Une critique de la théorie économique de droite de l'époque impérialiste (note de lecture)
Pour mémoire, la note de lecture de 2007 d’un ouvrage oublié.
La critique des théories économiques bourgeoise reste d’une grande importance et l’économie néoclassique dont il est question est la théorie apologétique bourgeoise prétendant à la science, développée pendant l'époque impérialiste, entre les années 1860 et 1930, qui continue à être enseignée comme un catéchisme préparatoire à l'intention des étudiants de science économique et de science politique.
Jean Gadrey est lié à la "Cellule éco" du PCF qui évolua nettement vers la droite, pour devenir l'aile social-libérale du PCF, positionnement dissimulé par un discours identitaire du PCF et qui s'égara dans des tentatives de justification de l'Union européenne, des privatisations de la gauche plurielle (1997 - 2002) et dans des constructions réformistes et utopistes à la fois, comme la fameuse "sécurité emploi-formation".
L'ouvrage date d'avant cette dérive, mais comme l’économiste anglais Maurice Dobb dans un autre genre que pour ma part je préfère, il n'est pas assez tranchant dans sa volonté de ménager les chers collègues. L’Économie néo-classique est fondamentalement une imposture scientifique, qui n'a aucun autre usage qu'idéologique. Les capitalistes dans leur existence pratique s'en fichent d'ailleurs totalement. NDGQ 4/4/2020
Avec glossaire de l’ ENC et bibliographie, et un rappel des concepts de base de l’économie marxiste (EM).
L’objet de l’auteur est de fournir une critique marxiste de cette théorie (ce que dissimule le titre), tout en rendant justice aux supposées qualités scientifiques partielles de ces théories [il semble bien difficile de concilier les deux objectifs]. Leur caractère de classe ne justifierait pas qu’elles soient traitées par le mépris. Les critiques externes, tirées de la non conformité de la théorie avec les faits, et les critiques internes (école de Cambridge) tirées des contradictions internes de l’économie néoclassique (ENC), ne suffisent pas à invalider l’ENC. En effet, l’auteur qui est au courant de l’évolution contemporaine de l’épistémologie, sait qu’il faudrait beaucoup plus que des contradictions internes et des faits opposables pour invalider un “paradigme” scientifique. Il procède autrement, en s’appuyant sur le marxisme, et tente de fonder la critique des contradictions de l’ENC sur les contradictions réelles de l’économie capitaliste. Il faudrait réfléchir sur le rôle de l’ENC dans l’idéologie, sans pour autant se donner la facilité d’une invalidation hâtive de tout son contenu.
La critique de Gadrey porte sur un corpus général de textes représentatifs, allant du manuel d’économie pour étudiants débutants aux expressions théoriques formalisées de la manière la plus abstraite. Il y a une grande continuité de la pédagogie à la théorie malgré l’apparence de recherche et de progrès Ce sont d'ailleurs les mêmes qui font des manuels généraux et qui mènent des recherches de pointe. Cette observation, ainsi que quelques traces d’ironie de temps à autre prouvent que l’auteur cherche davantage à ménager la scientificité de la recherche économique que la valeur des résultats actuellement engrangés, largement sur une base apologétique. L’impression que l’on tire de la lecture est que l’ENC est un ramassis d’absurdités basées sur une psychologie digne de l’école primaire. Mais que du savoir est néanmoins enchâssé dans cette gangue d’idioties et de propagande (un peu comme le savoir médical antérieur à Pasteur et Claude Bernard).
Le concept central de l’ENC, objet de la critique, est la Théorie de l’Équilibre Général, due dans une première forme à Walras (1871). On peut observer que ce n’est pas la forme la plus récente et la plus épurée, ni la plus abstraite et mathématisée. Il est vrai que la théorie de l’équilibre général des agents et des opérations (TEG) diffère des modèles stylisés macro-économiques qui tentent de penser des quantités et des concepts globaux, ceux que l’individualisme méthodologique a le plus grand mal à traiter (comme les nations, les classes sociales). Mais l’auteur considère que ces modèles ne sont que des transpositions de la TEG qui n’apportent rien (l’individualisme méthodologique : principe de recherche selon lequel tout phénomène social doit être compris comme la résultante des choix des individus).
