mis en danger la paix ce n’est pas l’agressivité de Vladimir Poutine, c’est sa trop grande modération.
Le projet de maintenir en vie indéfiniment un empire mondial dont les bases économiques et matérielles s'effondrent est d’autant plus dangereux qu’il a l’air si on l’examine superficiellement presque réalisable. Il ne s’agit pas pour commencer au moins d’un grand échange mutuellement suicidaires d’armes nucléaires stratégiques.
Sans doute la puissance militaire des États-Unis et de leurs alliés est exagérée, car ce qui compte pour comparer les budgets militaires des différents pays ce n’est pas le cours du change des monnaies, mais leur parité de pouvoir d’achat, mais elle est exagérée aussi dans leur propre perception, ce qui explique qu’ils se lancent dans une guerre mondiale, ou même deux simultanément, par improvisation, sans préparation matérielle suffisante, comme s’il leur importait plus de tromper leur propre population sur les enjeux et sur les risques que leurs ennemis sur leurs intentions, ennemis qu'ils méprisent et sous-estiment. Et l’on croit que l’on peut obtenir de grands résultats en risquant peu, par exemple en attirant la Chine dans le piège taïwanais, comme on a provoqué la réaction russe en Ukraine.
Il s’agirait « seulement » d’isoler la Chine, et son allié russe, puisqu’on n’a pas réussi à le vaincre sur le terrain de la guerre économique, pour reprendre la globalisation inégalitaire dans un bloc océanique dont on aura retranché le continent eurasiatique, qui est intrinsèquement fragile et déséquilibré. Cette grande masse terrestre vit de ses échanges avec le reste du monde, elle est faiblement peuplée et instable en son centre, elle est de structure périphérique et n’est pas intégrée naturellement. Le "heartland " - l'aire des grands empires despotiques eurasiatiques - de la géopolitique anglo-saxonne est un mythe culturel.
Les stratèges Chinois par leur initiative de "la ceinture et la route" - nouvelle Route de la Soie recréée ex-nihilo à partir de leur frontière occidentale - tentent de débloquer leur pays en créant des voies terrestres alternatives, routes, voies ferrées, gazoducs etc, qui passent par le centre eurasiatique, mais la capacité de transport terrestre restera toujours très inférieure aux masses de marchandises que peuvent gérer tankers et porte-containers, et le centre névralgique du continent dans l'ex-Asie centrale soviétique et en Afghanistan n’est pas solide.
On espère donc en Occident que cet ensemble, sorte de nouvel Empire mongol, sera éphémère, comme le précédent.
Mais ce qui oblitère ce plan, c’est la rébellion de plus en plus manifeste de l’ensemble du monde ex-colonial contre l’Occident, dans une proportion qui n’avait pas du tout été prévue au moment du déclenchement de la guerre économique contre la Russie en février 2022. Le monde vient de faire défection aux héritiers de Christophe Colomb, provoquant un séisme géopolitique. Y compris chez des alliés historiques comme l’Arabie saoudite, la Turquie, le Pakistan, etc. Même Israël ne semblait pas très loin de vouloir changer de camp avant le 7 octobre 2023.
il n'y a malheureusement guère d'opposition dans l'Occident décervelé à cette marche vers l'abîme. La conjoncture de la guerre ukrainienne permet certes d’observer d’étranges recompositions politiques, et de constater que les libertariens américains se rangent dans le camp pacifiste, par l’aversion profonde qu’ils ont de l’État fédéral et de ses aventures militaires mondiales budgétivores, dont ils ne comprennent pas le caractère inévitable. Les croyants intégristes au libre marché ne comprennent pas que ce marché est en fait une création de cet État qu’ils vilipendent, et que leur patrie d’opportunité n’existerait même pas sans les aventures impériales qui lui permettent de perdurer au crochet du reste du monde. Ils ne comprennent pas que le capitalisme, s’il ne parvient pas à se transformer dialectiquement en société socialiste à économie planifiée régresse pour redevenir une féodalité de rentier appuyée en dernière analyse sur la force brute de la puissance militaire, et sur les mystifications de l’idéologie, qui pour n’être plus religieuse est devenue encore plus aliénante qu’elle n’a jamais été. Reste qu'ils forment peut-être pour le moment la seule force organisée - avec l'ex-président Trump, sur lequel il ne faut pas se faire trop d'illusions - qui puisse faire dérailler le train fou.
La bonne nouvelle du jour, c’est que ni les Russes ni les Chinois n’utiliseront leur arsenal nucléaire - probablement ; la mauvaise, c’est que les néocons américains le savent, et qu’ils vont prendre le risque de tester cette modération en lançant une guerre conventionnelle directe, mais limitée implicitement à certains territoires, comme ce fut la cas en Corée où s'affrontèrent déjà les troupes américaines et chinoises, de 1950 à 1953.
Et c’est à ce moment là que l’on s’aperçoit que capitalisme occidental et son économie de service semblent avoir perdu la capacité manufacturière de fournir les armes et les munitions nécessaires au rythme de consommation dans une guerre mondiale. Il est déjà trop tard pour lui.
Et il n’est donc pas sûr que face à une situation désespérée, ses dirigeants n’utilisent pas l’arme nucléaire les premiers, eux. Ils l’ont déjà fait.
GQ, 10 février 2023, relu le 3 juin 2024