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Réveil Communiste

Volochinov/Bakhtine, marxisme et philosophie du langage

11 Juillet 2012 , Rédigé par Réveil Communiste Publié dans #GQ

Le marxisme et la philosophie du langage (de, ou avec, Volochinov, Moscou 1929)

Ce livre a été édité en France pour la première fois sous les auspices de Bourdieu en 1977, et présenté alors comme l’œuvre du seul Bakhtine. Ouvrage de linguistique et de philosophie où il a certainement participé, de tendance authentiquement marxiste, il est  préfacé avec davantage de prudence par la traductrice qui le présente comme une œuvre de collaboration surtout due à Bakhtine, mais où a participé son ami et disciple Volochinov. Julia Kristeva en 1970 dans la préface du Dostoïevski considère Volochinov comme un authentique penseur, disciple et membre du “cercle de Bakhtine”. Lui et Medvedev, signataire d’un autre ouvrage attribué à Bakhtine sur le formalisme en littérature (1934) auraient disparu pendant les purges des années 1930. 

Jean Jacques Lecercle,  in Une philosophie marxiste du langage fait état quant à lui d’études russes postsoviétiques qui ont rendu à Volochinov sont droit à l’existence, quoique posthume. Mais d’une part l’influence et les idées de Bakhtine sont très puissantes dans cette œuvre (mais peut-être est-ce l’inverse, peut être Volochinov a-t-il influencé dans un sens marxiste le Bakhtine du Rabelais?). Et par ailleurs la philosophie de Bakhtine et de son cercle tend précisément à contester la notion d’auteur, comme notion bourgeoise, et non par une sorte de “modestie” ou de prudence politique, mais précisément en cohérence avec son interprétation du marxisme et de ce que devrait être la science de l’idéologie.

Quoiqu'il en soit de son trouble d'identité, Bakhtine-Volochinov est marxiste de bout en bout dans ce livre, où il-s déborde-nt du cadre de la philosophie du langage pour esquisser une théorie générale de l’idéologie, sa-leur méthode sociologique est avant tout une tentative d’éclairer les rapports du langage et de la société, sous le signe de la dialectique du signe, comme effet des structures sociales. Il-s aborde-nt  la psychologie cognitive, l’ethnologie, la pédagogie des langues, la communication, la stylistique, la critique littéraire et pose-nt le fondements de la sémiologie moderne (structurale, mais aussi sociologique).
 

Selon cette théorie du langage et de la création littéraire, la parole est le moteur des changements linguistiques, il est impossible d’étudier la langue séparément de l’expression concrète et de l’énonciation, mais elle n’est pas le fait des individus (c’est plutôt l’inverse, les individus sont animés par l’expression linguistique dans un champ de force social où ils sont entièrement plongés), le discours (le “mot” ,“slovo”, Julia Kristeva dans la préface du Dostoïevski fait remarquer qu’il s’agit presque exactement du concept ultérieur de “discours”, qui est du, je crois, à Benveniste, et que Bakhtine ne connaissait pas) est l’arène où s’affrontent les « accents sociaux » contraires les conflits de classes, à l’intérieur du même système linguistique. 

Communauté linguistique et classes sociale ne se recouvrent pas (contre le sociologisme sommaire de Marr, critiqué par Staline: mais Staline, contrairement à nos-notre auteur-s, place le langage en dehors de l’idéologie). La communication verbale, inséparable des autres formes de communication, implique conflits, rapports de domination et de résistance, adaptation ou résistance, utilisation de la langue par la classe dominante pour renforcer son pouvoir. Lorsqu’à des différences de classe correspondent des différences de registre ou même de système linguistique, c’est encore plus évident, mais Bakhtine s’intéresse surtout aux conflits à l’intérieur d’un même système (sa théorie se base en grande partie sur l’analyse stylistique de Dostoïevski, qui pour lui est l’inventeur d’un nouveau type de discours littéraire qui fait apparaître les contradictions à l’intérieur des caractères, de leurs parole et de leur idéologie, Dostoîevski semble dans cette conception la limite atteinte de la littérature qui annonce la révolution qui lui fait horreur). 

Tout signe est idéologique, l’idéologie reflète les structures sociales, toute modification de l’idéologie entraîne une modification de la langue. La langue n’est pas un système de signaux stable et abstrait constamment égal à lui même. La valeur nouvelle du signe par référence à un “thème” toujours nouveau est l’unique réalité pour le locuteur-auditeur. Seule la dialectique peut résoudre la contradiction apparente entre l’unicité et la pluralité de la signification. Le structuralisme favorise arbitrairement l’unicité de la signification, enferme le mot dans un dictionnaire. Le signe est par nature vivant, mobile et pluri-accentué, la classe dominante le rend non accentué. L’énonciation, seule réalité du langage, est par nature sociale et idéologique.

