Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur la dialectique sans jamais oser le demander
Souvent les lecteurs des textes marxistes éprouvent des difficultés à comprendre de quoi ils parlent quand ils évoquent la « dialectique ».
Friedrich Engels présente ainsi dans Dialectique de la Nature - vers 1873 - ce qu’il appelle les trois lois de la dialectique telle qu’elle a été pensée par le philosophe Hegel (1770 - 1831) :
la loi du passage de la quantité à la qualité et inversement
la loi de l’interpénétration des contraires
la loi de la négation de la négation
Voilà de quoi la définir de manière précise et concise . Mais on voit tout de suite qu’il ne s’agit pas de loi au sens que l’on donne habituellement à ce terme dans une théorie scientifique, en ce qu’elles ne fixent pas de relation quantitative entre des phénomènes naturels, et que leur application très générale limite leur valeur heuristique. Il s’agit davantage de maximes philosophiques pour orienter le regard sur le monde dans un certains sens. On sent bien que les avoir consciencieusement apprises par cœur ne suffira pas pour en faire un bon usage dans la vie réelle.
Pourtant les apprentis marxistes constatent rapidement à mesure que s’approfondit leur initiation qu’il doit bien s’agir d’une notion importante, car les théoriciens les plus créatifs et les plus efficaces du marxisme, ceux qui sont aussi des grands dirigeants politiques s’y réfèrent constamment, en font un très large emploi et considèrent que le manque de dialectique est le signe et l’agent de la dégénérescence de la théorie, de ses déviations extrémistes ou opportunistes qui aboutissent à l’échec politique.
Marx, Engels, Lénine, Staline, Rosa Luxembourg, Gramsci et Mao se revendiquent comme dialecticiens.
La dialectique est l’arme secrète des révolutionnaires, mais comme elle est secrète elle est en effet difficile à comprendre et à utiliser. Elle ressemble en cela à la théorie de la guerre dont la lecture aux profanes – et souvent aux professionnels aussi - n’apporte souvent que le désarroi et la confusion, donnant l’impression d’un discours pédant associant les truismes aux obscurités.
La dialectique en elle-même n’est pas si compliquée que cela mais n’est pas facile à comprendre parce qu’elle n’est pas conçue prioritairement pour être assimilée dans un cours. Elle n’entre pas dans un affrontement d’idées, de paroles ou d’arguments, elle n’est pas une méthode pour avoir toujours raison, une discussion où les idées rivalisent dans une espèce de sélection du plus apte pour occuper la chaire, ou si on est optimiste un affrontement où elles se nient et se dépassent dans un progrès continu.
Marx, Engels, Lénine, Staline et Mao la présentent chacun dans son style particulier comme une méthode de pensée pour comprendre le développement historique des contradictions matérielles de l’humanité et de la nature. Ce sont les contradictions réelles de la matière sociale que ces hommes d’action ont tenté de comprendre de cette manière, pour trouver la faille, le « maillon faible » afin de changer le monde. Changer le monde n’est possible et n’a même de sens que si on est par son action en fait en train d’exprimer la contradiction principale du monde en question, et non en train d’agir sur lui arbitrairement par le caprice mégalomane d'un « moi » militant.
La difficulté réside dans le fait que la dialectique ne peut pas être comprise correctement à partir de la lecture de livres, mais qu’elle doit partir de l’expérience de la lutte collective. Le rôle de la théorie est postérieur à la prise de conscience que produit la participation à la lutte. Elle sert à donner une perspective historique : à transformer la lutte économique des ouvriers pour les salaires et pour l’emploi en lutte politique pour la prise de pouvoir du prolétariat. Elle est en fait le transfert de la pensée stratégique dans le domaine de la lutte sociale dont les armes principales sont les idées révolutionnaires qui se diffusent dans les masses. Le paradoxe, la contradiction vivante du matérialisme est qu’il s’agit d’une idée qui acquiert une force matérielle lorsqu’elle pénètre dans les masses.
Mais ça signifie aussi que le langage dialectique s’il n’est pas appuyé sur l’expérience concrète de la lutte politique et sociale risque de dégénérer en verbiage métaphysique dont la seule ambition est d’arborer une forme de distinction intellectuelle, le « radical-chic », en fait il ne peut pas être compris autrement par ceux qui n’ont pas cette expérience (les luttes étudiantes servent en quelque sorte d’école pratique à une frange de la jeunesse qui n’a pas encore d’expérience collective, mais aussi de cours de savoir-vivre pour passer maître en ce genre de « chic »).
