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Réveil Communiste

Dialectique du terrorisme

6 Novembre 2023 , Rédigé par Réveil Communiste Publié dans #Théorie immédiate, #lutte contre l'impérialisme, #Positions, #Front historique

Révolte des Cipayes, Inde, 1857

Révolte des Cipayes, Inde, 1857

Texte signalé par Bruno Drweski et Axel Moumbaris

Dialectique du terrorisme

Depuis quelques semaines, certains plateaux de télévision nous offrent le spectacle d’une espèce de lynchage médiatique à l’encontre de quiconque hésite ou ose une nuance lorsqu’un journaliste le presse et lui demande : « mais vous condamnez bien le terrorisme du Hamas ? ». 

Sur la qualification de terrorisme, il n’y a guère à ergoter : tout acte visant essentiellement à inspirer de la terreur à une population civile et ce dans un but politique, idéologique, économique ou autre, doit être considéré comme tel. Tuer des civils, en les bombardant ou en les décapitant, afin d’amener leurs dirigeants à changer de politique ou afin de médiatiser une cause, cela constitue, sans aucun doute possible, du terrorisme. Les actions brutales menées par le Hamas le 7 octobre dernier tombent clairement sous cette définition. Au même titre, bien sûr, que les représailles israéliennes qui ne peuvent en aucun cas être considérées comme des « frappes ciblées » contre les seuls militants du Hamas. Il s’agit bien d’une opération punitive collective, visant à « terroriser » les Gazaouis, afin de leur faire abandonner tout soutien au Hamas. 

Aux termes de cette définition, les bombardements du 
Blitz allemand sur Londres à partir d’août 1940, qui firent quelque 50.000 victimes civiles, étaient également des actes terroristes (contrairement aux premiers raids, qui avaient visé des centres industriels et des aéroports militaires). Pareillement, il faut qualifier de terroristes un grand nombre de bombardements américains et britanniques sur Berlin, Hambourg ou Dresde, dans la mesure où leur but principal n’était pas de détruire des infrastructures militaires ou industrielles, mais de « saper le moral du peuple allemand » (conférence de Casablanca, 1943). Et nul ne songerait à nier la nature terroriste des bombardement de Tokyo au printemps 1945 (130.000 civils tués) ou de l’utilisation de la bombe atomique sur Hiroshima et Nagasaki. On notera toutefois que les Japonais avaient pareillement terrorisé les populations des territoires qu’ils occupaient, particulièrement en Chine (pays dont on oublie souvent qu’il a connu le plus grand nombre de victimes civiles, après l’URSS, durant la seconde guerre mondiale : entre 7 et 16 millions de morts).

Des actes visant délibérément à terroriser les civils peuvent encore être relevés de la part des Etats-Unis lors des guerres de Corée, du Vietnam et d’Irak, de la part de l’URSS en Afghanistan ou de la part des différents belligérants des guerres civiles en Yougoslavie. Aujourd’hui même, certaines opérations russes en Ukraine et certaines « représailles » ukrainiennes ne répondent pas directement à une logique militaire mais visent essentiellement à menacer, punir, démoraliser… les civils des zones ennemies.

En remontant dans le temps, on ne trouvera guère de puissance coloniale qui n’ait commis des actes de terrorisme pour « mater » les populations de ses colonies : la Belgique au Congo, le Royaume Uni en Inde et en Afrique du Sud, la France en Algérie et au Vietnam, l’Espagne au Maroc et en Amérique latine, le Portugal au Mozambique… la liste est interminable.

Tous les actes terroristes sont-ils pour autant également condamnables ? Certains ne pourraient-ils être considérés comme moralement justifiés ?  Assurément. Ainsi, selon la position officielle des États-Unis, la bombe atomique sur Hiroshima était justifiée parce qu’en contraignant le gouvernement nippon à la reddition, elle aurait permis de sauver davantage de vies qu’elle n’en a coûté. Cette thèse est certes largement contestée par de nombreux historiens, soulignant que de toute manière l’empire japonais allait rapidement s’effondrer sous les coups de l’offensive russe en Mandchourie ; d’autres estimant que l’usage des bombes par Truman visait surtout à faire peur aux Soviétiques (on massacre une population civile pour en terroriser une autre…). Quoi qu’il en soit, l’existence même de cette controverse montre qu’il est apparemment permis de débattre du bien fondé d’un acte terroriste, aussi brutal soit-il, même lorsque son bilan se chiffre en centaines de milliers de morts.

