Métropoles, périphéries, bourgeois, et prolétaires
Métropoles, périphéries, bourgeois, et prolétaires
On constate que le monde est divisé en deux régions géographiques polarisées : les métropoles et les périphéries coloniales (néo-, post-, etc.), et qu'il y a des bourgeois et des prolétaires dans chacune des zones.
Il y a d’autres classes sociales mais les deux classes principales du point de vue du mouvement historique sont celles-ci. Dans leur forme la plus pure, la bourgeoisie industrielle et le prolétariat ouvrier de la grand industrie, et il s’agit d’ailleurs d’une faible partie de la population dans les deux régions. Ce sont pourtant les deux groupes sociaux qui se disputent la dictature politique et sociale dans le schéma historique développé par Marx et Engels dans le Manifeste du parti communiste (1848).
Importantes aussi sont deux classes résiduelles, l’aristocratie rentière de la terre ou de l'État, et la paysannerie, surtout dans les périphéries. A notre époque qui se situe à la fin de l’ère impérialiste, dans les métropoles, les paysans ont presque disparu en tant que classe, tandis que l’aristocratie a été absorbée par la bourgeoisie, non sans en modifier la nature, en accentuant le poids des rentiers et des financiers, au détriment des industriels et des professions libérales et en infléchissant son orientation politique vers le conservatisme, dans le domaine économique, mais par contre dans le sens du libéralisme et de la permissivité du « grand seigneur méchant homme » dans le domaine moral.
L’État joue un rôle fondamental dans cet équilibre dynamique. Pourtant, on constate son affaiblissement, ou plutôt sa complexification dans les métropoles depuis trente ou quarante ans, où les gouvernements cèdent le pas à la « gouvernance », ce qui s’explique par le fait que la bourgeoisie n’a de stratégie consciente et organisée qu’en présence d’adversaires prolétariens déterminés et dangereux, et ceux-ci se sont démobilisés depuis la chute du système économique et social alternatif qu’ils avaient créé en URSS et dans sa zone d’influence. En conséquence les groupes de pression et les réseaux d’influence bourgeois que l’État se subordonnait ont repris leur autonomie. Les signaux qu’il envoie sont donc contradictoires et de plus en plus confus, après qu’il a fabriqué des adversaires de substitution – terroristes et autres - pour justifier son existence centralisée après la chute de l’URSS. Mais une recomposition radicale et une restructuration d’un pouvoir impérial plus explicite et conscient de soi dans la mesure où c’est possible pour lui sont à l’œuvre actuellement dans le grand conflit mondial qui oppose l’Empire à la Russie et à la Chine.
Il reste que pour comprendre le mouvement historique au sens de Marx et Engels il faut examiner une combinatoire socio-politique élémentaire à quatre éléments : bourgeoisie métropolitaine (BM) bourgeoise périphérique (BP), prolétariat métropolitain (PM) et prolétariat périphérique (PP).
La conjoncture du XXème siècle est caractérisée par une alliance tendancielle entre le PM et la périphérie, la BP y conduisant le PP encore peu développé, et la masse des paysans, contre l’aristocratie précoloniale attardée et la bourgeoisie colonisée parasitaire, ralliées toutes les deux aux pouvoirs des métropoles, contrôlées par leur bourgeoisie. Cette alliance avait été scellée entre les bolcheviks et les mouvements anti-colonialistes en 1919, au Congrès de Bakou.
Aujourd’hui se surimpose à ce schéma quadripartite, une structure métropolitaine de pouvoir impérial complexe, qui comprend :
- les États occidentaux (UE plus Suisse et Norvège, États-Unis à la tête du monde anglo-saxon dans l’alliance « Five Eyes », Japon, Corée du sud et Taïwan, Israël ),
- des Institutions internationales fortement influencées par ces États, et qui siègent d’ailleurs sur leur territoire,
- des ONG d’influence mondiale presque toutes basées en Occident et dont la fonction est de construire le récit idéologique qui justifie le maintien de l’Empire occidental au-delà de son rôle historique de mondialisation du capitalisme, dans les conditions de son déclin évident,
- des groupes de médias globaux dont la fonction serait non plus de déformer la réalité dans le sens voulu par la propagande impériale, mais carrément de la modeler comme une « post-vérité », s’imposant au monde entier,
- des institutions financières et des banques qui ont complètement vassalisé les secteurs productifs de l’économie,
- des multinationales également à directions occidentales de l’énergie, des matières premières, de la production et de la distribution de biens manufacturés,
- et des monopoles technologiques pour la plupart basés en Californie.
