Lettre d'Annie Lacroix-Riz à François Rouquet, organisateur du colloque "mémoire des massacres (ou crimes de masse) du XXème siècle"
Le Pecq, le 4 avril 2017
Annie LACROIX-RIZ
Professeur émérite d’histoire contemporaine
Université Paris 7-Denis Diderot
Adresse personnelle : 6, impasse des Pêcheries
78230 LE PECQ
Tél. : 01 39 73 96 03 et 06 87 20 61 04
Adresse électronique : annie.lacroix.riz@gmail.com
François ROUQUET
Professeur d’histoire contemporaine
Université de Caen Basse-Normandie
Responsable de l’Axe Seconde Guerre mondiale au CRHQ
Cher collègue,
Vous nous avez annoncé et fait annoncer le 9 mars dernier l’organisation du Colloque international « Mémoires des massacres (ou crimes de masse) du XXe siècle » CRHQ-Mémorial de Caen, 22-24 novembre 2017. Sa problématique, à en juger par l’appel à communication (https://sgm.hypotheses.org/245), est centrée sur les travaux d’un des membres de son « Comité scientifique provisoire », Jacques Sémelin, professeur à l’Institut d’études politiques de Paris, spécialiste de « mémoire » et de témoignages, non d’histoire. L’ouvrage Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides, Paris, Le Seuil, 2005, en constitue l’axe. C’est d’ailleurs le sous-titre complet de « massacres et génocides » qui aurait dû, en toute clarté et honnêteté, fournir l’intitulé d’une session qui marquera la consécration des deux axes de recherche de Jacques Sémelin :
1° Le colloque est supposé embrasser tous les « massacres et génocides » du 20e siècle : « Du massacre des Herero perpétré en 1904, en Namibie par l’armée coloniale allemande à ceux des années 1990, des Tutsis au Rwanda par les Hutus ou des Bosniaques musulmans de Srebrenica par l’armée serbe, l’horreur de la mort de masse innerve le XXe siècle. Récurrence des massacres des Balkans depuis 1913, extermination des Arméniens durant la Première Guerre mondiale ou des Grecs anatoliens au début des années 1920 par les troupes ottomanes, terreurs, famines programmées et grandes purges de la Russie soviétique des années 1930, massacres japonais en Chine et notamment à Nankin, extermination des Juifs et des Tziganes par l’Allemagne nazie et guerre d’anéantissement à l’Est durant la Seconde Guerre mondiale, mais aussi nettoyages ethniques ou crimes des guerres civiles qui suivirent le retour à la paix, massacres de la décolonisation et de la Guerre froide, éliminations de masse en Chine lors de la révolution culturelle, épuration au Cambodge devenu Kampuchea démocratique ».
De ce catalogue riche en thèmes traités il y a vingt ans par Le Livre noir du communisme (ouvrage de référence de Purifier et détruire), une cible se dégage, spectaculaire, l’URSS qui, en ce centenaire de sa révolution d’Octobre, n’est plus seulement génocidaire ou « massacreuse » par ses « famines programmées », mais par deux autres forfaits, inédits dans l’histoire des « génocides ». La France universitaire accueillerait en novembre 2017 le colloque de trois génocides soviétiques conjugués : 1° l’Holodomor, thème privilégié des banderistes qui soutiennent l’actuel pouvoir ukrainien chéri des puissances « occidentales », États-Unis et Union européenne, et de leurs institutions, et ce, alors que la réalité même de la « la famine génocidaire en Ukraine » est formellement contestée par la recherche scientifique, anglophone notamment; 2° les « terreurs » : quelles « terreurs », ayant eu lieu quand?, précision chronologique manquant curieusement dans un colloque présumé historique; 3° les « grandes purges », qui seraient donc distinctes des mystérieuses « terreurs », et dont on ignore également la datation.
Au cas où les candidats au colloque n’en auraient pas compris le sens, est précisée, au paragraphe sur « les mémoires et les mots », l’identité entre « les morts de masse par la famine [programmée, cf. supra] en Ukraine ou celles des Juifs dans les chambres à gaz. » Les universitaires internationaux sont donc invités à donner caution scientifique au thème de « l’enfant ukrainien » contre « l’enfant juif » lancé par Stéphane Courtois dans Le livre noir du communisme de 1997, et amplifié dans les années 2000 par l’activisme des organisations dites « ukrainiennes » mais de fait banderistes (pro-nazies et d’un antisémitisme échevelé) : le colloque accréditera, sous couvert de s’occuper de « mémoire », l’image-choc de la parité entre « les morts de masse par la famine en Ukraine [et…] celles des Juifs dans les chambres à gaz » ou plus exactement gommera « la destruction des juifs d’Europe » opérée de 1939 à 1945 en accordant label académique au mythe du « génocide ukrainien » [de 1933] perpétré par les bolcheviques ou, selon les termes des organisations banderistes, les judéo-bolcheviques. Thème dont le Paris universitaire vient d’enregistrer l’écho, comme il est exposé plus loin.