Parler de « contradictions matérielles » signifie considérer des contradictions qui existent véritablement au niveau matériel, c’est à dire en dehors de la pensée. La contradiction n’est plus considérée comme une simple catégorie logique, elle n’a plus lieu entre une idée vraie et une idée fausse d’une chose, encore moins entre deux idées fausses de cette chose, mais elle est intérieure à la chose.
Ainsi en est-il des contradictions de classe entre bourgeoisie et classe ouvrière à l’intérieur de la société bourgeoise et de l’économie capitaliste :
- la bourgeoisie crée le prolétariat ouvrier moderne au XIXème siècle par le développement de l’industrie moderne, qui est la classe qui doit la supprimer, et supprimer toutes les classes, et qui est même la première et la seule classe à même de le faire qui soit apparue jusqu’à présent - au XXIème siècle - dans l’histoire.
- la tendance à la baisse du taux de profit qui conduit le mode de production capitaliste à sa crise terminale. Les capitalistes augmentent la part de capital fixe (machines) au dépens de la part de capital variable (salaires) dans la productions des marchandises, mais comme on ne peut pas vendre des marchandises à des machines ils provoquent l'éternel retour des crises de surproduction, des rivalités impérialistes pour le contrôle des marchés et des grandes guerres de destruction du capital fixe.
- les tendances à la sous-consommation qui résultent de la contradiction entre la nécessité de payer les travailleurs le moins possible - ou le moins possible de travailleurs - pour générer de la plus-value et la nécessité de leur distribuer le maximum de pouvoir d’achat pour écouler cette plus-value sous forme de marchandise.
Ces contradictions apparaissent aussi entre :
- la superstructure mentale et intellectuelle qui règne dans et sur les sociétés humaines,
et qui est le lieu où le sens commun et aussi la pensée théorique universitaire tendent à situer spontanément les causes de tout ce qui arrive, de la totalité du développement historique (l’histoire étant alors considérée comme celle des États, des familles aristocratiques, du droit, des religions, de la vie intellectuelle et universitaire, de l’art, et des grands personnages qui ont animé tout cela de leurs pensées et de leurs actions).
Mais il existe aussi simultanément et souvent chez les mêmes personnes une version matérialiste de la pensée non dialectique qui fait de ce qui arrive à l’humanité l’effet unilatéral de causes mécaniques, comme le climat, les catastrophes naturelles, les découvertes scientifiques et techniques aléatoires, la disponibilité de ressources naturelles, les effets du hasard, etc.)
- et l’infrastructure matérielle, économique et technologique.
qui est le lieu où le travail extrait de la nature de manière socialisée, la richesse que les hommes consomment, dans une société de classe, de manière privée, et où il produit par-dessus le marché le surplus obtenu par le travail gratuit qui crée la plus-value, qui permet de faire vivre un grand nombre de gens sans travailler pour qu'ils puissent se promener dans les allées de l’esprit.
Les contradictions entre les forces productives (infrastructure) et les rapports de productions (superstructure) sont pour les marxistes la cause en dernière instance de tout ce qui arrive dans l’histoire, si on se réfère à l’Introduction de 1859 à la Critique de l’Économie politique, de Karl Marx (voir ici : le matérialisme historique)
On peut remarquer au passage que l’idéalisme est la philosophie préférée des partisans des sociétés de classes parce que dans cette conception les idées dominent la matière comme les intellectuels, spécialistes de l'idée, dominent dans la société (jusqu’à un certain point, mais suffisant pour leur amour propre).
La cohésion véritable des sociétés réside donc dans leur base matérielle. Le véritable ciment des sociétés humaines n’est pas ce qu’elles croient qu’elles font et ce qu’elles pensent sur cela, sur le monde et sur la nature. Elles reposent sur ce qu’elles font concrètement, sur la coopération la plus large et par milliards d’individus – dussent-ils s’ignorer ou même se détester - dans la production, simple reproduction des moyens d’existence, ou dans la reproduction élargie, qui permet croissance, luxe, oisiveté des privilégiés, dans leur tâche collective cyclique éternellement recommencée qui est d’assurer leurs moyens d’existence et de subsistance matérielles. C’est une tâche qui est possible grâce à une division du travail extrêmement poussée qui s’est développée au cours de l’histoire successive des modes de production et sans laquelle aucun individu isolé parmi les huit milliards que nous sommes ne pourrait survivre bien longtemps. Cette production des moyens d’existence comporte aussi leur reproduction d’une génération à l’autre.
Tout individu égaré par l’idéologie individualiste qui se croit comme Robinson Crusoé libre et affranchi de cette nécessité se leurre gravement.