Mais alors pourquoi serait-il scandaleux et inaudible de soutenir que l’action terroriste menée par le Hamas pourrait, éventuellement, n’être pas totalement condamnable ? Par exemple parce qu’elle permet de sortir de l’oubli une occupation coloniale et une oppression dont les Palestiniens sont victimes depuis plus de 70 ans. Bien sûr, les images et les récits des kibboutz attaqués, des enfants tués, des otages brutalement emmenés, suscitent l’horreur et la révulsion. Mais on doit à la raison de se souvenir que de l’autre côté, c’est par milliers que se comptent les victimes directes et indirectes de ces décennies de colonisation, par centaines de milliers les familles chassées de leurs terres et de leur maisons, par millions les Palestiniens parqués dans des « réserves ». 

Parqués, comme le furent les peaux-rouges. Or, quand ces derniers attaquaient les convois de colons, massacrant femmes et enfants de la plus horrible des façons, coupant à vif dans la chair pour emporter une toison en trophée, crevant les yeux et traînant leurs victimes derrière un cheval au galop… ils agissaient assurément en terroristes. Mais la morale et l’Histoire les ont-ils totalement condamnés ? La morale et l’Histoire condamnent-elles absolument les Zoulous qui massacraient les colons britanniques ? Les Algériens qui attaquaient les colons Français ? Les Congolais qui se rebellaient contre l’autorité Belge ? 

En 1857 une révolte éclata parmi les recrues autochtones de l’armée d’occupation britannique en Inde. Le déclencheur ? L’introduction de nouvelles cartouches de fusil, lubrifiées avec de la graisse animale, ce qui choquait aussi bien les croyances des hindous adorateurs du boeuf sacré que celles des musulmans qui ne pouvaient toucher le porc impur. Cette « révolte des cipayes », cette colère d’idolâtres contre leurs civilisateurs, s’accompagna de nombreux massacres de militaires et de civils britanniques. On rapporta des centaines de cas de viols, de tortures, de violences barbares insupportables, qui suscitèrent une telle émotion au Royaume Uni que même le grand humaniste Charles Dickens signa un article appelant à « l’extermination de la race sur laquelle la tache des dernières atrocités repose ». Pourtant, aujourd’hui, cette révolte est généralement considérée par les historiens comme la « première guerre d’indépendance indienne » et célébrée comme telle en Inde. 

Que retiendra l’histoire des actes du Hamas ? La brutalité de fanatiques islamistes, antisémites haineux et sans pitié ou le courage de combattants de la juste cause palestinienne ? Est-il encore permis de (se) poser ce genre de question ? Est-il encore permis de juger de la réalité en y distinguant les aspects contradictoires, en recherchant, sur base des faits et de la raison — et non de l’émotion — quels aspects sont principaux et lesquels sont secondaires, quelles forces parfois contraires sont à l’oeuvre derrière les événements qui secouent le monde  ? Ou bien la pensée dialectique, la pensée de la complexité et du mouvement nous a-t-elle quitté depuis que l’intelligence est devenue artificielle ?

Nico Hirtt
Enseignant, essayiste

 

 