Les phénomènes idéologiques ne doivent pas être interprétés comme des phénomènes de la conscience. Pour lutter contre cette conception et valider la sienne, celle du signe dialectique, l’auteur doit d’abord montrer l’importance des problèmes du langage pour la philosophie marxiste (première partie), puis identifier la nature réelle des phénomènes linguistiques (deuxième partie) puis le rôle productif et la nature sociale de l’énonciations seront étayés par un exemple important, celui du discours rapporté en littérature, et les règles sociologiques de son emploi. 

Il faut enraciner la philosophie marxiste dans une claire compréhension de la matérialité et de la réalité du signe, pour éviter mécanisme, physiologisme, psychologisme, c’est à dire retomber dans les ornières des philosophies de la conscience, et les déviations positivistes réactionnaires. A coté des phénomènes naturels, du matériel technologique et des produits de consommation, il existe un univers des signes tout aussi matériel que les deux autres, mais matériel et dialectique. 

C’est leur caractère sémiotique qui place tous les phénomènes idéologiques sous la même définition générale. La conscience elle-même ne peut surgir et s’affirmer comme réalité que par l’incarnation matérielle dans les signes. La compréhension est une réponse à des signes à l’aide de signes, cette chaîne lie les consciences et n’est jamais interrompue... La conscience comme sens interne est un phénomène second. La création idéologique, un fait matériel et social, est introduite de force dans le cadre de la conscience individuelle qui pour sa part est privée de tout support dans la réalité. La conscience individuelle est un fait socio-idéologique. Et non l’asile de l’ignorance, « le dépotoir de tous les problèmes philosophiques non résolus ». 

Principe méthodologique à suivre: la psychologie objective doit s’appuyer sur l’étude des idéologies. La réalité des phénomènes idéologiques est la réalité objective des signe sociaux. Les lois de cette réalité sont les lois de la communication sémiotique qui sont directement produites par l’ensemble des lois sociales et économiques. La réalité idéologique est une superstructure située directement au dessus de la base économique. La conscience individuelle n’est pas l’architecte de cet édifice mais seulement son locataire. 

Le “mot” (discours) est le phénomène idéologique par excellence. Des classes différentes usent d’une seule et même langue et ainsi dans tout signe idéologique s’affrontent des indices de valeur contradictoire, et le signe devient l’arène où se déroule la lutte des classes. 

Il existe une interaction dialectique indissoluble entre le psychisme et l’idéologie, le premier se démet, se détruit, et passe dans le second, et réciproquement. Le signe intérieur doit se libérer de son absorption par le contexte psychique (biographie, biologie), il doit cesser d’être éprouvé subjectivement pour devenir signe idéologique. Le signe idéologique doit s’intégrer dans le domaine des signes intérieurs subjectifs, il doit résonner de tonalités subjectives, pour rester un signe vivant et éviter d’acquérir le statut honorifique de relique de musée incompréhensible (cette dévalorisation de l’aspect patrimonial de la culture met Bakhtine à l’unisson des avant-garde de son époque de créativité, futuriste, formaliste, surréaliste aussi). Il cite Georges Simmel avait bien vu cette interaction dialectique, mais sous le jour caractéristique de la pensée bourgeoise et idéaliste, comme “tragédie culturelle” (production d’œuvres= destruction du sujet créatif). 

En philosophie du langage: il y a deux écoles, une école dite par Bakhtine “idéaliste de tendance objectiviste abstraite” qui aboutit après Bakhtine au structuralisme, et une école romantique, ‘idéaliste subjectiviste”. 

Les romantiques et leurs continuateurs, dans la tradition de Humboldt (mais aussi de Herder), aboutissant à Dilthey (penseur idéaliste qui influença aussi Lukacs) pensent que:

l
a langue est une activité de création continue qui se matérialise dans la parole
Ses lois sont individuelles et psychologiques.
La création linguistique est raisonnée, analogue à la création artistique.
La langue abstraite, produit fini et système stable, n’est que dépôt inerte, abstraitement reconstitué, afin par exemple de l’enseigner, en particulier dans le cas des langues mortes.

On voit que Bakhtine/Volochinov est émotionnellement proche de ce romantisme linguistique, mais que son caractère arbitraire, mystique, et non scientifique le rebute. 

Les objectivistes abstraits, de leur coté, creusent un fossé infranchissable entre l’histoire de la langue et son système synchronique. Les lois de ce système sont rationnelles et objectives, et s’imposent à tous les utilisateurs de la langue. Ce système de formes lui même formel est l’objet d’une étude scientifique rigoureuse; dont Bakhtine/Volochinov reconnaît la validité. Suivant ce présupposés, entre le discours et son sens il n’y aucun lien. L’idéologie tombe en dehors de la linguistique. Le grand maître de cette école de pensée est Saussure, qui pose le principe de la distinction méthodologique langue/langage. La langue s’oppose pour lui à la parole comme le social à l’individuel, ce qui signifie que pour lui il n’y a de parole qu’individuelle. Il s’agit en fait d’exclure toute détermination idéologique du champ de la parole réelle. La tendance opposée de la linguistique, romantique,  cherche d’ailleurs aussi à cerner la parole comme individuelle, branchée un  transcendant, n’importe lequel.