L’estomac de l’humanité commande à son cerveau, l’inférieur régit le supérieur indépendamment des idées qui prévalent dans chacune successivement de ces générations sur les idoles, les dieux, les valeurs transcendantes morales ou esthétiques et sur les fins dernières de l’existence de l’espèce ou des individus qui la composent. La solution des problèmes métaphysiques et eschatologiques n’est pas envisagée par les marxistes, pour lesquels elle semble hors de portée, à moins que les questions de cet ordre ne soient simplement comme le pensait le philosophe et logicien Wittgenstein, complètement dépourvues de sens.
Mais la superstructure, loin d’atteindre à la connaissance métaphysique de l’être, loin d’être non plus un épanchement créatif et ludique désintéressé de l’esprit, voire même d’être la seule réalité au-delà des apparences changeantes que nous percevons dans notre vallée de larmes, reflète de manière déformée le processus historique, tout en défendant la légitimité du pouvoir des classes dirigeantes dans sa conduite. Les idées dominantes dans cette superstructure par lesquelles elle essaye de se comprendre et de comprendre le monde matériel sont massivement de tendance idéaliste : dans le monde à l’envers de l’idéologie le cerveau commande l’estomac, et les intellectuels au service de la bourgeoisie ou de l’aristocratie expliquent aux autres ce qu’il faut voir.
Engels compare ce renversement à celui qui se passe sur la rétine, au fond du globe oculaire, qui produit une image inversé du champ visuel qui doit être redressée ensuite dans le cerveau. Je ferais remarquer que cette métaphore fonctionne même au-delà : elle présente la connaissance comme une activité de projection du réel en trois dimensions sur un écran réduit à deux de manière à pouvoir le manier et le saisir à la bonne distance. La science doit alors présenter ses résultats à la collectivité qui en paye les frais en produisant une image simplifiée de la réalité qui est saisissable par l’esprit humain, justement parce que c’est une projection simplifiée.
La crise de la connaissance scientifique introduite par la mécanique quantique au XXème siècle tient à ce que cette théorie ne permet pas cette présentation simplifiée et maniable par notre représentation. Elle tient aussi à ce que d’une manière imprévue par la pensée marxiste orthodoxe mais qui est tout à fait consistante avec elle, elle découvre des contradictions logiques dans le réel matériel lui même.
La dialectique idéaliste de Hegel avait fait faire à son époque un grand pas en avant, en remettant en cause de manière révolutionnaire cette situation banale et circulaire où les clercs diffusaient depuis toujours les conceptions du monde qui les arrangeaient, en ce qu'elles figuraient un monde où ils étaient nécessaires, mais qui pour le reste se contredisaient les unes les autres sur tous les sujets. Elle avait posé le problème de la relativité historique des philosophies, et du développement de la raison dans l’histoire – qui n’est donc pas le récit d’un fou raconté par un idiot comme le pensait Shakespeare, mais le processus de développement de la vérité en elle-même, qui a elle-même un sens. Le faux qui régnait dans les esprit dans le passé et qui nous apparaît tel avec le recul historique est dans cette conception un moment du vrai dans son développement temporel. Hegel est aussi le théoricien révolutionnaire, dans les deux sens du terme, de la "dialectique du maître et de l'esclave" qui donne pour la première fois la dignité conceptuelle à la lutte sociale en y appliquant la catégorie dialectique de la négation de la négation : l'esclave nié par la puissance guerrière du maître nie le maître à son tour par la puissance de son travail.
Mais pour Hegel, la raison est son propre objet, et non la faculté que le collectif humain a mis en œuvre depuis l’époque néolithique, quand il s’est extrait de la chaîne alimentaire naturelle, pour survivre, croître et multiplier, aux prises avec les conditions matérielles qui lui sont données par la nature et par le travail accumulé des générations précédentes.
Le moteur de ce mouvement idéel était chez lui une négativité qu’il supposait inhérente à l’être. Hegel a détaché l’idée vraie, la vérité, la connaissance vraie de l’être, de la contingence psychologique du sujet individuel conscient. Il a donc introduit l’idée que la contradiction trouve son origine en réalité non dans l’imperfection des facultés humaines pour comprendre le monde réel mais dans le monde lui-même, l’autre de l’esprit, l’objet qu’il cherche à connaître et qui est devenu indubitablement une fois levée l’illusion de l’existence d’un savoir absolu distinct du monde matériel, la matière première du travail humain.
En fait l’idée hégélienne, qui est une totalité qui enveloppe sujet et objet de la connaissance et même le monde, est l’équivalent de la matière du monde réel, traduite en langage idéaliste-conservateur. Elle s'inspire de la conception du monde panthéiste de Spinoza qui fut universellement interprétée comme un matérialisme athée par ses contemporains du XVIIème siècle, avec la critique malveillante mais clairvoyante de ceux qui se sentent visés. Hegel y adjoignit l’idée dialectique en sollicitant un peu le texte du grand juif apostat d’Amsterdam pour lui faire dire : « toute détermination est négation », donc toute pensée.