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D
Un article de Karl Marx, publié dans le New York Daily Tribune en 1857, qui colle de façon troublante à l’actualité. (Publié par le site Révolution, 15/10/23)<br /> <br /> Les excès commis par les cipayes révoltés, en Inde, sont en vérité horrifiants, hideux, ineffables, tels qu’on peut s’y attendre seulement dans les guerres d’insurrection, de nationalités, de races, et surtout de religion ; en un mot, tels que ceux auxquels la respectable Angleterre avait coutume d’applaudir, quand ils étaient perpétrés par les Vendéens sur les « Bleus », par les guérillas espagnoles sur les mécréants français, par les Serbes sur leurs voisins allemands et hongrois, par les Croates sur les rebelles de Vienne, par la garde mobile de Cavaignac ou les décembriseurs de Bonaparte sur les fils et les filles de la France prolétarienne. Si infâme que soit la conduite des cipayes, elle n’est qu’un reflet concentré de la conduite de l’Angleterre en Inde non seulement durant l’époque de la fondation de son Empire oriental, mais même durant les dix dernières années de sa longue domination. Pour caractériser cette domination, il suffit de dire que la torture formait une institution organique de sa politique fiscale. Il existe dans l’histoire humaine quelque chose qui ressemble à la rétribution ; et c’est une règle de la rétribution historique que ses instruments soient forgés non par les offensés mais par les offenseurs eux-mêmes.<br /> Les premiers coups portés à la monarchie française venaient de la noblesse et non des paysans. La révolte indienne n’a pas été commencée par les ryot [cultivateurs], torturés, déshonorés et dépouillés par les Britanniques, mais par les cipayes, vêtus, nourris, choyés, gavés et gâtés par eux. Pour trouver des parallèles aux atrocités des cipayes, nous n’avons pas besoin, comme certains journaux de Londres le prétendent, de nous reporter au Moyen Age, ni même de pousser au-delà de l’histoire de l’Angleterre contemporaine. Il n’est besoin que d’étudier la première guerre chinoise, un événement de la veille, pour ainsi dire. La soldatesque anglaise commit alors des abominations, rien que pour le plaisir ; ses passions n’étaient ni sanctifiées par le fanatisme religieux, ni exaspérées par la haine envers une race conquérante et s’imposant par la force, ni provoquées par la farouche résistance d’un ennemi héroïque. Femmes violées, enfants embrochés, villages brûlés n’étaient alors que féroces caprices, enregistrés non par les mandarins, mais par les officiers britanniques eux-mêmes.<br /> Dans la catastrophe présente, aussi, ce serait une erreur absolue que de supposer que toute la cruauté est du côté des cipayes et que tout le lait de la tendresse humaine coule du côté des Anglais. Les lettres des officiers britanniques suent la haine. Un d’entre eux, écrivant de Pechawer [Peshawar, actuel Pakistan], donne une description du désarmement du 10e régiment de cavalerie irrégulière, dissous pour n’avoir pas chargé le 55e d’infanterie indigène, comme il avait reçu l’ordre de le faire. Il exulte en rapportant que les hommes ne furent pas seulement désarmés, mais dépouillés de leurs vestes et de leurs bottes, et qu’après avoir reçu 12 pence par tête ils furent menés au bord de l’Indus, embarqués sur des bateaux, puis lancés au fil du fleuve, où, comme l’expéditeur de cette lettre s’y attend avec délices, chacun d’eux eut bonne chance d’être noyé dans les rapides. Un autre nous informe que, certains habitants de Pechawer ayant provoqué une alarme de nuit en faisant exploser des pétards de poudre à canon en l’honneur d’un mariage (une coutume nationale), les auteurs de cet incident furent chargés de liens le lendemain matin et « fustigés de telle sorte qu’ils ne l’oublieront pas facilement ». Informé de Pindi que trois chefs indigènes conspiraient, sir John Lawrence répondit par un message ordonnant qu’un espion assiste aux réunions. Sur le rapport de l’espion, sir Lawrence envoya un second message : « Pendez-les. » Les chefs furent pendus.