Faut il payer les gens à travailler, ou gratis ?
Fabien Roussel est revenu dernièrement sur cette question qui fâche en proposant de supprimer le RSA (22 février 2022). Il a pour l'essentiel raison, mais dans le cadre de l'UE il n'a aucune chance de mettre en pratique ses idées et il le sait.
Travail ou allocs ?
Salaire ou revenu universel ?
Voilà qui mérite un examen approfondi !
Il s’agit effectivement de deux perspectives économiques et sociales très opposées.
La fin du travail, postulées par les gauchistes culturels et politiques dont la pointe avancée étaient les situationnistes, dès les années 50 et 60, est l’horizon voire même le présent qui est impliqué dans la revendication du revenu universel (et de ses variantes). Le droit de vivre sans travailler, dont disposent déjà les rentiers et les riches, étendu à tous. Avec un revenu suffisant (déterminé comment?). Avec le risque évident d’aboutir non au pays de Cocagne mais à un compromis sur un revenu de survie ou même très inférieur à cela.
La plausibilité d’un tel système paraît d’ailleurs géopolitiquement très faible, dans un ordre mondial où le modèle socialiste de collectivisation des moyens de production, d’économie planifiée, et de droit au travail réalisé, rivalisant avec le capitalisme, fourni par l’URSS et ses alliés (RDA, etc) a quasiment disparu, sauf à Cuba et en RPD de Corée, où il est miné par les blocus et les sanctions.
Pour convaincre la bourgeoisie de payer assez d’impôts pour financer un revenu universel pour que les pauvres puissent vivre sans travailler, il faut que la bourgeoisie y trouve son intérêt, et ce qui était incontestablement le cas de 1920 à 1980, environ, quand le contre-modèle socialiste existait à l’échelle mondiale, ne l’est manifestement plus.
Elle avait intérêt à utiliser la redistribution partielle des richesses sociales pour démotiver politiquement et déstructurer la classe ouvrière et pour l'éloigner du contrôle des moyens de production, et des quartiers centraux de grandes villes aussi. Ce n’est plus guère le cas aujourd’hui où les mouvement sociaux sont retombés à un niveau d'organisation et de conscience comparable aux jacqueries d’Ancien Régime, comme l'a montré celui des Gilets Jaunes, et où ils s’effondrent sous leur propre poids dès qu'ils passent la rampe, comme des soufflés. Donc malgré les interpellations colériques de Jean Luc Mélenchon, la bourgeoisie ne paiera pas la facture du revenu universel. Mais pas de panique. Elle continuera comme avant à entretenir les rangs improductifs d’une petite bourgeoisie de gauche qui a fait la preuve de son incapacité sociale politique à prendre le pouvoir « à la finance » - puisqu'en dernière analyse, elle en vit, et de son aptitude à inventer chaque jour une nouvelle idée pour diviser la classe ouvrière sur des questions identitaires.
Mais à supposer que ce soit économiquement et politiquement possible, et quelque soit le montant du revenu ainsi concédé, de vivre sans travailler, si la richesse est produite par le travail, ça signifie que quelqu’un d’autre travaille pour vous. Si on est marxiste, et même si on n’est que libéral à la manière de Adam Smith ou de Ricardo.
Donc la base philosophique de la gauche anti-travail est anti-marxiste, car elle implique la croyance en l’hypothèse, explicitement formulée ou non, que le travail ne produit pas la valeur, ou ne la produit plus. En général, quand on demande des explications aux partisans de cette solution, ils supposent que ce sont les machines qui le font . Que la valeur, de toute manière, est subjective. Voire que c’est la nature-mère qui y pourvoira généreusement, si on sait la concilier avec les actions rituelles qu’il faut.
Si on pense que le point de vue ricardien-marxiste est toujours le bon et que toute valeur en dernière analyse est produite par le travail on dira que la revendication du revenu universel est un leurre, ou pire encore une trahison : une aristocratie plébéienne des métropoles impérialistes va se mettre à vivre sur le dos des travailleurs exploités du Tiers Monde, voire sur le dos des travailleurs immigrés sans-papier à domicile, en se faisant livrer des pizzas par Uber Eats.