Un premier chapitre fait le rappel des concepts de base de l’économie marxiste (pour lequel il revendique je crois justement un statut de théorie scientifique directe, et non de simple critique idéologique de la science). Il y note la distinction entre trois types de formes de rapports économiques: formes naturelles (qui concernent à un niveau très général la lutte pour l’extraction de la nature de tout ce qui est apte à satisfaire les besoins humains), formes économiques (formes sociales de fonctionnement de ces rapports), et formes générales (formes communes, les plus générales). Il faut noter que l’expression “formes naturelles “ dans cette terminologie couvre aussi les techniques. Selon Gadrey les deux idées fondamentales du marxisme économique sont l’identité dialectique production consommation, et la prédominance du premier moment de cette identité. l’ENC au contraire met en présence les consommateurs et les producteurs, mais comme catégories bien séparées, dans une sorte de robinsonnade universelle.
Le chapitre 2 décortique la théorie en ENC de la consommation :
l’ENC commence par une théorie de la consommation qui est paradoxale en ce que la consommation proprement dite disparaît au profit de l’acte d’achat, ce qui a des implications profondes. Il n’y a pas dans ce cas d’appropriation matérielle de l’objet. Gadrey entreprend ensuite d’essayer d’expliquer pourquoi cette distorsion manifeste de la réalité n’empêche pas l’ENC de “fonctionner” comme théorie scientifique, c’est à dire d’entretenir un certain rapport au réel. En fait, cette théorie de la consommation-achat correspond effectivement au moment ou s’achève le cycle de valorisation du capital-marchandise. En ce sens, si le capitalisme est une seconde nature, l’ENC peut la décrire, dans une certaine mesure, adéquatement. Seul est digne d’intérêt le travail qui crée de la valeur, et donc le travail d’appropriation matérielle, de consommation, est négligé voire nié. La production capitaliste n’est pas essentiellement production de valeurs d’usage, mais de valeur, tout court. L’ENC pose à la base de sa théorie de la consommation l’homo-economicus, individu défini entièrement par sa nature: une structure ordonnée de préférences, son comportement: stratégique de maximisation de l’utilité, et son environnement : le marché et les prix.
“il vit et se déplace dans les rayons d’un immense supermarché”,
cela dit cela reflète une réalité contemporaine, et on ne peut pas reprocher à l’ENC son abstraction, mais le contenu de ces abstractions; pour Gadrey
“les comportement individuels n’ont rien d’essentiel dans une théorie de la consommation”
“le consommateur est d’abord, dans la structure capitaliste, le propriétaire de la force de travail dont il doit assurer la reproduction, conformément aux besoins issus de la production. Déterminés par les rapports qui s’y nouent, les personnalités individuelles, et par conséquent les choix, les préférences, etc., sont inséparables des rapports sociaux (...) Quant aux agents principaux de la consommation, ce sont dans cette théorie, d’abord, ‘les classes et couches sociales telles que les rapports de propriété et de production les déterminent.”