Ce complexe de pouvoirs opaques mais anarchiques est l’Empire occidental, nom propre du capitalisme impérialiste arrivé à son dernier stade. Il joue en effet son existence à très court terme (moins de dix ans).
L’Empire essaye de se présenter, et de se comprendre lui même comme le nec plus ultra de la civilisation, la manifestation de la rationalité historique accomplie, comme l’apothéose de l’individu total dans sa liberté et dans la plénitude de sa jouissance. La périphérie est donc envisagée comme une terre de mission en retard non pas économiquement et technologiquement, ce qu’elle est encore objectivement pour un peu de temps, mais par rapport à ces progrès civilisationnels supposés, pour y parachever l’histoire du triomphe de l’individu. Cet individualisme extrémiste est radicalement contraire au mode de pensée prolétarien, mais il est aussi en antagonisme avec les systèmes de valeur conservateurs, aristocrates ou bourgeois, qui ont dominé les mentalités dans le passé, jusqu’à la (contre-) révolution culturelle mondiale qui eut lieu dans les années 1960 – 1970, et qui avait vocation à imposer partout le consumérisme hédoniste et la loi du désir.
En réalité l’Empire du point de vue de l’évolution du mode de production capitaliste est une régression, et il est devenu une structure d’extraction de la rente au niveau mondial, externalisant la production de manière massive, et écrémant la valeur par les droits sur cette production. La richesse de l’Empire est le résultat d’un tribut payé par le monde, extorqué par la puissance monétaire, financière, militaire, culturelle et aussi par l’effet juridique de ces droits intellectuels, industriels, artistiques.
L’Empire pour faire montre d’universalité fait mine d’intégrer au plus visible du pouvoir des individus censément "typiques" des populations de la périphérie, de manière à pouvoir soutenir un discours humaniste qui est contradictoire avec ses pratiques. Ce discours s’appuie sur ces exceptions pour se manifester avec une extrême arrogance. Ainsi les ingérences supposées – et en grande partie purement inventées - des Russes ou des Chinois dans la vie politique pseudo démocratique des métropoles sont honnies et celles des métropoles sont revendiquées au nom de la supériorité de la démocratie libérale, chez les Russes, Chinois, et chez tous les autres.
En face, il y a essentiellement deux sortes forces de résistance effectives à l’Empire : des États-nations très grands ou très peuplés (surtout trois : Chine, Inde et Russie), et des aires culturelles composée de nations plus faibles mais difficiles à assimiler à l’idéologie anglo-saxonne de l’Empire : Afrique, Islam, Amérique latine, Asie du Sud-Est.
Certains États-nations petits ou moyens montrent par ailleurs une résistance particulièrement tenace à l’impérialisme, due aux conditions particulières de leur histoire : Cuba, Iran, Corée, Viet Nam, Venezuela etc.
Le prolétariat présent dans le monde entier, bien qu’invisibilisé et dépouillé de ses partis par la trahison de leurs cadres, est aussi une force de résistance opiniâtre au capitalisme mondialisé. Mais la théorie et le langage révolutionnaire lui ont été confisqués par le gauchisme culturel bourgeois (si un Jean-Luc Godard, par exemple, a eu un rôle historique, c’est bien celui-là).
Dans les ensembles nationaux qui tiennent tête à l’Empire il y a aussi une lutte des classes et un prolétariat revendicatif, mais la question centrale semble y être être non pas celle de l’exploitation des travailleurs, que ce soit par la bourgeoisie nationale, la bourgeoisie colonisée, ou les multinationales, mais l’accès au développement. Il semble que n’importe quel pouvoir bourgeois corseté qu’il soit dans une quelconque idéologie laïque ou religieuse bénéficiera du « mandat du ciel » s’il parvient à faire participer la nation au développement malgré les obstacles dressés là-contre par les métropoles, c’est à dire à y faire reculer la pauvreté absolue, et mieux encore à faire rattraper aux masses le niveau de consommation des populations de l’Occident.
