Le tabou de la démocratie libérale
Le tabou de la démocratie bourgeoise
Pour « virer Macron » en 2017 puis en 2022, et 2024 il aurait fallu transgresser le tabou du vote Le Pen, dit-on souvent sur le mode "retenez-moi, ou je fais un malheur" ! Mais Le Pen est un tigre de papier et le vrai tabou est ailleurs. D'ailleurs si on veut pactiser avec le diable autant ne pas en choisir un qui est totalement opportuniste et inconsistant.
Le voici : il serait plus important de pouvoir participer à des élections et de pouvoir défendre publiquement toutes ses idées politiques que d’avoir un gouvernement social favorable aux intérêts des ouvriers ! Partager ou non cette opinion, ça dépend évidemment beaucoup de la classe sociale à laquelle on appartient. Mais il en procède dans la gauche bourgeoise l'invocation de l'esprit du fameux "front républicain" et les jérémiades accusatrices à l'encontre des affreux qui ne le respecteraient pas.
Le consensus actuel des idées permises est que la liberté politique dont on jouirait en Occident est un bienfait absolu qui n’a pas de prix et que la politique sociale en comparaison est un bien relatif. Au fond si les gens veulent la justice sociale ils n’ont qu’à voter pour elle !
L’argument implicite qui justifie cette opinion dans l’ensemble d’une gauche politique qui était autrefois vouée à la défense de la classe ouvrière, est que grâce à la liberté politique on peut avancer ses revendications sociales.
Sans voir immédiatement que grâce à la même liberté on peut aussi avancer et puissamment légitimer l’agenda inverse avec un soutien matériel beaucoup plus conséquent de la part des patrons et des capitalistes. Et depuis un demi siècle c’est exclusivement cet agenda anti-social qui progresse. Donc dans une espèce de match « fondé sur des règles » de faux fair-play les partisans du capital l’emportent très aisément sur les partisans du socialisme grâce à leur contrôle des médias et grâce à la sociologie bourgeoise des intellectuels, et des agents de l’État en position de pouvoir.
A la grande époque du PCF Georges Marchais lorsqu’on lui opposait inévitablement les critiques concernant le respect des droits de l’homme en URSS répondait dédaigneusement « nous sommes en France ici » et il n’avait pas l’air d’en souffrir politiquement, en tout cas auprès de la base ouvrière du PCF. Mais à l’intérieur du parti ces critiques rongeaient les convictions de cadres de plus en plus embourgeoisés, comme un acide.
On pouvait encore avoir la satisfaction d’entendre un auditeur contester la présence de Soljenitsyne en expliquant qu’on en parlait à la radio que pour nuire aux résultat du PCF aux élections cantonales ! Souvenir personnel des années 1970.
Au reste toutes les élucubrations des médias sur le Venezuela et maintenant sur la Russie nous démontrent aujourd’hui rétrospectivement ce que valent ce genre de faux témoin et ce genre de campagne de presse.
Mais sur le principe ? Faut-il renier les utopies libertaires du printemps de Prague de 1968? Un "socialisme à visage humain" est-il inatteignable ?
Les contestations populaires qui ont secoué les pays socialistes à partir des années 1960 et qui ont contribué à leur ruine, à l’exception de cinq d’entre eux, vers 1990, voulaient le beurre et l’argent du beurre, le socialisme et la démocratie libérale à la fois. Certes ce sont d’autres forces que les manifestations de rue et les grèves qui ont détruit le socialisme réel, et principalement le pourrissement par la tête des cadres dirigeants ; mais la revendication du pluralisme démocratique et de la liberté des médias leur a servi de justification dans leur opération de spoliation générale de la propriété sociale et de restauration du capitalisme.
Au reste Georges Marchais n’est pas exempt de responsabilité dans le déclin de la force de conviction des communistes français : n’est-ce pas lui qui a imposé au PCF l’abandon qui parut improvisé de la dictature du prolétariat, en 1976 ?
Et si on veut remettre en question la démocratie libérale, la démocratie bourgeoise, les constitutions parlementaires, et la liberté formelle, dans la mesure où elles font très bon ménage avec le capitalisme c’est à la dictature du prolétariat qu’il faut revenir. A l’idée que tout pouvoir politique est essentiellement la dictature d’une classe.