Ensuite, il passe à la critique de la conception ENC des besoins, en notant au passage que ce terme sans doute d’accent trop matérialiste suscite des marques de méfiance chez les auteurs récents. La théorie de l’utilité se présente en 1981 comme une théorie essentiellement logique et axiomatisée, mais au départ elle prend sa source dans l’hédonisme et l’utilitarisme du philosophe Bentham. Ce qui est curieux, c’est la double nature de ces besoins, c’est qu’il y a des besoins primaires, d’ordre biologique, qui sont comblés de plus en plus par le progrès du niveau de vie, et des besoins secondaires, qui sont référés au caractère foncièrement illimité des aspirations humaines, des besoins spirituels en quelque sorte et impossibles à combler. Les théories du consommateur conditionné (Galbraith) jouent sur cette dualité. Mais l’évolution générale de la théorie des besoins néoclassique, dans le but de mettre à l’abri la théorie de l’utilité marginale (qui rend de fiers services en masquant l’exploitation) consiste en fait à revenir à l’hédonisme en supposant des préférences inscrites dans la nature humaine. Il faut noter que le marxisme n’est pas non plus une théorie de la valeur travail au sens de Ricardo, en effet la valeur d’usage au même titre que le temps de travail, acquiert une grandeur sociale, lisible par exemple dans les revendications qualitatives. C’est au niveau de la détermination individuelle de l’utilité que se trouve la différence. Et dans l’idée, présente dans l’EM qu’il y a des besoins objectifs. La disparition de ces derniers est corrélative de la disparition du concept de valeur.
Chapitre 3 : Théorie de la production
Pour la théorie de la production de l’ENC, le producteur est identifié à l’agent de décision de la firme, l’entrepreneur, qui est défini axiomatiquement comme un agent neutre par rapport à la propriété. Il combine des facteurs de production, sur un pied d’indifférence, travail, capital, terre, etc., facteurs envisagés comme indépendants et sans autre commune mesure que l’utilité subjective que les détenteurs respectifs de ces facteurs éprouvent pour les échanger à leur juste prix. Tout rapport d’exploitation est exclu d’office, ainsi que toute interférence de la propriété des moyens de production. Noter que l’analyse du capitalisme passe à la trappe parce que les capitalistes ne sont que des offreurs de service comme les autres; il est à noter que l’état de la question, à la date de publication en 1981, était antérieur à la réhabilitation du capital. Aujourd’hui, on retourne vers l’économie classique, où le caractère exploiteur du capital n’est plus nié, au nom de la « TINA » thatchérienne (They Is No Alternative, pas d'alternative au capitalisme).
Cette conception du producteur assimilé à la firme pose des problèmes de cohérence avec les faits; en effet le producteur ne dispose que d’une fonction de production, c’est à dire un ordre de préférences rationnelles qui orientent son choix dans l’activité d’achat des services. L’unité de production n’existe pas. A la limite c’est de nos jours que le capitalisme essaye de créer artificiellement ce type d’entreprise (du style de la nouvelle British Airways, sans pilotes et sans avions). Mais qui l’a fait producteur? Mystère. Au contraire en EM l’entreprise capitaliste est décrite de manière beaucoup plus réaliste comme l’unité sociale élémentaire où se déroule la production et la consommation productive et où se reproduisent de manière interne les rapports de propriété de la structure économique: une unité de production commence par se produire elle-même! En ENC les facteurs de production (capital, travail) sont considérés axiomatiquement comme divisibles, adaptable et substituables pour des raisons de formalisation (d’application du calcul différentiel aux fonctions), mais cela permet aussi de classer le travail comme “facteur non produit”.
Enfin quelle est l’activité de l’entrepreneur idéal de l’ENC? Le choix technique optimum (en deçà duquel se produit le gaspillage). La connaissance des réalités du terrain montre que cette conception est très fantaisiste : elle repose sur la fiction d’entrepreneurs qui ne sont pas liés à la propriété du capital.
Le choix de modèles implicites qui se réfèrent plutôt au capital marchand précapitaliste qu’à la situation réelle de l’économie industrielle introduit des contradictions dans la théorie. Le manager est-il véritablement un optimisateur de profit? En tout cas pas pour lui même.
De plus l’ENC tend à déplacer les problèmes du capital vers la sphère technique. La question des rendements devient alors une question du coût des technologies, et non un problème général qui concerne le capital comme rapport social. On impose donc une courbe de rendement prédéfinie, en “U” que l’on tente d’expliquer par l’histoire des techniques, auxquelles le capital fixe est largement assimilé.
