La Bulgarie, avant et après la transition, dans la perception des générations qui vécurent le tsunami capitaliste
La Bulgarie, avant et après, dans la perception des générations qui vécurent le tsunami capitaliste : extrait d’un article publié dans Political Affairs, revue en ligne du PC des USA, sous la signature abrégée : FS. Une adaptation raccourcie a été publiée dans le numéro 2 de la revue « Unir les Communistes ». Traduction AQ. Mis en ligne le 5 mars 2014. Texte original ici : An experiment in living socialism: Bulgaria then and now
« Le Manifeste du Parti Communiste pourrait être lu aujourd'hui comme s'il avait été rédigé il y a quelques semaines ... L'expérience de l'Europe de l'Est et du Tiers-Monde montre le besoin vital d'une gauche universaliste en tant que véritable alternative aux nouvelles formes de barbarie. » [1]
Jeter les bases d'une « histoire des peuples » du socialisme 1.0
Dans cette conjoncture critique, étant donné l’urgence actuelle, il est temps pour la gauche de prêter une attention nouvelle à l'expérience socialiste qui eut lieu en Europe de l'Est. Il faut la réexaminer en profondeur pour déterminer tout ce qui, dans la gauche radicale d'Amérique du Nord, d'Europe et d'ailleurs, était progressiste et efficace, dans les ex-économies du « socialisme-réel » en Europe de l'Est – en particulier les États socialistes de petite dimension comme la Bulgarie- ainsi que leurs faiblesses, erreurs, contradictions et les myriades de problèmes engendrés par l'impact durable de la Guerre froide.
Les pays socialistes sont devenus le « champ d'essai d'une forme extrêmement agressive d'ingénierie sociale néolibérale », dans une tentative plus large d'imposer un bouleversement du paradigme social. [2]»
Nous sommes en train d’assister à une métamorphose des paradigmes politiques et économiques, par l’action du FMI, de l’UE- avec l’aide d’une bourgeoisie compradore de nouveaux riches et d’une clique d’oligarques - qui a transformé la plus grande partie du continent postsocialiste en un grand hospice de pauvres.
Des chercheurs défendent la thèse que le tsunami néocolonial au lendemain de la guerre froide a amené des versions ultra-capitalistes du néo-libéralisme dans les pays d’Europe de l’Est, avec des conséquences dévastatrices pour l’éducation et la protection sociale. [3] L’ironie de l’histoire bourgeoise – ou peut-être sa « ruse de la Raison » dans le sens classique hégélien du terme – étant que les réussites majeures du socialisme “réellement existant” du 20e siècle sont devenues ce pour quoi combattent les gens aujourd’hui, sous un capitalisme d’austérité.
Ma thèse centrale est la suivante: les récits des gens ordinaires qui ont grandi sous le socialisme et qui désormais vivent et travaillent dans des sociétés postsocialistes, au beau milieu de l’anomie généralisée et d’une sévère pauvreté, leur dignité piétinée, doivent être collectés, discutés et largement diffusés. Cela fournira le procès verbal d’une expérience authentique et d’une mémoire radicale de la réalité même. De tels récits peuvent préciser notre vision du “socialisme démocratique” du 21e siècle. Un tel projet devrait être orienté vers une histoire orale et une enquête biographique, examinant ce qu’était réellement la vie dans ces États, telle qu’elle était vue par des citoyens ordinaires survivants aujourd’hui dans le chaos du capitalisme restauré.
On défend ici la thèse que la restauration des économies de marché et la démocratie bourgeoise à travers l’Europe de l’Est, avec la massive dé-collectivisation de l’agriculture et la privation de l’industrie, ont saccagé la dignité humaine et détruit les acquis de la protection sociale du « socialisme réel » obtenus pendant de nombreuses décennies. La colonisation économique et idéologique de la part de l’Occident s’est intensifiée à une échelle massive pour la vaste majorité des familles qui travaillent. Récemment, un auteur a observé que:
"Le démantèlement du socialisme a été, en un mot, une catastrophe, une immense escroquerie qui n’a non seulement rien apporté de ce qui était promis, mais qui a en outre semé un mal irréparable....D’innombrables voix en Russie, Roumanie, Allemagne de l’Est et ailleurs se lamentent sur ce qu’il leur a été volé – et à l’humanité dans son ensemble: « Nous vivions mieux sous le communisme. Nous avions du travail. Nous avions la sécurité. »" [4]
Parlant du “socialisme 2.0” pour le 21e siècle, Peter Mertens, président du Parti des Travailleurs de Belgique, faisait remarquer en, 2012 dans une interview: "Nous ne sommes pas non plus dans le cas de tout ignorer du sujet ou de devoir commencer à partir d'une feuille vierge. Il y a eu des expériences, il y a eu un socialisme 1.0, avec ses points forts et ses points faibles, avec ses réalisations fantastiques, mais aussi avec ses graves erreurs. Et nous vivons à une époque différente."