Les deux approches ont raison et tort à la fois, en négligeant un aspect essentiel du langage, son plurilinguisme de principe. Dans le discours, il y a toujours le discours étranger rapporté, implicite, objet de polémique caché, et la langue étrangère elle-même, langue religieuse, langue de culture, dialecte de cours, de classe, etc.) et la parole est le champ d’affrontement de ces paroles autres et adverses.Le romantisme fut une réaction contre le mot étranger dans chaque langue. Il repose sur l’idée d’expression de la subjectivité. La théorie de l’expression suppose le dualisme intérieur et extérieur. Elle est radicalement fausse. Ce n’est pas l’activité mentale qui organise l’expression mais au contraire, l’expression qui organise l’activité mentale, qui la modèle et qui détermine son orientation. (il faut noter que Volochinov signe aussi un livre sur le “freudisme” paru en URSS en 1927). Le mot s’adresse à un interlocuteur, et il ne peut y avoir d’interlocuteur abstrait, et il ne se comprend que dans l’horizon social où il est inclus. Tout mot possède deux faces, il est déterminé par les deux pôles de la communication, c’est une sorte de pont, un territoire commun de l’interlocuteur et du locuteur. L’individualisme qui dit “je” est une forme de l’idéologie de l’activité mentale du “nous” de la classe bourgeoise, du collectivisme bourgeois, et l’on trouve un type analogue dans l’activité mentale de la classe féodale aristocratique. L’activité mentale de type individualiste bourgeois est caractérisée par une orientation sociale solide et affirmée. Ce n’est pas à l’intérieur qu’est puisée la confiance individualiste en soi, mais à l’extérieur, il s’agit de l’explication idéologique de mon statut social, de sa défense par la loi, de ma position économique individuelle, en tant au bastion social collectif. 

Enfin, en dehors de son objectivation dans un matériaux déterminé (cri, parole, geste) la conscience est une fiction. Mais en tant qu’expression structurée et matérialisée par le signe, c’est un fait social objectif d’immense porté.

Donc le point de vue de Bakhtine, ou Volochinov, se résume ainsi: la langue comme système de formes stable n’est qu’une abstraction savante, qui ne sert que des objectifs scientifiques et pratiques limités.
C’est en réalité un processus d’évolution ininterrompu qui se réalise par l’interaction verbale des locuteurs.
Les lois de l’évolution linguistique sont des lois sociologiques.
La créativité de la langue doit être comprise en relation avec la créativité des phénomènes idéologiques qui s’y rattachent.
La structure de l’énonciation est une structure purement sociale.

Une signification, un sens défini s’attache à chaque énonciation considérée comme un tout. Ce sens de l’énonciation complète est le “thème”. C’est un système de signes dynamiques qui s’efforce de coller de manière adéquate aux conditions d’un moment donné de l’évolution parallèle de la conscience en devenir et de l’être en devenir, et la signification est l’appareil technique de réalisation du thème. Elle est l’effet de l’interaction du locuteur et du récepteur, s’exerçant sur le matériau d’un complexe sonore donné. Il donne comme exemple un passage de Dostoïevski, décrivant une conversation où un seul mot est utilisé, le mot “merde”,  par six locuteurs  pour signifier six discours différents doit éclairer l’importance des accents dans la constitution de la signification.

La troisième partie du livre est un essai d’application de la méthode sociologique en question  aux problèmes syntaxiques, à la question des styles directs et indirects libres, et au problème général de la présence du discours d’autrui dans tout discours en partant de l’exemple du discours littéraire. Le discours rapporté est un discours dans le discours mais simultanément un discours sur le discours. De nombreux exemples littéraires doivent établir l’importance du discours rapporté et sa présence générale sous des modalités très complexes, dans toute littérature importante digne de ce nom. Ces études dans le contexte de cet essai servent à corroborer l’hypothèse de l’objectivité du thème, de la pluralité des discours au principe même toute énonciation, de l’expression de chaque mot, de chaque discours, thèse métaphysique radicale, qui est une illustration originale et profonde du matérialisme dialectique dans la pratique la plus commune et la plus quotidienne, et qui est exemplaire dans la littérature parce que celle-ci doit susciter des mondes réalistes, dont le réalisme (comme celui que revendiquait Dostoïevski par exemple) est tout dans la pluralité des discours, leur affrontement (voir les Problèmes de la poétique de Dostoïevski).

En conclusion, un ouvrage assez court (220 pages), mais foisonnant, comme le Rabelais où l’auteur (lequel, lesquels?) nous fait partager sa conviction “galiléenne” d’avoir découvert un continent nouveau, à la lumière des concepts du marxisme fluide qu’il pratique, un peu à la manière contemporaine de Gramsci, théorie non dogmatique, mais sans concession aux illusions de la subjectivité bourgeoise, et clairement rangé du coté de la légitimité soviétique, pour le meilleur et pour le pire. De la paire Bakhtine/Volochinov, Bakhtine seul survit à la période stalinienne, en exil intérieur à Saransk, petite ville gogolienne, où pourtant il continue une œuvre dont l’enthousiasme ne faiblit pas.

GQ novembre 2007, publié sur RC

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