Si un revenu universel risque d’être de toute manière insuffisant, il risque aussi d’être moralement dégradant dans une société où l’estime de soi passe par travail, qui est l’insertion concrète de l’individu dans la collectivité. Sinon, l’estime de soi dans les masses ne pourra être atteinte que par la possession de la richesse monétaire et par la consommation d’ostentation, et on comprendra immédiatement qu’aucun revenu universel n’y suffira jamais - sans parler de la barbarisation induites dans les mœurs par un tel mode de vie.
Seul un système de valeur basé sur la reconnaissance morale du travail peut faire du revenu, apporté par ce travail, un revenu suffisant pour satisfaire les besoins matériels et intellectuels. Car dans le capitalisme contemporain, basé sur la loi du désir, l’unique besoin réel est finalement celui d’avoir plus d’argent que tous les autres et de pouvoir le montrer.
Mais qu’en est-il de la réalité observable dans les pays socialistes qui ont réalisé concrètement le droit au travail, le plein emploi, en collectivisant les moyens de production, et en planifiant l’économie ? Et qui ont donc effectivement résolu le dilemme qui nous occupe ici.
La conclusion souvent inférée des difficultés économiques rencontrées par le socialisme à partir de 1970 environ, c’est qu’une telle organisation économique ne stimulait pas du tout la productivité. Cette observation mérite d’être révisée, le bilan du socialisme tel qu’il a été établi par ses adversaires, qui sont au pouvoir partout dans la culture, les médias, les institutions, etc, n’est évidemment pas fiable du tout.
On a dit aussi que le plein emploi socialiste était un plein emploi factice où la plupart des salariés ne travaillaient pas véritablement. En somme les citoyens de base du bloc socialiste auraient vécu d'allocations maquillées en salaire et ne travaillaient plus. Avec le recul, si on examine les performances sociales et économiques de l'URSS et des pays socialistes sur le temps long, il s'agit là d'une manifeste distorsion du réel, extrapolée à partir des récriminations qu'on entendait à l'époque dans les rangs de la bureaucratie, mais elle témoigne en effet d'une crise de motivation qui s'est développée surtout chez les cadres et dans "l'intelligentsia" à partir des années 1970, et la racine fondamentale en est une baisse du moral, dont la raison doit être recherchée dans le processus arbitraire de la déstalinisation lancée par Khrouchtchev, qui a détruit la foi en la valeur du système socialiste, et qui a petit à petit miné le désir des masses de s'investir dans le travail au service de la collectivité et
du socialisme.
Si les cadres du socialisme ne croient pas au socialisme, comment demander aux masses de le faire?
Cependant, considéré dans les résultats d'ensemble les sociétés socialistes ont été très productives, pour ce qu'il est de réaliser leurs tâches prioritaires qui s'imposaient nécessairement à elles : développer l’instruction, la science, l'industrie de base, et la puissance militaire pour résister au fascisme et à l'impérialisme.
Mais si on s’en tient aux lieux communs et à l’opinion générale qui sont restées dominantes après le reflux mondial du socialisme dans les années 1990, la leçon de l'histoire, ou de la "fin de l'histoire" serait que pour rendre plus productifs les travailleurs, qui seraient congénitalement paresseux, il faudrait les exploiter impitoyablement, il faudrait qu'ils se sentent dans la nécessité permanente de travailler pour leur survie et cela, et non à leur gré mais au gré de leur employeur. Et lorsque leur employeur est l’État, ou un monopole, il faudrait pour les réveiller aligner leurs conditions de travail sur celles des travailleurs les plus précaires.
Alors ce n’est pas très étonnant si aujourd’hui on entend dire partout qu’il y a un rejet populaire du travail, une épidémie mondiale de démission, et un rejet viscéral de l’ennui, et contradictoirement du stress, de la vie en entreprise. Il y a gros à parier que ce mouvement ne sera que provisoire, car il n’est vraiment pas durable et soutenable, comme on dit aujourd’hui.