La Guerre froide est finie, cependant elle persiste chez certains socialistes dans une sorte de temps idéologique biaisé. Pour forger l’unité de la gauche, les débats sur la question de la manière de construire un large parti marxiste ont besoin d’un « contre-champ » empirique sur ce qu’était le vécu réel des travailleurs et des familles ordinaires des pays socialistes d’Europe de l’Est, et leur vécu actuel au prises avec le chaos des contradictions du capitalisme restauré dans ces mêmes sociétés. Leurs histoires authentiques - ancrées dans l’histoire et la mémoire – sont pertinentes pour la lutte actuelle et reflètent les réalités d’autrefois, qui ont aujourd’hui été vidées de leur sens, et dont de nombreux socialistes nord-américains semblent être remarquablement inconscients. Mais c’est précisément ce contraste entre hier et aujourd’hui dans les sociétés postsocialistes d’Europe de l’Est qui est hautement instructif. Nous pouvons apprendre beaucoup des réalisations passées telles qu’elles étaient expérimentées et vécues. Cela peut servir à neutraliser le "danger d’une histoire unique" dans nos conceptions persistantes de ce qu’était (et n’était pas) le socialisme en Europe de l’Est.
La Bulgarie : un pays exemplaire de la chute libre postsocialiste
Aujourd’hui, en 2013, l’économie bulgare est traversée de contradictions massives sous l’effet de la « thérapie de choc » du capitalisme néolibéral. La Bulgarie est aujourd’hui l’Etat postsocialiste au plus bas revenu, avec les plus hauts niveaux d’émigration, reflétant la « course vers le bas » du capitalisme en UE. Comme l’a noté un chercheur en 2009:
"L’incapacité du capitalisme à améliorer les niveaux de vie, à imposer l’autorité de la loi, à endiguer une corruption et un népotisme florissants, a entraîné la nostalgie du temps où le taux de chômage était de zéro, la nourriture était bon marché et la protection sociale solide ".[5]
De nombreux Bulgares nés dans les années 1970 ou avant voient la période socialiste comme un "âge d’or" par rapport à l’époque actuelle.
Il y a une blague populaire bulgare qui circule où il est question d'une femme qui se réveille pendant la nuit et court dans toute la maison, regardant dans l’armoire à pharmacie, le réfrigérateur et enfin à travers la fenêtre donnant sur la rue. Soulagée, elle se remet au lit. Son mari lui demande "Qu’est ce qui ne va pas?" "J’ai fait un terrible cauchemar," dit-elle. "J’ai rêvé que nous pouvions nous payer des médicaments, que le réfrigérateur était complètement rempli et que les rues étaient sûres et propres. "Mais comment cela peut-il être un cauchemar?" demande le mari. La femme hoche la tête, "Je pensais que les communistes étaient revenus au pouvoir.” [6]
Une part considérable de la population bulgare de plus de 40 ans demeure convaincue qu’il y a 25-35 ans, le système de protection socialiste en Bulgarie offrait les biens et les services essentiels à la plupart des familles dans un système largement égalitaire fermement enraciné dans le développement économique, et l'accès à des prestations sociales universelles. Une recherche plus empirique est nécessaire, dont une enquête qualitative sur « la subjectivité et la mémoire des travailleurs postsocialistes, » des analyses sur « l’histoire orale du socialisme réel », des études biographiques à utiliser comme un traceur lumineux pour éclairer les réalités du passé social communautaire. Rien n’est tout noir ou tout blanc, et chaque point évoqué peut être exploré davantage. Une très faible minorité de Bulgares privilégiés ou beaucoup plus jeunes seront bien évidemment en désaccord.[7] Les récits bulgares peuvent être complétées par des histoires venant de Russie, d’Ukraine, de Roumanie, de Serbie et d’ailleurs.
Le mot « démocratie » est une injure pour de nombreux Bulgares nés avant 1970 et il est employé avec un mépris affiché, qui l’assimile à la restauration du capitalisme, au retour à la société de classes, à la pauvreté, au désespoir, à l’insécurité, et à une grossière inégalité, en somme au saccage systématique de la dignité humaine des gens ordinaires. La Bulgarie, qui a été complètement colonisée par le néolibéralisme, a aujourd’hui les salaires les plus bas de toute l’Europe et se trouve confrontée à l’« otanisation » du pays, au chômage massif et au quasi effondrement de l’agriculture. Le pays est désormais confronté à un chaos social destructeur, à une dépression sociale généralisée, avec une nouvelle classe dirigeante au pouvoir, et une « mondialisation prédatrice » aux frais des travailleurs ordinaires. Aujourd’hui les Bulgares sont bombardés d’une propagande incessante exaltant le culte de la marchandise et le « devenir européens ».
