Le mode de production socialiste (note de lecture sur Paul Cockshott, 2)
Suite (2) de la note de lecture et des réflexions, inspirées par Une histoire générale du travail, de la préhistoire au XXIème siècle, de Paul Cockshott, New York, 2019, traduction française aux Éditions Critiques, 2022.
Lire la note (1) ici : les modes de productions vus par Paul Cockshott
Paul Cockshott et l’économie du mode de production socialiste
Les thèses qui sont relevées dans ce compte-rendu font l’objet dans l’ouvrage, pour la plupart, de démonstrations mathématiques. Pourtant, il reste accessible au lecteur ordinaire, au prix d’un effort raisonnable.
L’auteur en étudie le fonctionnement réel tel qu’il peut être compris a posteriori. Pour lui il ne fait pas de doute que le socialisme au sens usuel du terme a été appliqué en URSS. Ceux qui préfèrent nier le caractère socialiste de l’URSS fuient le réel dans l’utopie. Le socialisme est possible et peut prospérer dans un seul pays (à condition semble-t-il qu’il soit grand), et on ne peut ni comprendre ni évaluer le socialisme en opposant au réel un idéal qui n’a pas été mis en pratique .
Ce système est caractérisé principalement par :
- une base technologique semblable à celle de la grande industrie capitaliste
- et notamment le recours aux énergies fossiles et à l’énergie électrique
- la propriété publique des moyens de production
- et en conséquence l’absence de classes de riches propriétaires privés
- la planification économique
- de faibles écarts de salaires et l’absence du chômage
- le maintien du salariat, du marché des biens de consommation de l’argent
- le maintien de l’économie domestique
Il considère que la loi de la valeur doit s’appliquer en économie socialiste parce que comme Staline le faisait remarquer en 1952, marchandise et argent subsistent. Les gestionnaires du socialisme ont eu tort de la négliger en pratique dans leur politique économique et sociale – ce qui a conduit à rémunérer beaucoup d’employés pour leur présence plutôt que pour le travail fourni.
PC considère cependant malgré les exemples anecdotiques du contraire qui ont couru les rues, que l’efficacité que ce système avait atteinte est largement sous-évaluée aujourd’hui, comme le prouvent les comparaisons internationales adéquates et que ses problèmes économiques les plus graves, ceux qui ont causé le plus de mécontentement populaires, ont été causés par le maintien de formes archaïques de production, notamment dans l’agriculture. Il compare à cette fin l’échec du développement agricole de la Pologne, revenue après la déstalinisation à la petite propriété agraire, avec celui de la Bulgarie où la collectivisation des terres a été menée à bien avec succès.
Les succès de la Chine depuis les réformes libérales de Deng sont dues davantage à l’accès à la technologie dont le pays était auparavant tenu à l’écart qu’aux vertus du libre marché.
(a propos de la Bulgarie, voir ici: la Bulgarie, avant et après le tsunami)
La critique libérale (Von Mises - 1935) considérait que l'économie planifiée était techniquement impossible, parce que les flux d’information nécessaires en l’absence du mécanisme des prix pour choisir les meilleures options sont trop grands. PC considère que cette critique est purement théorique, qu’elle ne tient pas compte du fonctionnement réel de l’économie industrielle, capitaliste ou socialiste, où les flux matériels sont en fait gérés indépendamment des flux d’argent et n’ont rien à voir avec le marché.
Par ailleurs les progrès gigantesques des technologies de l’information depuis l’époque du premier plan soviétique (1928- 1932) permettent largement de faire face à tous les problèmes de calcul et d’archivage qui ont pu se poser, Google ou Facebook effectuent des calculs bien plus complexes sur une base quotidienne à des fins mercantiles, et avant cela les mathématiciens soviétiques avaient développé des outils pertinents pour traiter les problèmes à très grand nombre de variables posé par l’allocation des ressources dans une économie planifiée.