La représentation néoclassique du rapport offre et demande est biaisée par une représentation des agents qui se réfère implicitement à un modèle de marché primitif, de l’ordre de la production marchande simple, presque sans consommation productive. Le profit que l’on cherche à optimiser est au fond un revenu à consommer, et non une plus-value à accumuler, un capital à valoriser. De plus c’est dans ce modèle primitif que l’on rencontre effectivement des formes concrètes de marchandage, qui servent de paradigme intuitif à la théorie. Le moment de l’échange est donc privilégié par rapport à la production la consommation.
La théorie néoclassique est marquée par une tendance à la “désobjectivation” de concepts fondamentaux (besoins, moyens de production, leurs valeurs d’usage), elle tend aussi à “désubjectiver” le capital qui n’est plus une classe, un rapport social mais un facteur, un service productif.
Théorie du court et long terme: (présence du capital fixe dans la théorie) Cette distinction occupe une place importante dans l’ENC mais qui tend à décroitre inversement au le niveau d’analyse et d’abstraction..
Pour résumer Gadrey montre que la distinction entre court terme et long terme recouvre la distinction en EM entre capital fixe et capital circulant. Elle a été nécessaire pour accroître la “taille idéologique de la théorie”, car l’ENC réagit aux critiques en élevant le degré de formalisation et en produisant des modèles où les agents économiques qu’elle est censée justifier ne reconnaissent plus leur propre activité. Il faut donc réintroduire du court terme et du long terme, assez astucieusement, en donnant le court terme comme relevant des choix où les variables sont fixes, sauf une. Or ces variables que l’on module à long terme, en définitive, c’est le capital fixe.
Théorie des rendements décroissants. Lorsque les rendements d’échelle sont décroissants, le coût unitaire marginal s’accroît avec la production. Pour l’ENC, les limites du niveau de production, et la détermination du profit ne sont donc pas de nature sociale, mais de nature technologique, ils sont liés aux “rendements” physiques. L’hypothèse des rendements décroissants comporte des contradictions. D’abord, l’expérience réelle semble indiquer souvent le contraire (rendements d’échelle croissants). Le compromis c’est la courbe en U des coûts marginaux (décroissance, stabilité, croissance du coût marginal en fonction des quantités produites). Cette courbe, selon les thuriféraires de l’ENC est une “loi de la nature”.
Elle est justifiée à court terme par le découpage ad hoc de la période considérée. Il est en effet nécessaire pour l’ENC d’établir par avance la symétrie des courbes d’offre et de demande. A long terme il est difficile de maintenir l’hypothèse des rendements décroissants. Si les rendements sont croissants à long terme, cela ruine toute tentative d’établir un équilibre général à long terme par la confrontation de fonctions d’offre croissante et de fonction de demande décroissantes, parce que les courbes ne se croisent jamais.
Deux thèmes majeurs en conclusion de ce chapitre ; les difficultés de l’ENC trouvent leur origine dans la conception des rapports sociaux, et l’occultation des rapports de propriété.
L’ENC se développe à deux niveaux, selon les publics, qui sont souvent contradictoires.(page 110)
Chapitre 4, équilibre partiel, offre et demande (p 117) :
L’ouvrage fait ensuite la critique de l’équilibre partiel, c’est à dire de la théorie de l’ajustement entre l’offre et la demande, entre la production et la consommation d’un bien. Pour l’EM, le problème en cause est celui de la transformation de la valeur en prix. Traduit dans le langage de l’ENC, cela donne le problème du rapport de l’équilibre partiel à l’équilibre général. La TEG s’articule mal à l’équilibre partiel parce qu’elle n’est ni de court terme ni de long terme, elle ne suppose pas la fixité des inputs, mais pas non plus la modification du nombre de firmes. Et certaines marchandises ont le mauvais goût de susciter une demande décroissante avec le revenu!