Démolis par les ravages de 23 années d’une crise sociale et économique sans fin, un nombre considérable de Bulgares - y compris Roms, beaucoup travaillant maintenant en tant que migrants économiques en Europe de l’Ouest - estiment qu’eux et leurs familles étaient sensiblement plus à l’aise pécuniairement sous le “vieux régime de protection universelle”, qu’importe ses défauts, à la frontière Sud et Sud-Est du bloc dans une confrontation limitrophe avec la Grèce et la Turquie, États clients capitalistes de l’Occident dans la Méditerranée orientale.
Un profond fossé économique qui se creuse sans cesse est apparu entre les Bulgares riches et les Bulgares pauvres. Les dernières statistiques d’Eurostat montrent que la Bulgarie a la plus grande proportion de personnes en danger de pauvreté ou d’exclusion sociale en UE en 2011, juste sous les 50%. Le classement international de la Bulgarie selon “l’autorité de la loi” est l’un des plus bas du monde. Aujourd’hui le Pentagone utilise quatre bases militaires en Bulgarie, un nouvel allié très accommodant. Quelques 20% de la population du pays ont émigré depuis 1990. Nous avons assisté à un exode gigantesque, résultat direct d’une économie de marché entrepreneuriale imposée brusquement, et d’une société constamment en crise depuis le « désastre obscur » de 1989. Un récent sondage d’opinion conclut qu’une majorité de gens en Bulgarie pense que la "situation est insupportable". En 2013, eurent lieu des suicides publics par manifestation de désespoir. Un effondrement démographique est imminent, dû à l’immigration massive, et au taux de natalité qui est tombé à son niveau le plus bas depuis 1945.
Comme Gowans (2011) le souligne: "Un sondage datant de 2009 mené par le Pew Global Attitudes Project a révélé que seul 1 Bulgare sur 9 croit que les gens ordinaires sont plus riches du fait de la transition vers le capitalisme. Et peu considèrent l’État comme un représentant de leurs intérêts. Seuls 16% disent qu’il œuvre pour le bien de tous." Une nouvelle oligarchie et ses supporters, largement établie à Sofia et étroitement liée à l’UE colonisatrice, jouit de remarquables privilèges, aux dépens de la grande majorité. Une partie de cette richesse est centrée autour de l’industrie touristique dans la mer Noire, bulgare et sous contrôle étranger. Comme l’a récemment observé Alexander Andreev :
"Depuis l’effondrement du système communiste en 1989 et 1990, la Bulgarie a été gouvernée par des réseaux d’oligarchies et par clientélisme. Pratiquement tous les partis et les coalitions au pouvoir servent les intérêts de gros acteurs économiques - ou pire, de ces organisations fantômes qui ont commencé d’agir avec le crime organisé, en organisant un système de racket contre protection, et qui plus tard se sont établis en tant que puissants agents commerciaux."[8]
Comme beaucoup de partis démocratiques à travers l'Europe, le Parti Socialiste Bulgare (PSB), transformation de l'ancien PC, est largement pro-OTAN, avec un relooking “plus léger” de capitalisme néolibéral de marché. Il est dirigé par Sergei Stanichev. Un paradoxe politique quelque peu déconcertant est l'absence ici de tout mouvement anticapitaliste dans la rue ou dans l'arène politique. Désabusés par les politiciens, l'aliénation de la masse par l'élite politique sévit, comme on a pu le voir avec la manifestation populaire de février 2013 et de nouveau avec celle menée contre le gouvernement conduit par le BSP fraichement installé au pouvoir en juin 2013. Andreev (2013) déplore le "manque de cohérence" dans les manifestations, étant donné que les manifestants n'ont "formé aucun parti politique ... A part quelques objectifs formulés de façon générale, ils n'ont aucun programme cohérent de mesures à mettre en œuvre - qui seraient requises pour tous les domaines paralysés par la crise: éducation, santé, énergie ou encore l'économie stagnante. "Le peuple avant le profit" n'en est pas un, et le slogan populaire "Ordure rouge!" révèle l'orientation politique de droite de nombreux manifestants. Dawson (2013), homme politique et scientifique britannique, critique l’implicite anti-turc et raciste parmi les mécontents dans les rues de Sofia et certaines autres villes, lors des manifestations de masse de juin-août. Pris dans le labyrinthe postsocialiste des contradictions, la distance entre les masses bulgares et l'État est peut-être la plus grande depuis la libération de 1878, après cinq siècles de domination turque.
