Sur Charlie-Hebdo et "l'islamophobie"
La question est en voie de péremption : le débat actuel (2025) est repassé aux chauffe-plats de l'instrumentalisation électorale, et de l'agenda sioniste, et par rapport aux réalités internationales (Gaza, Ukraine, Syrie) il parait saugrenu. On y reviendra donc une dernière fois.
Le terme "islamophobe" est équivoque : veut-il signifier le racisme antimusulman? Ou le rejet de la religion islamique?
Il est clair que rien ne peut justifier qu'on tente d'empêcher de critiquer l’islam.
Mais si on n’aime pas le voile islamique pour le principe, on ne va pas toujours regarder avec sympathie celles qui le portent, et qui vont en conséquence pouvoir dénoncer triomphalement le racisme qu’elles rencontreraient quotidiennement. C’est exactement le même le cas pour les juifs en tenue traditionnelle. Ces personnes en mettant en avant leur religiosité de manière ostentatoire pour se poser ensuite en victime indisposent tous ceux qui pensent que la foi doit rester dans le domaine privé. Et ça fait beaucoup de monde.
Quoi qu'en disent les islamistes et leurs avocats de la gauche post-moderne, ce n’est pas Charlie Hebdo qui a commencé la polémique qui a conduit aux assassinats de ses dessinateurs et journalistes en janvier 2015. L'initiative de la violence symbolique n’est pas venue du journal satirique, c'est lui tout au contraire qui est tombé dans le piège tendu de la provocation des prédicateurs radicaux. Il s'est trouvé instrumentalisé à la fois par les extrémistes religieux qu'il croyait combattre et par les antimusulmans racistes qui rêvaient déjà d’une nouvelle expulsion des maures, comme en Espagne en 1609.
Les menaces et les intimidations contre les journalistes pour interdire, tout en les suggérant, des transgressions bien précises, se trouvent au départ de l’escalade de la confrontation symbolique devenue meurtrière. Elles expliquent la republication par Charlie Hebdo des caricatures provenant d’un journal danois qui avait reçu des menaces, pour défendre le principe idéaliste de la liberté d’expression. Cette action l’a placé dans la ligne de mire du terrorisme. Devant les nouvelles menaces, les dessinateurs ont réagi par la surenchère, au mépris malavisé de toute prudence, en produisant de nombreux dessins représentant prétendument le prophète de l’islam.
La stratégie idéologique des terroristes qui se revendiquent de l'islam est de poser un interdit sur le Coran et la tradition, y compris pour les non-musulmans. Leur tactique au jour le jour implique aussi de favoriser délibérément le développement du racisme antimusulman en accumulant les provocations, pour créer des incidents où ils peuvent s'arroger le rôle de défenseur de la religion et des fidèles.
Fondamentalement c'est l'idéologie saoudienne et wahhabite, et ses pseudopodes qui est à l’œuvre. Rien d'étonnant quand on sait que cette déviation sectaire de l'islam est apparue en réaction à la pénétration des Lumières à Constantinople et dans le reste de l'Empire ottoman, titulaire alors du Califat, à la fin du XVIIIème siècle.
Ceci étant posé, les musulmans dans leur grande majorité se sentent réellement atteints par les caricatures, un fait culturel dont il faut tenir compte, car nous avons besoin pour mettre en œuvre la révolution socialiste de la participation et de la conscience politique et sociale des prolétaires de toutes les religions y compris l'islam.
Les religieux fondamentalistes d’autres obédiences regardent avec envie un tel niveau d’hégémonie dans les mentalités populaires, et les progressistes libéraux ressentent devant ce phénomène l’angoisse de vivre l'époque néfaste d'un formidable retour en arrière de la conscience et de la raison - ils n'ont pas tort, mais c'est loin d'être le seul exemple de ce fait déplorable, ni le plus important.
Pourtant ce n'est pas si étonnant, et nous aussi nous n'acceptons pas certaines atteintes symboliques à nos convictions. Moi-même n’aime décidément pas qu’on abatte les statues de Lénine. Et pour user d’une comparaison qui vaut ce qu’elle vaut, je n’ai pas de sentiments très forts pour le drapeau tricolore ; mais si des étrangers le brûlaient devant moi pour me narguer, comment serais-je censé réagir ? Si je restais neutre, cela passerait-il pour de l'internationalisme, ou pour de la lâcheté? Et si mon pays était occupé par un autre, devrais-je continuer à relativiser bien tranquillement l'atteinte portée à ses symboles nationaux ? De même, les musulmans le voudraient-ils, ils ne pourraient pas accepter les caricatures de Mahomet, sous peine de perdre la face dans leur communauté, mais aussi en dehors.