L’intersection de la fonction d’offre à court terme et de la fonction de demande fournit un point (c’est à dire une quantité produite et un prix: c’est l’équilibre sur le marché du bien. Ce prix s’il existe (ce n’est pas prouvé) est la solution de l’équation S(p) = D (p). Si les deux courbes ne se croisent pas, cela signifie que les biens ne sont pas produits. Il apparait que l’équilibre partiel ne peut aboutir à une intersection des courbes d’offre et de demande qu’à partir du moment où l’on a supposé que l’intersection existait. Les marchandises pour être produites doivent donc en quelque sorte déjà se trouver sur le marché. En fait, on produit en tenant compte des besoins sociaux, et de l’existence antérieure d’autres marchandises qui les satisfont plus ou moins bien. Les courbes d’offre et demande ne sont pas indépendantes.
L’auteur relève des contradictions entre équilibre partiel et équilibre général. On ne peut pas supposer dans l’EG que tous les prix sauf un sont fixés, alors que c’est l’hypothèse retenue pour calculer un équilibre partiel, il dit qu’ “on ne peut pas isoler l’influence d’un des prix sur l’offre et la demande d’un bien, en raison de l’interdépendance économique générale”. Autrement dit, la TEG nie l’existence de marchés partiels. Pour l’EM la théorie du marché est la suivante: l’offre et la demande sont déterminées par les rapports de propriété. Dans les rapports marchands simples la production et les échanges répondent aux besoins de la consommation finale des producteurs. Les écarts entre valeur et prix de marché se résorbent par des modifications progressives des conditions de production et du nombre de producteurs.
Dans les rapports capitalistes, la production est essentiellement production de capital. Les contradictions entre prix et valeur se règlent par des mouvements de capitaux en fonction des taux de profit attendus. La loi néoclassique de l’offre et la demande suppose implicitement l’existence d’un prix paramètre, car les biens et les facteurs qui entrent sur les marchés n’ont aucune substance commune (à cause de la négation de la valeur travail). La valeur est réduite aux coûts. La représentation ENC de l’équilibre offre/demande rappelle la production marchande simple avec sa consommation productive négligeable, et son objectif de profit consommable, sa pratique du marchandage. Mais l’ENC ne tient pas compte du temps de travail socialement nécessaire pour la fixation de la valeur, le marchandage se produit sans référence à la propriété, et assimile le marché capitaliste à un marché de producteurs indépendants.
Le fonctionnement du marché des bien pour l’ENC (p 123) ; la théorie fait intervenir un personnage central, l’enchérisseur, ou le secrétaire de marché, le notaire, pour cette théorie le marché est caractérisé par l’indétermination de la variable d’ajustement (prix ou quantité), par l’hypothèse des transactions fictives, et par l’hypothèse de l’unicité des prix. Dans la première hypothèse c’est la stabilité au sens de Walras, on modifie les prix pour atteindre l’équilibre, dans la seconde, la stabilité au sens de Marshall, on modifie les quantités mises sur le marché; la première correspond assez bien à un marché commercial simple, le second au marché capitaliste, où la quantité offerte tend à dépendre du prix espéré, et de l’offre en capital. Il y a une préférence en ENC pour le modèle de Walras, car il correspond mieux aux agents fictifs individuels inventés pour la théorie. Pour les transactions fictives, il n’y a pas de transaction à un autre prix que le prix d’équilibre, et pour l’unicité des prix, il n’y a qu’un prix d’équilibre qui est annoncé par le “secrétaire de marché”.
Chapitre 5 théorie du salaire et de l’emploi :
La théorie néoclassique dominante accumule les imprécisions et les contradictions dans la théorie de l’emploi salarié, car elle assimile travail et force de travail, c’est à dire masque la possibilité de produire de la plus value, et il lui faut absolument maintenir l’idée de symétrie dans les échanges.
La TEG est surtout développée dans l’ENC “ésotérique”, baptisée par l’auteur “de niveau II”, celle des chercheurs et des théoriciens abstraits, l’ENC de niveau I étant destinée plus prosaïquement à servir de référent idéologique aux cadres intermédiaires du capitalisme, aux journalistes, etc. et ne se frotte pas aux difficultés de la TEG.