Rendre justice au passé sans céder à la nostalgie
Située à l'Extrême-Sud du bloc des anciens pays socialistes, la Bulgarie était sans doute en 1991 l'État et l'économie socialiste d’Europe de l'Est les plus prospères. Le pourcentage de travailleurs ordinaires bulgares âgés de 40 ans et plus pensant qu'ils vivaient bien mieux sous le socialisme dans les années 1970 et 1980 est plus élevé que chez leurs homologues de l'ancienne Union Soviétique, de Roumanie et de Pologne qui on été interrogés à ce sujet. Ils voyageaient librement à travers le bloc socialiste, à des tarifs très bas, pouvaient comparer les choses, et parler avec les habitants. La Bulgarie était également parcourue de vacanciers provenant du bloc socialiste, sur la mer Noire et dans les stations de ski. Il existait de nombreuses possibilités d'interaction et d'échanges de vues. Pourquoi dans ces conditions devrions-nous continuer à répandre les généralisations stéréotypées habituelles sur un système “soviétique” monolithique?
Pourquoi devrions-nous supposer que l'URSS était nécessairement représentative des réalités locales dans des États plus petits comme la Bulgarie? Les souvenirs de nombreux Bulgares plus âgés démentent le cliché selon lequel le socialisme était “dictatorial”, était une société totalitaire, faite de privations sans fin, d'oppression et de manque de liberté, avec une économie atone ne produisant que des biens de qualité médiocre.
D'autre part, il se pourrait bien qu'une part significative de Bulgares plus âgés se fasse l'écho de ce qu’Irina Malenko (née en 1967), auteur du mémoire/roman Sovietica, a écrit sur le fait de grandir dans l'Union Soviétique même. Interviewée récemment, Malenko (2013) observait :
"Notre vie était très stable, sûre, dans un environnement paisible et sans stress, absolument sans drogues, et pratiquement aucun crime. Il y avait un contrôle social plutôt fort: si quelqu'un était en train de faire quelque chose de mal, ses collègues ou voisins le remettaient dans le droit chemin. Chaque adulte avait un travail, excepté les personnes handicapées, les mères de familles – si elles souhaitaient rester à la maison- et les retraités. L'âge de la retraite était de 55 ans pour les femmes et 60 ans pour les hommes. Le peuple soviétique était doté du niveau d’instruction le plus élevé au monde. Tous les arts étaient très faciles d'accès. Les bibliothèques étaient gratuites. Les livres, les pièces de théâtre, les concerts, les musées et les expositions étaient très bon marché.
Nous avions un droit garanti au logement, le droit au travail et le droit aux congés payés. Le prix du logement était extrêmement bas. Les gens payaient seulement l’eau et l’électricité, charges représentant seulement 3 ou 4% de leur salaire au total. L’État fournissait aux gens des appartements gratuits, à vie, et leurs enfants pouvaient rester y vivre, mais l’on n’était pas autorisé à les vendre. Les transports publics étaient eux aussi très bon marché, tout comme la nourriture. Les habits et les chaussures des enfants étaient fournis par l’Etat. Les livres scolaires étaient gratuits. ... Nous avions des maisons d’éditions entièrement consacrées aux livres pour enfants; il y avait énormément de dessins animés et de longs métrages produits spécialement pour les enfants... Tous les clubs de sport étaient totalement gratuits. Les enfants étaient encouragés à les fréquenter." [9]
L’agriculture collectivisée bulgare prospérait, et l’industrie se développait de manière significative. Une importante industrie informatique avait été créée, concentrée dans la ville de Pravetz. De nombreuses coopératives agricoles, entreprises, usines, écoles et universités possédaient des centres de vacances sur la Mer Noire, offrant aux travailleurs des séjours quasiment gratuits. Tout cela a désormais disparu et les vacances sur la Mer Noire sont trop chères pour la plupart des gens. Point essentiel : il y avait une économie minutieusement planifiée qui supervisait la production pour satisfaire les besoins humains élémentaires, et non le chaos de l’économie de marché qui sévit aujourd’hui dans le pays. Les buts visés du régime, mis en œuvre dans l’intérêt du plus grand nombre, consistaient en une forme précise d’égalité matérielle radicale, avec l’emploi pleinement garanti. Il y avait un effort délibéré pour promouvoir un solide sens de la solidarité sociale, en dépit d’un certain racisme qui persistait envers de larges minorités ethniques, turques et roms. Ils étaient intégrés comme « citoyens » mais pas en tant que groupe de minorités ethniques possédant des droits propres. Les lois socialistes avaient réduit la discrimination structurelle. Cependant, un racisme endémique contre les Roms a demeuré, faille des États socialistes d’Europe de l’Est.