Soit dit en passant, on demande aux jeunes d’origine musulmane d’être de bons français, de respecter l'hymne national et le drapeau, alors qu’on n’a jamais été si exigeant avec les lecteurs petits-bourgeois de Charlie Hebdo, qui les trainent dans la boue depuis plus d'un demi-siècle.
Combattre la religion peut être ambigu. Mais chacun sait que le sacré peut devenir lorsqu'il est politiquement instrumentalisé une force extrêmement répressive. Que ça plaise ou non, la religion islamique donne l’impression très nette d'empiéter sur des libertés élémentaires dans les pays où elle est dominante, et où blasphème et apostasie sont criminalisées. Il y a des preuves que les femmes dans le monde islamique sont discriminée et les homosexuels pourchassés; de fortes raisons de penser qu’il ne tolère pas la liberté sexuelle, ni des hommes, ni des femmes ; qu'il sert le plus souvent à la conservation de l’ordre social. Qu'il fait obstacle à la connaissance scientifique, au moins depuis le XIVème siècle, et à l’expression artistique. Que nombreux sont ses adeptes fanatisés et manipulés par l'impérialisme qui ont saboté la décolonisation et la cause de l’unité arabe. C'est une bonne chose que l'impérialisme occidental ait dû déguerpir d'Afghanistan. Mais cela étant, les Talibans au pouvoir dans ce pays s'ils y apportent la paix n'y apportent pas le progrès, c'est le moins qu'on puisse dire.
Questionner l’islam, son historicité, ses dogmes, ses rituels serait raciste. On met en avant pour imposer cette censure préalable la théorie anachronique du racisme institutionnel, d’une islamophobie d’État en France (en reprenant par là sans vergogne l’antienne francophobe des libéraux anglo-saxons). Or, autant il est vrai que le racisme profond de la période coloniale a laissé des traces dans la population, qui s'effacent peu à peu, autant il est évident que l’État du nouvel âge du capitalisme n’est pas raciste. L’idéologie officielle de l’État, c’est l'antiracisme, et - au moins en 2015 au moment où les assassinats ont été perpétrés - la voix de l’État français post-moderne ce n’était pas celle de Marine le Pen, c’était bien plutôt celle de Charlie Hebdo. Et si on veut pour résoudre la contradiction faire de Charlie Hebdo un journal raciste, on aura étiré tellement le concept de racisme que le ressort en sera complètement cassé.
Mais pour remédier à cette insistance de l'irrationnel, et lever le tabou sur l’islam que des gauchistes mal inspirés tendent à conforter, faut-il publier des caricatures de Mahomet ? Qui peut croire cela ?
Par ailleurs, quand on lance un défi, il faut pouvoir le soutenir par ses propres moyens, il ne faut pas avoir à compter pour ça sur la magnanimité de ses ennemis. Un journal antimilitarisme et anarchiste qui en fut réduit à être protégé - et si mal - par la police et par l’État, montrait la superficialité tragique de sa ligne politique. Et le fait d’enterrer Charb au son de l’Internationale n’y changea rien et ne fit qu’ajouter à la confusion.
Le transfert du langage anticlérical anarchisant du champ de la lutte contre l’église catholique vers la lutte contre l’islam ne se fait pas sans distorsions, car l’agressivité anticatholique de tradition française s’expliquait par un lourd contentieux : le parti pris antirévolutionnaire et antidémocratique de l’Église pendant 200 ans. Le camp qui revendique la laïcité s’est historiquement développé dans un contexte de lutte contre l’Église catholique, qui était et qui reste malgré ses ondulations tantôt vers la droite (Jean Paul II) ou vers la gauche (François) une force politique sans scrupule et très organisée. Il a mené cette lutte qui fut parfois sanglante (et bien davantage encore en Espagne qu'en France) en s’appuyant sur des minorités sécularisées : protestants, juifs, et surtout sur les catholiques laïcisés issus de la tradition gallicane. L’injure antireligieuse qui était pratiquée dans ce contexte et qui relève maintenant d’une situation et d’une culture politique largement dépassées n’a plus de sens libérateur lorsqu’elle vise des minorités qui ne partagent pas cette histoire mais une autre : celle du colonialisme, et le vécu de l'exploitation de la classe ouvrière. Elle ne fait que prolonger et prendre le relai du racisme anti-arabe bien tranquille du Français moyen des années 1960.
Le rejet de l’islam peut s’expliquer sans doute par la peur de l’islamisation. En effet selon certains la France pourrait, démographie et prosélytisme aidant, devenir musulmane, et bien que ce soit improbable (et encore plus depuis les derniers massacres) cette idée ne plait guère aux Français chrétiens, agnostiques ou athée, car ils y voient une atteinte à leur identité. Les non-musulmans de la tradition politique de gauche refuseront implicitement, mais sans discussion que l’avenir du pays de la révolution puisse être l’islamisation, au moment où la ghettoïsation des quartiers enferme les communautés ethnico-religieuses minoritaires dans l'entre-soi.
