Réhabiliter le socialisme comme objectif politique
Réhabiliter le socialisme comme objectif politique
De quoi parlons-nous ?
Le socialisme proprement dit dans le langage courant désigne le système économique et social qui a existé en URSS et d’autre pays jusqu’en 1991, et qui existe encore aujourd’hui en RPD de Corée et à Cuba, deux pays qui sont soumis à un embargo international féroce qui empêche d'en mesurer tous les mérites. Système calomnié s’il en est, comme chacun sait.
Ce terme ne désignera jamais la doctrine du parti socialiste français, de Blum à Hollande.
J’ai défini ailleurs en passant rapidement le socialisme et le communisme : le premier consiste en la collectivisation des moyens de production, le second dans celle des moyens de consommation. Ces deux projets historiques souffrent d’un grave problème d’image, consécutif aux défaites de la fin du XXème siècle. Pourtant, d’un point de vue rationnel et éthique, ces deux critères sont aussi des objectifs de progrès et de développement indépassables : franchement, à regarder les chose d’un œil neuf et naïf, on ne comprend pas pourquoi, à part l’habitude et violence, le monde est organisé sur d’autres bases !
Le socialisme a un autre critère déterminant : dans une société socialiste règne une faible inégalité des revenus et des fortunes. Voilà qui paraît souhaitable à tous les penseurs dotés d’esprit de justice, et de bonne foi, c’est à dire à ceux qui n’ont pas un intérêt de classe à affirmer le contraire (ou un intérêt directement personnel à le faire). Mais jusqu’à présent le seul moyen éprouvé d’empêcher la croissance de l’inégalité a été de confier le pouvoir à la classe ouvrière, ce qui n’a pas plu aux bourgeois et aux petits-bourgeois, même à ceux qui seraient épris de justice.
Ces critères peuvent être plus ou moins observés, ce qui permet de dire que le socialisme peut être plus ou moins réalisé selon les pays et les époques. Un impôt sur le revenu progressif, dans certaines sociétés, c’est déjà un peu de socialisme ; mais bien entendu de notre point de vue c’est beaucoup trop peu. Alexandra Occasio-Cortez (AOC) qui ne demande rien d’autre passe pour une extrémiste enragée aux États-Unis.
A distinguer évidemment les critères du socialisme de ceux du communisme, qui est un projet réalisable au-delà de l’horizon de l’histoire : disparition de l’argent, de la propriété privée individuelle. Il s’agit bien d’un horizon, car on ne peut pas voir ni prévoir l’évolution de l’humanité, et de l’homme même, au-delà de l’instauration du socialisme partout dans le monde.
Garder en tête que le terme « communiste » ne désigne pas la même chose dans le Manifeste du Parti Communiste de Marx et Engels (1848) et en Russie à partir de 1917 lorsque l’on s’attelle pour la première fois à la tâche de réaliser concrètement les idées de Marx, sous la conduite de Lénine.
Dans le Manifeste, il s’agit du communisme mentionné ci-dessus, à valeur millénariste.
Les socialistes russes de la tendance de gauche « bolchevique » portés au pouvoir par la Révolution d’Octobre changent le nom de leur parti, « communiste » remplace « socialiste ». Ils se distinguent aussi par l’adoption de l’emblème du marteau et de la faucille, symboliques de la nature de classe du nouveau pouvoir, la « dictature démocratique des ouvriers et des paysans ». Ils veulent se distinguer des partis socialistes de la Deuxième Internationale qui ont trahi leur idéal en participant à la Grande Guerre, et affirmer la filiation entre la Révolution d’Octobre de 1917 et la Commune de Paris de 1871.
La tendance socialiste réformiste de droite, anti-bolchevique, a cessé rapidement d’être socialiste, avant même 1914. Au début de sa course, en 1899 avec Bernstein qui veut réviser le marxisme, elle se base sur l’idée que le capitalisme accouchera automatiquement du socialisme pour en conclure que la révolution est inutile, puis lorsqu’elle constatera que la capitalisme n’a nulle intention de se laisser évincer, elle se rabat sur des revendications alimentaires et de réformes sociales préservant le pouvoir bourgeois. Il aboutit au « socialisme à la suédoise », expérience de compromis entre les deux systèmes qui a sombré elle aussi vers 1990 et dont la possibilité était liée à la menace révolutionnaire externe poussant la bourgeoisie aux concessions.