Le socialisme bulgare était fondé sur la qualité des services publics : une éducation gratuite, des soins médicaux gratuits et de grande qualité, et d’excellents transports publics quasi gratuits. Pour l’essentiel, la plupart des services pour les besoins de première nécessité étaient “démarchandisés “, avec un tarif usager très bas, et quasi « démonétisés » pour l’eau, l’électricité, le transport, et le chauffage urbain. Ces coûts sont aujourd’hui montés en flèche, en particulier pour l’électricité et le gaz. Le système ferroviaire bulgare, autrefois un modèle du genre, est désormais en profonde difficulté, et le nombre de passagers a chuté de plus de 50% depuis 2001. Les tarifs des bus municipaux atteint aujourd’hui 18 fois celui de l’époque socialiste, quand il était quasiment symbolique (0,04 $). Les cafés et les restaurants étaient remplis de travailleurs, car ils étaient très bon marchés; aujourd’hui bien moins de gens peuvent les fréquenter. Le congé maternité généreusement accordé sous le socialisme (trois années payées en partie) est aujourd’hui sévèrement restreint, et de nombreuses mères sont désespérées par la faiblesse des aides qu’elles reçoivent. A l’époque socialiste la Bulgarie était réputée pour avoir l’un des meilleurs systèmes médicaux d’Europe de l’Est, tandis qu’aujourd’hui on assiste une émigration massive du personnel médical, car les salaires des personnels de santé y sont les plus bas d’Europe et l’équipement médical fait gravement défaut. Dans les années 1970 et 1980, la Bulgarie était dotée d’une bonne industrie pharmaceutique ne fonctionnant pas dans la logique du profit, fournissant des médicaments bon marchés et de haute qualité. Aujourd’hui, presque tous les médicaments sont importés de l’Ouest, coûteux, et de nombreux Bulgares vous diront que leur qualité est discutable. De nombreuses personnes âgées sont dans le désarroi car elles ne peuvent pas se payer de médicaments essentiels. Des pots-de-vin sont couramment versés aux médecins et désormais de nombreux patients sont sans le sou. Tout cela détruit les fondements de la dignité humaine. Comme l’avait fait remarquer Mme Vitkova, Ministre de la Santé dans les années 1990, il y a une dizaine d’années :
"Nous n’avons jamais été un pays riche, mais quand nous avions le socialisme, nos enfants étaient en bonne santé et bien nourris. Ils ont tous été vaccinés. On fournissait en médicaments gratuits les retraités et les personnes handicapés. Nos hôpitaux étaient gratuits. Aujourd’hui, si quelqu’un n’a pas d’argent, il n’a pas le droit d’être soigné. Et la plupart des gens n’a pas d’argent. Notre économie a été ravagée."[10]
Les revenus familliaux étaient souvent meilleurs en termes de pouvoir d’achat qu’après 23 ans de “démocratie” et d’économie de marché. De nombreux travailleurs ordinaires bulgares de la tranche la plus âgés et retraités corroborent cette observation. A l’époque ils avaient tous un travail avec un salaire permettant de vivre. Maintenant, le fossé entre les quelques riches et les nombreux pauvres en Bulgarie est énorme, et s’élargit (…). Une grande proportion de travailleurs moyens Bulgares, et tous les retraités, sont sur le fil du rasoir, et 30-40% de la population est paupérisée. Le salaire minimum est fixé à 160€ par mois, mais beaucoup se débattent avec des boulots précaires et à temps partiels. Les faibles salaires sont de 25-30% plus bas que dans la Roumanie voisine. Seuls quelques 8% de la population bulgare, une fine couche de nouveaux riches, qui habitent principalement à Sofia, Plovdiv, Varna, et Burgas, est aujourd’hui plus à l’aise. Certains travailleurs sociaux gagnent l’équivalent de 140€ par mois et luttent pour survivre. Dans les interviews, de nombreux Bulgares rapportent que l’ambiance au travail était autrefois plus plaisante, collégiale et productive, - et bien moins stressante qu’aujourd’hui. De solides liens de voisinage et une simple solidarité humaine était chose courante, mais les échanges quotidiens sont aujourd’hui grevés par le stress économique, et la dépression sociale.