Or l’expérience historique a montré que le pouvoir du prolétariat se stabilise au moins dans les premières générations sous la forme d’un système de parti unique, ce qui est considéré par les conservateurs, libéraux, sociaux-démocrates et gauchistes bourgeois comme une forme épouvantable de dictature, alors que la dictature de la bourgeoisie prend la forme d’un jeu entre plusieurs partis qui s’opposent publiquement ou qui feignent de le faire. Et le public (bourgeois) se passionne pour cela au moins autant que pour la coupe du monde de football.
Et l’argument implicite, encore, pour justifier cet état de fait désastreux, c’est que nous pouvons y vivre toute notre existence bien tranquillement et discuter entre nous du communisme ad vitam eternam sans nous retrouver à Dachau.
Mais il est très intéressant d’observer comment sur la question ukrainienne la possibilité de libre débat a en réalité complètement disparu sur une question essentielle et vitale : la paix ou la guerre pour le monde entier. Significatif, affligeant, et pourtant assez comique de voir Marine Le Pen mettre son drapeau dans sa poche à ce sujet. Et on peut affirmer que la liberté du débat disparait à proportion de l'importance de l'enjeu pour le capitalisme.
Évidemment il serait difficile de faire campagne électorale en proposant de supprimer les campagnes électorales. Pourtant on se demande vraiment ce qu’il y a de bon dans une campagne électorale occidentale et en quoi elle contribue en quelque manière que ce soit à la sélection d’une élite compétente et responsable, ou au choix de politiques rationnelles, et à l’éducation du public ! A contrario, on pensera ce qu'on voudra de la Chine, mais on admettra qu'il n'y a aucun risque de voir là-bas un Trump ou un Biden, un Macron, un Hollande ou une Le Pen parvenir au pouvoir.
Le minimum serait en cas de victoire électorale d’un parti ouvrier, rendue par toutes ces dispositions très improbable mais qui n’est pas rendue complètement impossible pour le bon fonctionnement du système (parce qu'ils faut que les masses y croient, un miracle électoral est toujours imaginable) la promulgation de lois réprimant l’ingérence politique étrangère, et réglementant de manière drastique le soutien financier du capital aux médias et aux candidats.
Mais on dira sans doute que c’est bien joli tout ça mais que fait-on quand la répression bourgeoise et/ou fasciste effectivement s’abat sur les militants ? Si on ne peut plus arguer de la démocratie et du droit d’expression pour se défendre ou alors hypocritement parce que chacun sait qu’on n’y croit pas ? Il est significatif que tous les groupes qui se sont déclarés unilatéralement « en guerre » avec la bourgeoisie n’ont même pas su par où commencer l’engagement, à l’exception des groupes pratiquant la lutte armée dans l’isolement, dans les années 60 à 80 et qui ont tous été écrasés.
Un parti ouvrier doit donc utiliser la voie électorale et défendre les libertés bourgeoises. Mais il doit simultanément démasquer les illusions et les pratiques opportunistes qui sont créées par cette voie et la réalité cachée par cette apparence de liberté. Ce n’est pas facile. Si la chose était facile, le monde entier serait socialiste depuis longtemps.
La démocratie au sens courant du terme, qui désigne un système politique libéral et parlementaire, et le fascisme ne sont pas antagoniques comme on le croit. Comme Bertold Brecht l’avait relevé, c’est le même système, qui se modifie en temps de guerre ou en temps de crise. L'histoire montre qu'il n'y a pratiquement aucune résistance concrète des libéraux sous les régimes fascistes, et ce n'est pas ou pas seulement par lâcheté, mais parce qu'ils attendent tranquillement que ça passe, sachant que ces régimes sont transitoires et que dans le fond ils travaillent pour eux.
En temps troublés ce sont précisément les gens qui n’ont que les droits de l’homme à la bouche qui vont imposer la dictature, la torture, les assassinats politiques et les internements administratifs. Il y avait plein de démocrates et de républicains parmi les Versaillais quand ils exterminaient les Communards.
L’Ukraine en fait actuellement la démonstration inexorable sous la férule du clown Zelinsky, qui aurait pu être une créature sortie de l'imaginaire pervers de Stefen King.
GQ 22 avril 2022, relu le 5 juin
PS à propos de Stefen King : il a bel et bien offert ses services à la propagande de Kiev. Manque de chance, c'était à des humouristes russes qui s'étaient fait passer pour Zelinsky.