Au moment des soi-disant « printemps arabes », en 2011, la classe ouvrière en tant que telle, c’est à dire par l’action de grèves pour les salaires, élargies voire détournée vers des revendications politiques a joué un rôle primordial, mais seulement dans certains pays, en Égypte, en Tunisie, et au Maroc. La participation – ou non – de la classe ouvrière était un critère pour évaluer le degré de légitimité populaire de ces révolutions. Là où elle était absente, en Syrie, en Libye, on pouvait y voir clairement des « révolutions de couleur » instrumentalisées par l’Occident.
La lutte ouvrière existe aussi dans le bloc anti-occidental en formation, notamment en Chine, en Inde, et en Turquie, et elle peut faire l’objet de détournements et d’instrumentalisations impérialistes, mais dans une mesure limitée, car après tout parmi les principaux exploiteurs directs ou indirects du prolétariat de la périphérie figurent les multinationales occidentale - mais le déclin de la mondialisation est en train de changer la donne.
L’opposition aux pouvoirs bourgeois du Sud est donc souvent le fait non de la classe ouvrière, mais d’éléments de la bourgeoisie radicale, recrutés pour leur adhésion non au progrès matériel, mais au progrès ou soi-disant tel, moderniste, moral et sociétal, et largement financés et promus par les centres de pouvoir de l’Empire occidental.
Leur soutien aux grèves dans les médias globaux et par les ONG n’ira pas plus loin qu’il faudra pour déstabiliser le pouvoir en place, suivant le modèle de l’instrumentalisation des ouvriers polonais, dans les années 1980, contre l'État socialiste.
Le PP est aussi présent géographiquement directement dans les métropoles par la migration. Délocalisé ainsi en sens inverse du capital fixe, il perd l’essentiel de son potentiel de subversion. En effet, la migration permet de caresser l’espoir une ascension sociale individuelle, qui tourne le dos à l’action du prolétariat. Les ouvriers originaires de la périphérie disparaissent comme tels, réussissent leur projet d’ascension sociale ou deviennent progressivement une composante importante du prolétariat métropolitain que le capital tend de plus en plus à « raciser ». En ce sens le racisme – et les migrations qui le nourrissent - reste un des principaux moyens utilisés pour diviser la classe ouvrière et pour détourner le débat de la question de l’exploitation - mais il prend le masque de l'antiracisme.
La Chine se présente de plus en plus fermement comme un nouveau modèle de socialisme qui est offert au monde en développement, mais cet attrait qui résulte des grands succès économiques et sociaux du grand pays d’Asie s’exerce pour le moment sur l’ensemble de la société du Sud global, bourgeoisie nationale, ouvriers, paysans, qui font bloc contre les compradores économiques et idéologiques et la faction de la diaspora assimilée à la bourgeoisie dans les centres métropolitains.
Dans quelle mesure la Chine, et d’autres pays à orientation socialiste revendiquée peuvent-ils contribuer à revivifier la perspective du socialisme dans le prolétariat, et principalement le prolétariat périphérique ? C’est une formation sociale hybride, et ce n’est pas son intérêt à court terme, bien que ses partenaires de la bourgeoisie périphérique ne soient pas fiables, et ce pays se garde bien de prendre parti dans les luttes sociales hors de ses frontières, contrairement à ce que fut la pratique de l’Union Soviétique. Les camarades chinois se sont réconciliés avec le socialisme mais pas encore avec la lutte des classes.
Si – et quand- l’Empire est surpassé par les bourgeoisies du Sud, les contradictions sociales redeviendront antagoniques dans les deux parties du monde : dans les métropoles, parce que la bourgeoisie ne pourra pas continuer à faire ce qu’elle fait aujourd’hui, assurer un certain niveau de consommation de masse en recyclant la plus-value produite dans les périphéries, et dans les périphéries parce que l’une après l’autre les bourgeoisies locales dans le contexte de la démondialisation vont se heurter à la baisse du taux de profit, et entrer en conflit ouvert avec la classe ouvrière. Il va donc se produire des recompositions et des surprises de toute nature et partout dans le monde dans la période qui s’ouvrira avec la défaite de l'OTAN, le bras armé de l’impérialisme, sur les champs de bataille ukrainiens.
En espérant n’avoir pas été trop long.
GQ, 26 septembre 2022, relu le 19 septembre 2024