Une seconde cible majeure s’impose : les Serbes, obsession de Jacques Sémelin, sont doublement désignés, 1° via le massacre « des Bosniaques musulmans de Srebrenica par l’armée serbe » apparenté, entre autres, à celui des Herero, et 2° (si on a lu Purifier et détruire, lecture indispensable pour comprendre la signification du colloque) par la mention : « nettoyages ethniques ou crimes des guerres civiles qui suivirent le retour à la paix ». L’ouvrage de Jacques Sémelin fait voisiner sans cesse ses Serbes barbares des années 1990 avec les sbires d’Hitler et Himmler, sur la base d’une recherche dont la note 3 de la p. 179 (que je cite in extenso) éclaire les fondements archivistiques : « En mars 1999, les bombardements de l’OTAN sur la Serbie ont produit une telle situation [« une telle situation » désigne le bouclage d’un territoire, du fait de la guerre, facilitant « le massacre [… à] huis clos »]. Les enquêtes conduites par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie ont permis de le prouver a posteriori : ainsi, il est établi que les Serbes exécutèrent, aussitôt que ceux-ci eurent commencé, les prisonniers albanais de la prison Dubrava au Kosovo, alléguant ensuite qu’ils étaient morts du fait de ces bombardements américains. »
Dans cet ouvrage sur les « Usages politiques des massacres et génocides », Milosevic est davantage cité que Himmler et Heydrich, et à peine moins qu’Hitler, le Croate yougoslave Tito a droit à deux lignes dans l’index, Srebrenica à deux. Mais on ne trouve pas trace des chefs croates oustachis, créateurs de la formule, de la réalisation et/ou de la bénédiction de « l’épuration ethnique » (des Serbes et des juifs), le « massacreur » ou « génocidaire » Pavelitch et le facilitateur de « massacres et génocides » Stepinac, archevêque de Zagreb (les archives diplomatiques sont formelles); pas plus que du camp d’extermination croate oustachi de Jasenovac.
Bien que la liste des « massacres » ou « génocides » proposée aux candidats au colloque des 22-24 novembre mérite d’autres commentaires (on remarquera la discrétion de violette sur les « massacres de la décolonisation », perpétrés quand, où? « et [ceux] de la Guerre froide », commis où, par qui?), j’arrête ici mon propos sur ce salmigondis. Car la seconde problématique exposée pose une autre question, aussi importante.
2° Comme il importe peu qu’il s’agisse de « massacres ou génocides » avérés ou baptisés tels, le colloque s’attachera exclusivement à la « mémoire » des génocides au détriment de l’histoire des génocides attestée par des sources originales, histoire dont la thèse de Raul Hilberg, La destruction des juifs d’Europe, avait fourni le modèle : « Soulignons que le présent colloque entend s’attacher aux seules mémoires des massacres et non aux massacres eux-mêmes » (en gras dans le texte). À Hilberg, historien scrupuleux des génocides, succède en France Jacques Sémelin, indifférent à l’« histoire » des génocides, collecteur d’une « mémoire » subjective des génocides coupée de tout lien avec la réalité historique, et qui avoue lui-même, d’une part, effectuer (sur les persécutions contre les juifs de France sous l’Occupation) des enquêtes « au ras des pâquerettes” en [s]’appuyant sur des dizaines de témoignages » et ratiociner sur « les causes […] complexes » de phénomènes qu’il n’a jamais étudiés à partir de documents d’archives [http://www.sudouest.fr/2013/06/20/75-de-vies-sauvees- 1091317-2780.php. , présentation-interview par Sud-Ouest de Persécutions et entraides dans la France occupée », Paris, Les Arènes/Le Seuil, 2013].
Sera donc proscrite toute communication historique posant les questions : y a-t-il eu génocide ou pas, ces hypothèses devant être confrontées aux sources contemporaines des faits? Pourquoi, comment une « mémoire » de génocide a-t-elle pu se forger indépendamment de la réalité historique établie par les sources contemporaines des faits? Parce que ce colloque est supposé, non pas faire le point sur la « mémoire », mais placer sur le même plan l’histoire des génocides et la propagande relative aux génocides. Et ce, sur la base d’un essai idéologique, de seconde main (ne comptant aucune référence à un document d’archives), qui se cantonne à la vision « occidentale » de la « mémoire » et, au premier plan, à celle des publicistes les plus droitiers des États-Unis (pays où ne manquent pourtant pas les grands historiens, s’efforçant d’établir les faits); et qui érige Le Livre noir du communisme en référence scientifique.