La TEG débute en général par la présentation d’un modèle abstrait, “sans production” où l’on cherche à déterminer les échanges possibles entre X agents disposant d’Y bien, et on lance les calculs. Et la production est ensuite réduite au cas de l’échange, en partant de l’assimilation de la production à l’achat de services productifs. Ce qui est curieux, c’est l’absence de la monnaie dans la plupart des exposés de la TEG, alors que l’existence de prix est postulée. La philosophie de la TEG est déjà celle de Say et Bastiat, des agents de production comme offreurs de services. Cela dit, je ne suis pas convaincu par la critique de Gadrey à ce niveau; il dit que les marxistes ont une théorie de la monnaie utile comme représentante de la valeur travail, alors que pour les néoclassiques, ça tourne en rond, puisque la valeur n’est que l’utilité. Rien n’empêche de penser qu’il est utile de représenter l’utilité.
Il faut remarquer que l’on ne se débarrasse pas si facilement de la TEG en la renvoyant à l’idéologie; en effet, si elle postule la forme prix, autonome de la valeur, c’est bien parce qu’il y a un décollement entre prix et valeur en économie capitaliste industrielle, qui n’est justement pas possible en échange marchand simple. Elle est contradictoire, certes, mais ces contradictions étant réelles, elle garde son efficacité idéologique (voir page191).
En fait la TEG est la théorie du libéralisme qui se développe à l’ombre du renforcement de l’État, le “secrétaire de marché” qui mieux que la main invisible pilote l’économie.
Conclusion, avec mise en perspective historique et philosophique
A la fin de son bouquin, Gadrey critique une brillante interprétation marxiste due à Boukharine (dirigeant soviétique de premier plan dans les années 1920, victime de la grande purge de 1937), qui fait de l’ENC la théorie du rentier, du néo-oisif capitaliste, du ‘tondeur de coupon” raillé par Lénine. La principale objection étant la suivante: l’ENC a survécu à l’âge d’or des rentiers dont l’euthanasie que souhaitait Keynes a été presque complète durant les trois guerres mondiales (mais ils sont revenus en force depuis la publication du livre de Gadrey).
Il fait un rappel historique de la genèse de l’économie classique, retour aux sources avec la philosophie de Locke, qui est théorisation de la propriété comme extension du travail du corps donc de la propriété de l’individu sur son corps. Ce qui vaut justification jusqu’au développement du grand capitalisme, vers 1850.
L’ENC remplace ensuite ce dispositif en introduisant la fiction de l’entrepreneur combinant les facteurs achetés à la valeur de leur utilité marginale. L’ENC tente la réfutation de Marx, en ce sens que la porté de Marx est justement de penser le premier le capitalisme industriel dans son ampleur, parfois même de façon prophétique.
Enfin Gadrey termine en questionnant la revendication de pertinence universelle de l'économie marxiste. La théorie léniniste de la prise de parti (selon laquelle il n’y pas de point de vue transcendant à la lutte de classe permettant de trancher une controverse théorique) ne lui suffit pas, il se méfie de ses implications pour la liberté du chercheur. Il résout le problème en posant que les théories économiques sont vérifiées dans la praxis et non de manière logique ou empirique. A la fin ça tourne un peu à la revendication d’autonomie intellectuelle visant implicitement les autorités socialistes de toute nature (PCF, URSS). Bref Gadrey a écrit en 1981, apparemment dans l’indifférence générale, une critique de l’économie, adapté à la science économique actuelle, tenant compte de l’ENC, que les marxistes ont bien trop longtemps traité par le mépris, et qui aujourd’hui triomphe partout, malgré ses faiblesses.
On découvre au passage l’existence d’un ouvrage, référencé en note, et sans doute plus de la veine de la critique de la fiction idéologique, G Grellet, Nouvelle critique de l’économie politique, 1976.
GQ, décembre 2007