Il n’y aurait guère de différence à l'égard du fonctionnement entre une économie capitaliste en temps de guerre et une économie socialiste. Paul Cockshott constate que la guerre a toujours été la condition de la transition au socialisme. Mais elle continue de menacer, et Il ne fait pas entrer dans ses calculs, curieusement, la charge considérable pour l’économie socialiste de produire massivement des armements et d’entretenir une armée moderne – activités selon ses critères parfaitement improductives.
La théorie de la croissance socialiste de Feldman développée en URSS (1960) prévoit dans un premier temps une forte croissance de la productions de moyens de production, qui dans un deuxième temps permet d’accroître la production de biens de consommation. La guerre chaude (1941- 1945) ou froide (1947- 1989) vient certainement entraver ce processus.
Cependant même sans analyser le fardeau de la guerre, l’auteur veut démontrer que l’évolution du mode de production socialiste est déterminée en dernière analyse par l’évolution de la population active et comme telle vouée à ralentir considérablement sur le long terme, une fois que l’excès de main d’œuvre rurale provenant de l’économie paysanne a été inséré dans l’économie moderne et que le taux de fécondité est tombé au dessous du seuil de renouvellement des générations. L’économie industrielle souffrirait d’une tendance lourde au ralentissement au fur et à mesure que la composition organique du capital diminue, ce qui est le cas aussi, sous une autre forme, en économie socialiste - et au fur et à mesure que les énergies fossiles sur lesquelles elle repose s’épuisent ou sont délaissées volontairement. La croissance suivrait en toute circonstance une courbe logistique en « S » comparable à celle de la transition démographique, et se terminerait par un palier. A noter cependant qu’une certaine croissance physique des biens et des services disponibles peut perdurer tandis que la production stagne ou même décroît en valeur.
Il faut reconnaître le fait que le travail était moins efficace en URSS qu’en RFA ou aux États-unis, à cause de l’absence de chômage. Les entreprises auraient tenu à conserver en réserve des travailleurs inoccupés en cas de demande imprévue - par le plan...
Mais son diagnostic sur la crise terminale de l’URSS n’est pas économique - car les États socialistes font mieux sur la plupart des critères de comparaison que les autres États industrialisés contemporains (Japon excepté) et ils sont en principe mieux armés pour faire face à la baisse de rentabilité du capital, puisque cette exigence ne joue aucun rôle dans leur planification – il est sociologique et politique : la chute du mode de production a été délibérément causée par la bureaucratie, par ses propres gestionnaires qui se sont mis à admirer le mode de-production capitaliste sans esprit critique et à envier les hauts salaires qu’il pouvait offrir à ses cadres. A ce problème s’est ajouté l’apparition d’une classe criminelle qui a explosé avec la décision malavisée de prohibition de l’alcool et qui a fusionné avec la bureaucratie corrompue – et l’intelligentsia libérale.
Le résultat de ce mélange de corruption, de crimes, et d’idéologies anti-socialistes a été une transition violente de retour au capitalisme qui a causé une surmortalité considérable et bien documentée (12 millions de morts en excès en URSS entre 1986 et 2009).
Au fond le socialisme aurait perdu la partie non pas sur le terrain des performances économiques, mais sur celui de la « bataille des idées » définie par Fidel, où plus exactement dans une bataille où les idées, en URSS au moins, ont perdu contre les images.
Il développe également d’autres théories qui paraissent originales à ma connaissance :
– sur la monnaie:
Les États socialistes auraient dû la supprimer. Il pense que les salaires auraient dû être perçus en titres donnant droit à une portion du produit social proportionnelle au travail effectivement fourni.
PC considère qu’une telle mesure aurait produit une plus grande transparence et aurait empêché la création d’une classe bureaucratique.
Paul Cockshot par ailleurs ne partage pas non plus la théorie monétaire de Marx selon laquelle la monnaie est la marchandise-équivalent général, à savoir l’or, apparue naturellement avec le développement des échanges, et préfère la théorie selon laquelle il s’agit d’un droit d’accès valable sur une portion du produit travail social, émis par le pouvoir politique à l’origine pour permettre le règlement des impôts par ceux qui ne pouvaient pas le faire en nature – ce qui semble confirmé par le système monétaire tel que nous le voyons fonctionner devant nos yeux, sans aucune référence au métal précieux. Les États-Unis émettent aujourd’hui des commandements à payer un tribut en émettant des dollars sans valeur, mais acceptés bon gré mal gré en paiement des créances dans le monde entier.