<br /> Un fonctionnaire des services civils écrit d’Allahabad : « Nous avons pouvoir de vie et de mort, et vous assurons que nous ne faisons pas quartier. » Un autre écrit de la même ville : « Il ne se passe pas de jour sans que nous en branchions de dix à quinze (non combattants). » Un officier exultant écrit : « Holmes les pend par douzaines, en “bloc”. » Un autre, faisant allusion à la pendaison sommaire d’un groupe nombreux d’indigènes, dit : « Ce fut alors notre tour de nous amuser. » Un troisième : « Nous tenons nos cours martiales en selle, et tout négro que nous rencontrons, nous le branchons ou lui logeons une balle dans la peau. » Nous sommes informés de Bénarès que trente zamindar [collecteurs d’impôts] ont été pendus, sur le simple soupçon de sympathiser avec leurs compatriotes, et des villages entiers ont été réduits en cendres pour le même motif. Un officier de Bénarès, dont la lettre est publiée dans The Times de Londres, dit : « Les troupes européennes sont devenues des démons, opposées aux indigènes. »<br /> Et il ne faut pas oublier que, tandis que les cruautés des Anglais sont relatées comme des actes de vaillance martiale, racontées brièvement, simplement, sans insister sur les détails révoltants, les excès des indigènes, si choquants qu’ils soient, sont délibérément exagérés. De qui provenait, par exemple, le compte rendu circonstancié paru tout d’abord dans The Times, et qui fit ensuite le tour de la presse londonienne, sur les atrocités perpétuées à Delhi et à Meerut ? D’un pusillanime pasteur, résidant à Bangalore, dans le Mysore [aujourd’hui Karnataka], à plus d’un millier de miles, à vol d’oiseau, du théâtre de l’action. Les comptes rendus authentiques, de Delhi, montrent que l’imagination du pasteur anglais est capable d’enfanter de pires horreurs que la sauvage fantaisie d’un mutin hindou. Les nez, les seins coupés, etc., en un mot les horribles mutilations commises par les cipayes, révoltent plus les sentiments des Européens que la canonnade à boulets rouges des habitations de Canton par le secrétaire de l’Association pour la paix de Manchester, ou les Arabes rôtis dans la grotte où ils étaient entassés par un maréchal français, ou les soldats britanniques écorchés vifs par le chat à neuf queues, sur l’ordre d’une cour martiale, ou tout autre des procédés philanthropiques en usage dans les colonies pénitentiaires britanniques. La cruauté, comme toute autre chose, a sa mode, changeant selon le temps et les lieux. César, ce lettré accompli, relate avec candeur comment plusieurs milliers de guerriers gaulois eurent la main droite coupée sur son ordre. Napoléon aurait eu honte de le faire. Il préférait expédier ses propres régiments, suspects de républicanisme, à Saint-Domingue, pour y mourir de la main des Noirs ou de la fièvre jaune.<br /> Les infâmes mutilations commises par les cipayes rappellent les pratiques de l’Empire byzantin chrétien ou les prescriptions de la loi criminelle de l’empereur Charles V, ou, en Angleterre, les châtiments pour haute trahison, tels qu’ils étaient enregistrés par le juge Blackstone. Aux yeux des Hindous, dont leur religion fit des virtuoses en l’art de se torturer eux-mêmes, ces tourments infligés à des ennemis de leur race et de leurs croyances paraissent toutes naturelles, et elles doivent le paraître encore plus aux yeux des Anglais, qui, il y a quelques années seulement, tiraient des revenus des fêtes de Juggernaut (1), en donnant protection et assistance aux rites sanglants d’une religion de cruauté.<br /> Les rugissements frénétiques de « ce sanguinaire vieux Times », ainsi que Cobbett (2) l’appelait, sa façon de jouer le personnage d’un furieux, dans un opéra de Mozart, qui se complaît, avec les accents les plus mélodieux, à l’idée de pendre son ennemi, puis de le rôtir, puis de l’écarteler, puis de l’empaler, puis de l’écorcher vif – cette fureur de revanche paraîtrait assez sotte, si, sous les déclamations tragiques, on ne percevait distinctement les ficelles de la comédie. The Times charge trop, et non seulement par panique. Il fournit à la comédie un sujet qui avait échappé à Molière : le Tartuffe de la vengeance. Ce qu’il cherche, tout simplement, c’est à faire du battage pour soutenir les fonds d’Etat et à couvrir le gouvernement. Comme Delhi n’est pas tombé au souffle du vent, à l’instar des murs de Jéricho, l’Empire britannique doit être étourdi par les cris de vengeance, pour lui faire oublier que son gouvernement est responsable du mal arrivé et des dimensions colossales qu’on lui laissa prendre.<br /> <br /> (1) : Mot dérivé du sanscrit qui signifie « seigneur de l’univers » et correspond à l’un des noms donnés au dieu Krishna.<br /> (2) : Journaliste, pamphlétaire et homme politique britannique (1763-1835).
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