Donc assez curieusement du point de vue linguistique, le socialisme se révèle être le système économique et social concret que veulent instaurer les membres des courants politiques que l’on désigne généralement comme « communiste ». Le socialisme, c’est le but des communistes. Et quant aux termes « socialiste » et « communisme », ils ne renvoient par contre à aucun référent historique précis. Le premier, sauf aux États-Unis, désignera surtout des opportunistes politiques au service du capital, et le second est en grande partie un mythe eschatologique (mais pas complètement).
Le socialisme qui tarde à se réaliser est pourtant le résultat naturel du développement des contradictions économiques du capital, dont sa tendance à autodétruire la concurrence et à concentrer le pouvoir économique et la production entre les mains de quelques monopolistes. Ou encore : l’intérêt de chaque capitaliste est de comprimer les salaires, mais l’intérêt général de la classe capitaliste est de les augmenter pour développer un marché capable d’absorber une quantité de plus en plus déraisonnables de marchandise. D’où crise, et révolution.
Mais cette réalisation plus que souhaitable, car la survie à court terme de l’humanité en dépend, pour le moment a été contrecarrée principalement par le développement de l’impérialisme et de la guerre. L’impérialisme en générant un tribut payé par les pays pauvres et les colonies aux métropoles, soulage la pression sur le salariat en permettant d’augmenter simultanément les salaires et les profits, et endort la combativité des masses. Il permet aussi d’opposer les masses des métropoles à celles des périphéries, d’autant plus facilement qu’il organise simultanément les migrations de main d’œuvre.
Le communisme est lointain et difficile à imaginer, contrairement au très prosaïque socialisme qui consiste à généraliser à toute la population les avantages sociaux dont jouissent déjà les fonctionnaires des pays capitalistes avancés (fi donc, disent ceux qui en profitent déjà, ou qui n’en ont pas besoin!).
Mais il y a en effet un domaine où le communisme à une certaine réalité actuelle et concrète . Il existe une forme de communisme spontané dans la vie intellectuelle et dans la recherche, qui combat inlassablement les entraves au savoir et à la culture dressée par la propriété privée intellectuelle : « le plagiat est nécessaire, le progrès l’implique ».
L’élève qui copie sur son voisin ignore qu’il pratique le commencement du communisme !
Le plagiat, la contrefaçon, la copie, l’utilisation de procédés et de découvertes sans payer les droits afférents sont des délits, mais ce sont aussi des nécessités de la concurrence capitaliste qui développent une contradiction centrale du nouveau monde technologique. Les GAFAM ont largement pillé l’activité gratuite des chercheurs et du public, pour soumettre le résultat à des droits qui sont non seulement des entraves mais des abus. En ce sens le "cyber-communisme" est une reprise de ce que les monopoles ont volé à l’activité intellectuelle libre et ludique de millions de participants ; cela implique aussi qu’un communiste agissant réellement dans notre société telle qu’elle est organisée ne peut être qu’un hors-la-loi. C’était ce que voulaient être les situationnistes, mais pour le moment ils n’ont pas réussi à aller très loin dans leur « révolution de la vie quotidienne » qui ne s'est concrétisée que par l'ouverture de squats, qui ont été au rebours de leurs intentions une étape préparatoire à la gentrification des centres villes.
Julian Assange par contre est un vrai communiste agissant, entendu dans ce sens.
Communisme et socialisme sont donc tous les deux déjà présents dans l’organisation capitaliste la plus moderne, mais contrecarrés et maquillés par l’idéologie et le droit qui ont pour but de freiner le développement des contradictions internes du capitalisme. Ainsi par exemple, les lois anti-trust, les dispositions pour organiser et généraliser artificiellement la concurrence, notamment la législation de l’UE, ou les droit d’auteurs.
Les gens ne sont pas idiots ! Dès le XIXème siècle, on sait qu’en laissant l’économie capitaliste en roue libre, dans une société démocratique où le peuple aurait le dernier mot, on aboutit à une société socialiste avec économie planifiée dans l'intérêt de tous. Quant au communisme, il existe déjà dans la sphère de la consommation, mais parfois aussi dans la recherche et des échanges intellectuel, comme partage gratuit et non mesuré. Résumons : le socialisme est plus radical que le communisme pour la simple raison qu’il existe déjà dans la sphère de la production et de la circulation marchande, mais encore en pointillé, et qu’il est donc immédiatement possible, tandis que le communisme ne se concrétise encore qu’à très petite échelle, dans des groupes très réduits ou très spécialisés, et qu'il suppose ni plus ni moins un "homme nouveau", c'est à dire un changement radical des mentalités.