Pour Marx la dialectique « remise sur ses pieds », matérialiste et historique, se comprend comme la négativité de l’expérience du mouvement historique qui dissout les idées courantes les plus fermement établies et qui impose à chaque génération la remise en cause de ses croyances et de ses théories, y compris ses théories scientifiques. En ce sens elle peut passer pour un relativisme, à ceci près que le savoir scientifique n’est pas rendu relatif à un point de vue subjectif, fût-il celui d’une classe sociale, et qu’il reste à travers ses contradictions et ses sauts qualitatifs un savoir adéquat à la réalité matérielle qui n'a de valeur que s'il est confirmé par la pratique.
L’application la plus connue de la dialectique marxiste au niveau politique est l’analyse de la lutte des classes, où les classes dominantes produisent les classes révolutionnaires qui vont les supplanter. La bourgeoisie remplace ainsi les féodaux, et le prolétariat remplacera la bourgeoisie. Machiavel et avant lui Ibn Khaldoum en avaient déjà eu la prescience de ce genre de dynamique historique. La dialectique est alors identique au communisme qui est le « mouvement réel qui supprime les conditions existantes » dans une grande envolée romantique. Envisagée ainsi la dialectique n’est pas une méthode, mais une description du monde comme fleuve-mouvement, qui remonte à l’Antiquité grecque, et qui peut dégénérer en verbalisme.
La plus originale et la plus spécifique application de la dialectique par Marx comme méthode scientifique se trouve ailleurs, elle est dans l'analyse de la marchandise, dans les premiers chapitres du Capital, par l’étude critique des pôles contraires de la cellule de base de l’échange marchand. Elle produit une abstraction concrète qui est une connaissance vraie que ne peut pas produire l’observation accumulée des aspects contradictoires des échanges marchants analysés dans l’expérience empirique. La méthode dialectique a trouvé là son intérêt théorique, car elle a permis de comprendre les totalités, les cycles, et les actions réciproques, dont sont faites la production, la distribution, et la consommation des richesses par l’humanité organisée en classes sociales et les étapes historique de la transformation de ces cycles.
Elle a permis aussi en saisissant le Protée de l’échange marchand de conceptualiser l’exploitation des travailleurs et de résoudre l’énigme de la production de la plus-value.
Bibliographie sommaire :
Hegel
Phénoménologie de l'esprit 1807
Friedrich Engels,
Ludwig Feuerbach,et l’aboutissement de la philosophie classique allemande, 1882
Dialectique de la Nature – inachevé, publié en 1932
Anti Dühring, 1878
Engels est le théoricien du matérialisme historique qui est la philosophie du marxisme orthodoxe et sa conception de la dialectique est davantage celle du philosophe grec présocratique Héraclite que celle de Hegel : pour lui tout est mouvement, tous est transformation, rien n’est fixe. Mais cette conception s’éloigne de l’origine logique du concept de "dialectique" et de l'emploi révolutionnaire de son concept de négation de la négation qui est au cœur de l'histoire hégélienne, une bonne fois pour toute « remise sur ses pieds » par Marx et Engels, dans leur célèbre Manifeste du Parti communiste (1848).
Engels a cherché ensuite à proposer à l’intention de la base du Parti social-démocrate allemand une approche simple et pédagogique de la dialectique, dans l’esprit de la vulgarisation scientifique, mais il n’y est pas réellement parvenu. Dans la Dialectique de la Nature, il la transforme en une sorte de discours sur la nature. Par contre chemin faisant ses explications des textes de Hegel permettent d'en comprendre mieux le sens radicalement révolutionnaire.
Henri Lefèbvre,
« Que sais-je » intitulé Le Marxisme ( édition de 1948)
Mao Zedong,
D’où viennent les idées justes ? 1963
De la pratique 1937
De la contradiction 1937
Mao est le théoricien de la dialectique le plus fluide qu’il m’ait été donné de lire.
Karl Marx,
Le Capital, livre 1 1867
Surtout les premiers chapitres que la plupart des lecteurs trouvent les plus difficiles, ainsi que le texte cité par Gramsci, placé en lien ci-dessus.
Joseph Staline ,
Le matérialisme dialectique et le matérialisme historique 1937
On pourra aussi se rapporter aux multiples références à Lénine qui figurent chez Lefèbvre, Mao, et Staline
GQ, 14 novembre 2022