Il est vrai qu’il existe une importante couche sociale intermédiaire, qui existe dans les pays métropolitains du capitalisme, mais pas seulement dans ceux-là, qui peut sans doute survivre sans produire grand-chose pendant assez longtemps, peut être pendant deux générations, sur la richesse sociale accumulée par le travail passé et par l’impérialisme actuel.
Mais le but ce n’est pas de vivre sans travailler, ou de ne travailler qu’à ce qu’on « aime faire » et quand on a envie de le faire. Le but est de s’accomplir dans le travail et d’obtenir la reconnaissance qui n’est finalement donnée qu’à ceux qui sont socialement utiles. Quelque soit ce travail, et en sachant que tout travail réel est difficile puisqu'il doit affronter la résistance du matériaux - et de la durée.
Le travail manuel, dangereux, pénible, salissant, fatigant, ennuyeux, celui qui met au contact de la laideur, des déchets et de la souffrance sont idéologiquement dévalorisés et du coup réservés de plus en plus exclusivement aux immigrants, dans la droite logique de la division du travail mondiale imposée par l’impérialisme. Mais ces professions et ces fonctions stigmatisées dans une logique de caste qui n’est finalement pas très différente de celle qui est codifiée dans la culture de l’hindouisme (à cause d’un fond culturel indo-européen partagé par tout l'Occident?) ne sont dévalorisantes en fait que dans une société qui glorifie la fréquentation des mythes et des idées considérées en soi pour la distinction sociale qu'elles procurent, et qui pratique un éloignement obsessionnel de la nature et du contact concret avec la matière. Une société qui déifie la technologie tout en haïssant ceux qui la produisent.
Si je pars de mon expérience personnelle, je n’ai pas choisi mon travail d’enseignant du second degré, je m’y suis adapté malgré les difficultés, et je m’en suis bien trouvé. La grande majorité des gens se trouve dans ce cas. Elle exerce des professions ou des fonctions dont elle ne connaissait même pas l’existence à l’époque où on lui demandait de choisir sa vocation, dont elle n’avait pas rêvé, pour lesquelles elle n’avait jamais eu le moindre désir, et pourtant elle s’en accommoderait très bien, si elles procuraient une meilleure rémunération et davantage de respect social.
La productivité du travail social est largement liée à cette reconnaissance psychologique que ne peut pas donner la société bourgeoise, puisque le but réel des individus qui réussissent dans cette société est de monter dans l’échelle sociale et d’atteindre à la vie parasitaire et oisive des anciennes classes de rentiers, suivant en cela un modèle aristocratique de civilisation bien antérieur au développement du capitalisme. De ce point de vue, ce mode de production pourrait bien n’être d’ailleurs à l’échelle de l’histoire longue qu’un système transitionnel entre féodalisme et socialisme, dont les vices privés sont transformés provisoirement en vertus publiques par la magie de l’idéologie.
Certes les salariés du capitalisme déclinant travaillent dur, mais ils consacrent paradoxalement une part considérable et croissante de ce travail à la reproduction directe et indirecte de leur propre force de travail, et aussi au maintien de leur position, aux dépens de celle de leurs collègues, dans l’univers interne impitoyable, absurde et anarchique de l’entreprise capitaliste, et à tenter de réaliser les objectifs paradoxaux de leurs chefs dans les décombres des services de l’État bourgeois. Il pratiquent ainsi un travail dont la productivité finale est dans bien des cas inférieure à zéro. D'où l'illusion croissante que l'on pourra se passer du travail complètement, que "le seuil de l'abondance est franchi" comme disait Debord dans La société du spectacle.
C'est une idée débile, complètement en-dessous de toute critique, et le réel fera retour pour dissiper définitivement ces illusions.
GQ, 15 septembre 2022, relu le 14 avril 20225