Le cas de la Biélorussie, le cas de la Chine : socialisme ou pas ? Il a souvent été question pour ce genre de système hybride, de capitalisme d’État, mais ce terme s’il a une pertinence quelque part, ce serait plutôt pour désigner le capital japonais, ou même allemand où la classe où se recrute le personnel dirigeant des entreprises capitalistes est étroitement mêlée aux représentants de l’État et à la caste militaire. Le capitalisme d'État est étroitement lié aux projets d'expansion de cette classe dirigeante hybride. Mais cela ne signifie pas qu'il ne peut pas y avoir de secteur capitaliste dans un pays évoluant vers le socialisme. Dans le raisonnement d’inspiration marxiste, les biens qui satisfont aux besoins des masses se développent sur le sol matériel et sur la production matérielle, et c’est bien le capitalisme et le salariat qui ont permis le développement de forces productives qui permettront au stade suivant la démocratie économique. En ce sens, ces pays moyennement développés où l’État contrôle l’économie peuvent évoluer vers le socialisme, en réagissant aux pressions hostiles de l’impérialisme (c’est à dire de l’Occident sous la conduite des États-unis) avec sans doute d’importantes contradictions internes.
Mais tout souhaitable qu’il soit, le socialisme n’est plus le rêve caché des masses qu’il a pu être vers l’an 1900. Plusieurs raisons à cela : le développement de la consommation, le développement de l'acculturation marchande des masses, une instruction généralisée médiocre et mondialisée dont le contenu se résume à une propagande édifiante pour l'ordre bourgeois, et les transformations territoriales. Ces grandes évolutions du XXème siècle ont fait progresser de front la richesse sociale, l’aliénation et l’exploitation.
La consommation n’accroît pas la richesse des masses, elle les met en danger, les prive du repos, de la satisfaction et du bonheur, les aliène à une existence de forçat. L’instruction obligatoire au rabais sert de moins en moins au savoir faire, à la culture, la science, la connaissance technique et de plus en plus à l’assimilation d’un langage de propagande dès le plus jeune âge, où la vie délirante que nous menons est présentée comme la seule vie heureuse. Et le territoire, des villes comme des continents, remodelé sous prétexte d’efficacité, de productivité, d’hygiène et de confort produit l’isolement des individus, des masses sans conscience.
Notre raison d’être est de réamorcer dans les masses le désir du socialisme, qui est le désir de la satisfaction des besoins de base et de sécurité économique, et rompre avec le romantisme bourgeois et fasciste qui structure la loi du désir. C'est la loi du désir qui aveugle chacun, particulièrement au temps de sa jeunesse, qui exalte le (super)héros individualiste, et qui transforme chaque individu en clown pathétique, à la recherche de son « quart d’heure de célébrité ».
La démocratie politique est l’apanage de la nombreuse classe bourgeoise, dix fois plus nombreuse que celle des anciens maîtres, les féodaux et les rentiers de la terre, mais toujours et inévitablement minoritaire. Il y a un problème avec la démocratie : la vraie démocratie, où l’argent privé ne peut pas influencer l’opinion et le résultat des élections, aboutit inévitablement au socialisme qui représente l'intérêt évident des classes majoritaires. Le régime politique de la bourgeoisie est donc un régime d’alternance entre dictature fasciste pour empêcher cette évolution quand elle devient imminente, et une pseudo-démocratie libérale contrôlée par la propagande.
Les élections libres et pluralistes auxquelles nous sommes habitués ne le sont pas. Mais si elles ne sont pas libres nous ne sommes pas libres non plus de les ignorer. Elles participent de la situation réelle où nous nous battons. Nul ne peut sous-estimer l’importance de celle qui va avoir lieu aux États-Unis le 4 novembre 2020, bien que les deux protagonistes soient des représentants du capital, parfaitement ignobles chacun dans leur genre.
Il me semble donc au vu de ces quelques arguments critiquables et qui j’espère seront critiqués qu’une force politique de masse assumerait l’objectif du socialisme dans la simplicité décrite plus haut, et ne se laisserait pas égarer dans les polémiques artificielles, ou en tout cas secondaires, qui font les délices des médias capitalistes.
Cette force se revendiquerait pour le socialisme, et pour la paix, et pour rien d’autre. Ce n’est pas une force qui lutte pour des droits civiques car le capitalisme les a déjà universalisé. Elle lutte pour une nouvelle démocratie, le droit économique, qui suppose d'expulser les capitalistes du pouvoir politique et de les empêcher de revenir. Elle ne veut pas abolir le capitalisme d’un trait de plume, mais, comme en Chine, le mettre en cage, pour qu’il termine sa tâche historique et dépérisse ensuite.
GQ, 17 septembre 2020, relu le 22 décembre