Paris vient d’accueillir un colloque d’apparence et de financement universitaires (Inalco-Paris 2) ou « mémoriels » (Fondation pour la Mémoire de la Shoah) sur les rapports entre juifs et Ukrainiens (8-11 mars 2017), dominé par des « historiens » négationnistes stricto sensu venus de Kiev. J’ose espérer que va éclater dans les meilleurs délais le scandale public d’une session dominée par le banderiste avéré Viatrovych, dans une salle dont le public à majorité « maïdaniste » était chauffé à blanc par l’ambassade d’Ukraine. Rappelons que cet historien prétendu, officiellement mandaté par les autorités issues de l’opération Maïdan pour détruire (j’écris bien détruire) les archives ukrainiennes de la Seconde Guerre mondiale (https://en.wikipedia.org/wiki/Volodymyr_Viatrovych; http://foreignpolicy.com/2016/05/02/the-historian-whitewashing-ukraines-past-volodymyr-viatrovych/; http://fr.timesofisrael.com/le-soutien-dun-collaborateur-nazi-represente-lukraine-a-un-colloque-sur-lholocauste/), a déclaré à Paris, devant des universitaires français, que « juifs et Ukrainiens » (en bon français, « juifs ukrainiens et banderistes ukrainiens ») avaient autant de « massacres » à se reprocher les uns que les autres. La vidéo de cette prestation circulera bientôt. Annette Wieviorka, membre du « Comité scientifique provisoire » du colloque international « Mémoires des massacres (ou crimes de masse) du XXe siècle », a participé à l’effarante session de Paris. Elle pourra sans aucun doute t’en confirmer la teneur.
Le Mémorial de Caen se flatte d’être à la fois « un musée pour la paix et une réflexion sur l’histoire du XXe siècle » (http://www.memorial-caen.fr/ . Les fonctions qu’il s’attribue sont, de même que les règles régissant le métier d’historien, incompatibles avec l’organisation d’un colloque fourre-tout aux objectifs purement politiques et idéologiques. Les communications sur les divers « massacres » soviétiques risquent d’ailleurs d’y avoir pour auteurs ceux qui se sont illustrés à Paris en mars. Je ne vois pas quel historien sérieux pourrait s’y aventurer : le diptyque des « conditions de soumission des communications » ‑ « la préférence sera accordée aux études historiques ou non [souligné par moi] faisant ressortir de nouvelles perspectives ou champs d’étude » ‑ ne laisse le champ libre qu’aux études non-historiques.
En novembre 2016, des pressions politiques, auxquelles s’est aussitôt plié le directeur du Mémorial, qui ne faisait pas mystère de son antipathie envers le président de la Syrie, ont fait annuler au tout dernier moment un colloque consacré à ce pays ravagé par la guerre : « “On ne pouvait pas laisser les clés du Mémorial à un colloque suspecté de défendre les positions de Bachar el-Assad, lequel depuis 2011 conduit une guerre infâme, a déclaré Stéphane Grimaldi, le directeur du Mémorial de Caen, “cité de l’histoire pour la Paix”. » http://www.lexpress.fr/actualite/societe/le-memorial-de-caen-annule-un-colloque-sur-la-syrie-accuse-d-etre-pro-assad_1850860.html). Désormais, il ne s’agit pas de pressions politiques mais de simple rappel, à l’heure du lancement du colloque, au respect des méthodes historiques et de la morale. La seule déontologie ne peut qu’inciter le « Comité scientifique provisoire » du colloque international « Mémoires des massacres (ou crimes de masse) du XXe siècle » à renoncer à une session qui, sous sa forme actuelle, s’inscrit dans une atmosphère de Guerre froide peu propice à « la Paix. »
Je vous remercie de transmettre mon courrier à tous les membres du « Comité scientifique provisoire », dont je n’ai pas les coordonnées électroniques. Je vais naturellement informer un certain nombre de collègues anglophones, tels ceux qui, émus par l’annonce de l’incroyable invitation « universitaire » du négationniste Viatrovych à Paris, ont été à l’origine d’une (vaine) pétition contre cette présence.
Bien cordialement,
Annie LACROIX-RIZ