Les comparaisons dans le domaine de l’éducation sont particulièrement cruelles. L’éducation socialiste en Bulgarie était proche du système cubain actuel. C’était notamment le cas de la mise en œuvre d’une “économie morale de solidarité et de communauté” surmontant le fossé entre le programme d’études et la vie hors de la classe dans les mondes naturel, social et « communautaire », comme le programme actuel connu à Cuba sous le nom d'«enseignement de la révolution ». [11]L'éducation était vraiment meilleure sous le socialisme en termes d’investissements, de qualité des professeurs et tout particulièrement pour ce qui est de l'attitude des étudiants vis-à-vis de l’enseignement. Les écoles étaient exigeantes et équipées à des niveaux de haute performance, stimulant l'engagement étudiant et la pensée anticapitaliste marxiste. Cependant, “la pensée critique” selon le sens commun bourgeois, était absente. Peu de contestation ouverte n'était tolérée, ce qui apparaît rétrospectivement comme ayant été une erreur structurelle. Les universités publiques (aucune n’était privée!) étaient difficiles à intégrer et de bonnes notes étaient requises. Toutefois, la scolarité était gratuite et un emploi était garanti par l'État après obtention du diplôme. Il n'y avait pas d'étudiants endettés ou de diplômés au chômage. Les distinctions entre classes sociales dans les écoles étaient très marginales et la discipline y était stricte. Aujourd'hui, un grave manque de discipline scolaire ravage le système éducatif tout entier. L'assiduité, même à l'université, est irrégulière et le niveau global est en déclin, dans une “nation actuellement en voie de « désinstruction ». Tous les professeurs que j'ai interrogés sont d'accord avec cela. Un vieil éducateur m'a dit: «L'éducation bulgare a été détruite. Le résultat est un chaos total dans un système qui autrefois comptait parmi les meilleurs d'Europe de l'Est." Les écoles privées et chères ont proliféré, au service de la petite élite. De nombreux étudiants veulent juste obtenir un diplôme puis émigrer. Les sondages indiquent que les deux tiers des Bulgares voudraient que leurs enfants étudient à l'étranger. Une enquête auprès de la jeunesse effectuée en mai 2012 a révélé que 40% des jeunes veulent quitter la Bulgarie à la première occasion. Un sondage du Ministère de l'éducation datant de 2013 a déterminé que 52% des bacheliers 2013 postulent pour intégrer une université à l’étranger. En 2012, 1 bachelier sur 6 est parti étudier dans une université étrangère. Une autre étude de 2012 suggère une véritable crise nationale, indiquant que 41% des Bulgares âgés de 16 ans sont “analphabète de façon alarmante”. Autrefois la Bulgarie était la Silicon Valley du bloc socialiste. Aujourd’hui l’Observatoire National d’Astronomie à Rozhen, le plus grand d’Europe du sud-est, est confronté à de graves restrictions budgétaires, comme c’est le cas dans de nombreux secteurs de la recherche scientifique, ce qui a suscité fin 2012 une tempête de protestations au sujet de la répartition biaisée des fonds de recherche.
Avant la restauration du capitalisme en Bulgarie, il existait un large éventail d’activités parascolaires d’État bien organisées, avec des colonies de vacances gratuites et des excursions pour les écoliers. Les Pionniers, pour les 9-13 ans, et Komsomol (la Ligue des Jeunes Communistes), pour les 14-18 ans, s’occupaient des jeunes à l’école et après l’école. Tout cela a aujourd’hui été démantelé, et souvent on se le remémore avec mélancolie. La jeunesse était habituée à être mobilisée pour participer aux brigades obligatoires de récoltes agricoles sous l’Etat socialiste. C’étaient des tâches mandatées d’en haut, cependant beaucoup disent que cela se déroulait dans un esprit de joyeuse camaraderie, avec des feux de camps, des chants et des danses lors des soirées. Le travail était physique et difficile, peu rémunéré, et des étés entiers étaient consacrés au service social. Aujourd’hui, les enfants vivent dans un monde d’atomisation sociale, avec trop peu d’accent mis sur l’exercice physique et l’amour de la nature, ce qui constituait autrefois les composantes de l’éducation bulgare.
Il faut réexaminer entièrement dans une perspective actuelle l’expérience de cet ensemble de mouvements d’organisation de la jeunesse et leur rôle clé dans la formation des jeunes. Certaines écoles normales avaient été bâties par leurs premiers étudiants eux-même, organisés en équipes de construction. Mettre la main à la pâte était nécessaire et allait de soi.
Autrefois dans la Bulgarie socialiste, il y avait de bonnes bibliothèques, des activités culturelles, et des sports de toutes sortes. De nombreux écoliers assistaient à des concerts mensuels de musique classiques qui étaient obligatoires dans le programme d'études socialiste. Aujourd’hui, bien peu assistent à de tels spectacles, qui sont devenus rares. De récentes études rapportent qu’une famille bulgare moyenne a dépensé l’équivalent de 6€ dans l’achat de livres l’année dernière, et 2€ au cinéma, théâtre et concerts. Sous le socialisme, des livres à très bas prix étaient courants, mais la culture de la lecture a été entièrement détruite aujourd’hui. A l’époque socialiste, toutes les publications étaient socialisées, rien ne se faisait pour le profit, et les livres bon marché étaient une priorité. L’État soutenait les arts, et il existait une industrie cinématographique bulgare reconnue (on peut en retrouver certains des meilleurs films sur You Tube) qui a implosé en 1990 et ne s’est pas reconstituée depuis. Le système de théâtres nationaux, où on pouvait assister à d’excellents spectacles dans de nombreuses villes est désormais en ruine. Aujourd’hui, aller au cinéma est devenu hors de prix. Des bibliothécaires expérimentés gagnent aujourd’hui à peine 180€ par mois, et le vaste système urbain et rural de bibliothèques – avec la traditionnelle salle de lecture du centre culturel communautaire (le « chitalichte ») –est gravement sous-financé. En sport, le système d’équipes nationales a été drastiquement réduit. Les résultats de la Bulgarie aux Jeux Olympiques 2012 de Londres ont été les pires depuis 60 ans, ce qui a été ressenti comme une profonde humiliation nationale.