La peur de l’islamisation témoigne surtout du manque de confiance des Français en leur propre pays, en leur propre avenir, et de leur sentiment de vide intérieur depuis que le projet révolutionnaire séculaire qui donnait un sens à leur patriotisme s’est dissipé. Ceux qui ne croient plus en rien ont l’impression qu’ils vont se faire dévorer tout cru par des religieux dogmatiques, violents, sans scrupules et tyranniques qui avancent sans se poser de question.
Ils ne voient pas que la division du peuple en plusieurs communautés religieuses hostiles les unes aux autres a été manigancée par la bourgeoise (et particulièrement la bourgeoisie de gauche, post-soixante huitarde) pour affaiblir le prolétariat, et que cela a réussi au-delà de toute espérance !
Pour vivre avec les autres français et s'intégrer dans leur société, les musulmans, sans avoir pour cela à aller à Canossa pour fournir des justifications humiliantes, doivent renoncer à placer au dessus de tout leur religion dont la pratique stricte les sépare du reste du peuple. On doit d’ailleurs en dire autant des juifs orthodoxes et des chrétiens évangéliques. Si les uns et les autres ne le font pas, ils ne s'intégreront jamais à ce pays.
Nous avons donc devant nous les éléments constitutifs d’une évolution très négative de la situation politique française. Et nous devons les uns et les autres commencer à utiliser notre intelligence, ce qui signifie « s’exprimer » moins librement (pour dire n'importe quoi) et travailler davantage politiquement.
Il y a une voie de salut mais elle est difficile, et beaucoup croient qu’elle est définitivement fermée depuis 1989 et la "chute du Mur". Cette voie est le retour à la révolution sociale et au dépassement des conditions existantes.
Pour vivre avec les musulmans, les autres parties du peuple doivent les retrouver en partageant avec eux des notions et une solidarité communes qui dépassent les différences. La croyance passive au progrès et à la démocratie, qui sont manifestement en panne, doit être remplacée par la lutte sociale pour les réaliser.
Pour se sortir des impasses qui sont utiles à la perpétuation d’un ordre social global injuste pour tous, et il faut bien le dire injuste particulièrement souvent pour les français d’origine musulmane, il faut promouvoir et propager le socialisme, qui est au dessus des clivages de culture ou de religion.
Après les attentats terroristes de masse du Treize Novembre 2015 et du Quatorze Juillet 2016, et l'assassinat de Samuel Paty le 16 octobre 2020, se profile aussi la montée d’une nouvelle sorte d’islamophobie : il y a des Français complètement indifférents en matière de religion, sans angoisse identitaire et nullement racistes qui ont soudain l’impression que leur pays est attaqué, au nom de l’islam, et qui se demandent ce qu’ils ont fait pour mériter cela.
Et à cela nous avons la réponse. Notre pays a pris l’initiative de nombreuse guerres d'agression dans le monde musulman - et soutient celle qui est menée en ce moment à Gaza, et là c’est bien nous qui avons commencé. Mais ce ne sont pas les musulmans laïcs que notre gouvernement a combattu qui nous ont frappés, mais les mercenaires obscurantistes qu’il a encouragé et armé lui-même pour les révoltes qu’il a fomentées contre les États arabes, en Libye, en Syrie, en Irak, etc.
La créature immonde du fascisme vert a été créée par la CIA et les services saoudiens pour combattre le socialisme en Afghanistan, dans les années 1980. Depuis il ravage le monde musulman en y commettant des crimes abominables qui débordent parfois dans les métropoles occidentales. Les autorités françaises de droite et de gauche ont une responsabilité absolument directe dans les crimes qui ont ensanglanté et ruiné la Libye et Syrie depuis 2011. Mouammar Kadhafi a été assassiné probablement à l'instigation de Sarkozy, et Laurent Fabius avait publiquement appelé à l’assassinat de Bachar el Assad, plus de 2000 français seraient allés prêter main forte au terrorisme en Syrie, très probablement avec l’appui des autorités françaises, et aux applaudissement des médias, tous plus "Charlie" les uns que les autres.
Ils ont aussi une responsabilité écrasante dans l'instrumentalisation de ce terrorisme contre la Russie et contre la Chine.
Sans dépassement révolutionnaire, le terrorisme islamique ne va provoquer rien d’autre qu’une réaction chauvine et raciste, et une Union Sacrée comme en 1914, permettant de justifier de nouvelles guerres et de nouveaux massacres, voire même une guerre civile de basse intensité.
La construction du parti révolutionnaire réellement représentatif du prolétariat et proposant comme programme le socialisme du XXIème siècle est la seule issue du labyrinthe.
GQ 18 janvier 2015, relu et modifié le 3 janvier 2025