– et l’autre sur la fiscalité qui aurait gêné pour des raisons politiques l’adoption d’innovations techniques dans la société socialiste. Il aurait fallu y prélever le surplus par l’impôt sur le salaire des travailleurs au lieu de taxer la production des entreprises, ce qui sous-estimait la valeur du travail remplacé par les machines, et aussi pour des raisons de transparence démocratique; On aurait évité de le faire pour ménager la base politique, la classe ouvrière. Il est exact que les sociétés socialistes classiques étaient des sociétés effectivement dirigées si ce n’est par la classe ouvrière, au moins dans son intérêt immédiat, contrairement à ce que presque tout le monde croit, et le but de l’innovation technologique étant presque toujours de remplacer les travailleurs par le capital fixe, on peut y voir une contradiction du socialisme. Mais dans une économie planifiée l’innovation doit-elle être décidée au niveau des entreprises ? L’est-elle d’ailleurs dans l’économie capitaliste monopoliste ? Ceux qui ont vécu et subi l’informatisation de masse à partir des années 1970 peuvent en douter.
Paul Cockshott et le marxisme :
Je crois que Cockshot se rapproche d’une tradition d’économistes marxistes - comme Piero Sraffa et son collègue de Cambridge Maurice Dobb - qui considéraient au milieu du siècle dernier qu’il y avait une cohérence fondamentale de l’économie classique autour du concept de la valeur-travail, partagée par les grands auteurs de 1750-1850 (de Smith à Ricardo) dont Marx serait le représentant dans le camp du prolétariat. C’est aussi par une autre voie le point de vue d’Althusser, selon lequel Marx serait devenu un théoricien véritablement scientifique à la suite de la « rupture épistémologique » opérée avec sa culture philosophique, l’hégélianisme.
Le principal adversaire théorique de ce courant de pensée « marxiste-ricardien » ou « marxiste-smithien » est l’économie néoclassique à prétention scientifique qui a chassé la théorie de la valeur des universités, pour la remplacer par celle de l’utilité marginale, qui n’aurait pas comme le montre l’auteur les caractéristiques d’une théorie scientifique valable : ni économie des hypothèses ni vérifiabilité.
L’’économie politique est bel et bien une science, ce qui implique l’utilisation de raisonnements mathématiques et la quantification des hypothèses. Le marxisme contemporain englué dans la culture des sciences humaines souffrirait d’une insuffisance de compétence mathématique et scientifique.
Pour conclure, PC propose l’économie planifiée comme issue à l’humanité confrontée à la nécessité de limiter son recours à l’énergie fossile. C’est effectivement l’une de ses applications possibles; Mais cela signifie-t-il que la classe révolutionnaire – c’est à dire celle qui devra exercer la dictature et imposer des réacteurs nucléaires au deutérium partout ! - est aujourd’hui représentée par les jeunes émules de Greta Thunberg ? Il n’examine pas l'hypothèse qu’il puisse y avoir une décroissance réactionnaire qui préserve les privilèges des rentiers et des grandes fortunes, il ne questionne pas la pertinence de l’alarmisme climatique – au vu des ordres de grandeurs des phénomènes et des temporalités concernées. Mais même l’économie planifiée aura bien du mal à planifier sur plusieurs siècles.
Paul Cockshott dans le champ théorique marxiste occupe un pôle opposé à celui qu’occupe Antonio Gramsci, c’est à dire que là où ce dernier met l’accent prioritairement sur la lutte idéologique, il ramène le regard critique sur la base économique et technologique du mode de production. Il a composé un ouvrage d’inspiration marxiste extrêmement riche et fécond qui mérite d’être assimilé de manière approfondie – y compris pour les questions et les critiques qu’il soulève.
GQ, 6 avril 2023