La Bulgarie socialiste: une société d'abondance non-consumériste?
Dans une grande mesure, la Bulgarie socialiste possédait une économie prenant le chemin d’une société d’abondance non-consumériste, avec une profusion de biens de première nécessité, qui n’étaient pas produits pour le profit et qui étaient accessibles au plus grand nombre. Il y avait des prix contrôlés et identiques pour tous les articles, dans l’ensemble du territoire. Il n’y avait pas de publicité, notamment à la télévision. De nombreuses productions étaient en un sens « démarchandisées ». Il y avait une seule sorte de yaourt, de bonne qualité et vendu dans des pots consignés, et non 25 marques différentes comme c’est le cas aujourd’hui. En fait, les Bulgares sont aujourd’hui classés parmi les « consommateurs les plus pessimistes du monde » d’après un récent rapport. Les gens disent que 90 % des yaourts actuels sont composés d’un mélange artificiel, comme c’est le cas de l’essentiel des produits, par exemple le fromage jaune (kachkaval), le traditionnel salami bulgare (lukanka), et tout le vin de table à bas prix (autrefois classé au niveau mondial). Sous le socialisme, le contrôle qualité de la nourriture était très strict, mais il a aujourd’hui en grande partie disparu. La distribution capitaliste d’aujourd’hui est massivement colonisée par des chaînes d’épicerie étrangères. De nombreux articles sont importés dont la qualité est souvent discutable. Sous le socialisme, le chauffage urbain (financé par de grosses subventions de l’Etat) était distribué à bon marché, et durant les froids hivers bulgares la température dans les maisons était confortable. Désormais, la plupart des gens dans les appartements citadins ne peuvent pas se payer le chauffage privatisé, et à la place ont recours à des poêles à bois sales et dangereux ou à un chauffage électrique coûteux. Avant ces poêles se trouvaient surtout dans les villages, où l’on se plaignait que la demande en bois ravageait les forêts. Aujourd’hui, les poêles à bois sont devenus la norme même en ville.
L’Esprit de Communauté
Une importante énergie collective était déployée dans des initiatives communautaires de toutes sortes, tels des comités de nettoyage de quartier et des équipes de désenneigement. Le Parti Communiste s’activait à encourager l'esprit collectif à l'échelle du voisinage. Dans la Bulgarie socialiste, il n'y avait presque pas de crimes violents quotidienne, et peu de cambriolages et d'agressions. Aujourd'hui, la délinquance est rampante et la “sécurité” est un problème majeur. Le pays a récemment été décrit par un ministre du gouvernement comme un “paradis pour le crime organisé”.
Les travailleurs de la tranche la plus âgés disent qu'autrefois personne ne fermait la porte à clé, ou qu’ils la laissaient sous le paillasson puisque il n'y avait pas besoin de voler. Il n'y avait pas de grande pauvreté comme celle que vivent de nombreux Bulgares et Roms aujourd'hui, ni les nombreux retraités pauvres, dont beaucoup ont une pension située dans la fourchette 70-130 € par mois. Les indemnités chômage sont d'environ 65€ par mois, à peine de quoi vivre.
La xénophobie rampante envers les Roms se répand à travers toute la Bulgarie, même parmi les gens cultivés, et contre l'importante minorité ethnique de musulmans turcs. Le racisme et la discrimination empirent et la droite nationaliste est en pleine ascension. En Bulgarie, le racisme anti-Roms et l'aversion historique envers l'ethnie turque sont très profonds. Cette animosité contre les Roms s'était quelque peu calmée sous l'Etat socialiste avec sa politique assimilationniste, mais aujourd'hui elle est de plus en plus virulente. Richie Parrish offre un aperçu perspicace de la situation critique à laquelle est actuellement confrontée la communauté Rom en Bulgarie. Presque un quart des enfants Roms âgés de 5 à 15 ans ne vont pas régulièrement à l'école. Il cite un rapport de l'ONU daté de 2011 indiquant que “seulement 46,2% de la population Rom en Bulgarie poursuit une scolarité complète à l'école primaire et seuls 7,8% de Roms poursuivent une scolarité dans le secondaire.”[12]
Vers une approche empirique et populaire
Les travaux d'histoire orale de Raleigh (2006; 2011) remettent fortement en question la vision à sens unique du “totalitarisme “soviétique et les récits sur l'histoire soviétique répandus en Occident, en particulier en Grande-Bretagne et aux États-Unis. S'appuyant sur plusieurs décennies d'enquêtes de terrain à travers le pays et étayés par de nombreux récits de travailleurs ordinaires, Kideckel (2008) décrit la peur et l'aliénation accablant les salariés au quotidien dans la Roumanie post-socialiste. Jetant un regard rétrospectif sur la Hongrie socialiste et son système éducatif, Millei (2013) fait l'analyse des souvenirs de cinq enseignants de maternelle hongrois sur ce qu'était l'enseignement sous le socialisme, et "la façon dont l'idéologie formelle socialiste est comprise par les enseignants interrogés". L'anthropologue Gerald Creed (1999: 224) souligne: "les gens ont des visions multiples du passé ... et la synthèse qui en résulte est surtout une production contemporaine". Sa propre enquête de terrain sur le long terme à Zamfirovo, petit village du nord-ouest de la Bulgarie, éclaire la façon dont les fermiers ont aménagé les pratiques socialistes, et les myriades de difficultés qui ont surgi depuis 1990. (Creed, 1998; 2010).[13]
En résumé
Il faudrait éviter "l'écueil d'une histoire unique" en décrivant comment était réellement la vie sous le socialisme. Il faut poser un regard objectif sur les réussites du “modèle socialiste”, en dépit de ses aspects autoritaires . En construisant une économie participative et une société dépassant le capitalisme, principalement un monde garantissant le plein emploi et une production sociale en grande partie démarchandisée, le “socialisme 1.0” est notre propre histoire et notre propre héritage. Les récits de travailleurs ordinaires ayant grandi sous le socialisme et qui maintenant sont aux prises avec le tourbillon de l'aliénation post-socialiste, l'anomie sociale et les inégalités doivent être recueillis de façon systématique et diffusés largement. C'est une nécessité urgente.
L'auteur est nord-américain et possède une expérience du terrain considérable, ayant passé de nombreuses années dans la Bulgarie post-socialiste. Il parle couramment bulgare et a de nombreux liens avec les travailleurs Bulgares, les familles et de nombreuses institutions éducatives (note de PA).
[1] Kagarlitsky, Boris, New Realism, New Barbarism (Londres 1999) vii, viii.
[2] Panagiotis Soltiris, "Austerity Capitalism and Education in Greece" dans Dave Hill, éd. Immiseration Capitalism and Education, Austerity, Resistance and Revolt (Brighton 2013).
[3] Tom G. Griffiths and Millei Zsuzsa, Logics of Socialist Education: Engaging with Crisis, Insecurity and Uncertainty, (2013) 1-18.
[4] Stephen Gowans, "We Lived Better Then." What's Left, 20 décembre 2011.
[5] Anna Mudeva, "Special Report: dans Eastern Europe, people pine for socialism," Reuters (2009).
[6] Maria Todorova, "From Utopia to Propaganda and Back," dans Todorova and Zsuzsa Gille, eds., Post-Communist Nostalgia (Oxford 2010) 1-13.
[7] Voir, par exemple : Kapka Kassabova, Street Without a Name; Childhood and Other Misadventures in Bulgaria (London 2008).
[8] Alexander Andreev, "Violence in Bulgaria to be Expected," Novinite, July 26, 2013.
[9] Irina Malenko, An Interview with Irina Malenko, author of Sovietica, NCCUSA 2 February, 2013.
[10] Gowans, "We Lived Better Then."
[11] Pour une description détaillée de certains de ces modèles dans les années 60, voir John P. Georgeoff, The Social Education of Bulgarian Youth (Minneapolis 1968), a classic study in English.
[12] Richie Parrish, "Roma Minority Faces Uphill Battle," The Prague Post, 6 March, 2013. Au sujet de l'éducation des Roms en Europe de l'Est, voir en général Maja Miskovic, Roma Education in Europe: Policies, Practices and Politics (London 2013).
[13] Voir Daniel J. Raleigh, Soviet Baby Boomers: An Oral History of Russia's Cold War Generation (Oxford 2011); David A. Kideckel, Getting by in postsocialist Romania: labor, the body, & working-class culture (Bloomington 2008); Zsuzsa Millei, "Memory and kindergarten teachers work: children's needs before the needs of the socialist state" dans Tom Griffiths and Zsuzsa Millei (eds), Education in/for socialism: historical, current and future perspectives, special issue, Globalisation, Societies and Education (2013) 170-193; Gerald W. Creed, Masquerade and Postsocialism; Ritual and Cultural Dispossession in Bulgaria (Bloomington 2011).