"Islamophobie" et "Charlie", critique de deux concepts en miroirs, équivoques et dangereux.
Cet article risque de déplaire tout autant à ceux qui ont fait de Charlie Hebdo une icône de la liberté au point de se battre entre eux pour acheter le numéro qui a suivi les attentats du 7 janvier 2015, qu'à la gauche influencée par l'islamisme (plus exactement par la face du double-langage islamiste qui est conçue à son intention). Malheureusement, pour beaucoup, l'engagement politique n'est qu'une expression de narcissisme moral et s'ils se trouvent laids dans le miroir que je leur tends, c'est regrettable mais inévitable.
Quant aux autres, je leur conseille de lire jusqu'au bout avant de se former une opinion. Car ce n'est ni l'islam ni la liberté d'expression des médias bourgeois qui sont véritablement menacés.
Le "Charlie Hebdo" dont il est question n'a d'ailleurs pas survécu aux attentats et à leur récupération et l'hebdo fastidieux (et anticommuniste) qui porte maintenant ce nom est en dessous de toute critique.
Le terme "islamophobe" est équivoque : veut-il signifier le racisme antimusulman? Ou le rejet de la religion islamique?
Rien ne peut justifier le rejet des musulmans en tant qu’humains, qui est une forme de racisme. Mais rien ne peut interdire de critiquer sans concession l’islam en tant que discours religieux.
Ce n’est pas toujours évident dans le concret de distinguer entre ces deux attitudes. Si on n’aime pas le voile islamique pour le principe, on ne va pas toujours regarder avec sympathie celles qui le portent par pure et visible provocation, et qui vont pouvoir dénoncer triomphalement le racisme qu’elles rencontreraient quotidiennement. C’est aussi le cas pour les juifs en tenue traditionnelle. Ces personnes en mettant en avant leur religiosité de manière ostentatoire indisposent tous ceux qui pensent que la foi doit rester dans le domaine privé. Et en France ça fait beaucoup de monde. Les racistes utilisent cette ambiguïté, d’une manière évidente pour tous.
Charb manifestement n’était islamophobe ni d’une manière ni de l’autre. Il était si peu islamophobe qu'il en appelait dans ses dessins à Allah ou à Mahomet contre les terroristes. Mais en voulant montrer qu'il comprenait mieux l'islam qu'eux il n'a fait qu'aggraver son cas.
Quoi qu'en disent les islamistes et leurs avocats de gauche, ce n’est pas Charlie Hebdo qui a commencé la polémique
L'initiative de la violence symbolique n’est pas venue du journal satirique, c'est lui au contraire qui est tombé dans le piège tendu de la provocation des prédicateurs extrémistes. Il se trouve donc instrumentalisé à la fois par les extrémistes religieux qu'il croit combattre et par les antimusulmans racistes qui rêvent maintenant ouvertement d’une nouvelle expulsion des maures, comme en Espagne en 1609.
C’est bien le journal qui est tombé dans le piège de la provocation. Les menaces et intimidations contre la liberté de la presse pour interdire, tout en les suggérant, des transgressions, se trouvent au départ de l’escalade d’une confrontation symbolique devenue meurtrière. Elles expliquent la republication par Charlie Hebdo, il y a quelques années, des stupides caricatures, islamophobes au premier sens du terme, d’un journal réactionnaire danois, pour défendre le principe idéaliste de la liberté d’expression. Cette action l’a placé définitivement dans la ligne de mire du terrorisme de tendance islamiste. Devant les menaces, les dessinateurs ont réagi par la surenchère, en produisant de nombreux dessins représentant prétendument le prophète de l’Islam.
Mais sans cette mise au défi par des gens qu’on ne peut pas classer politiquement ailleurs que parmi les fascistes, ces dessinateurs athées n'avaient pas beaucoup de raison de caricaturer un personnage qui vécut au VIIème siècle, dont personne ne connait plus le visage ni l'aspect physique. D’ailleurs les caricatures en question sont plutôt inspirées de l’apparence de religieux tout à fait contemporains que de ce qu'on sait de celle des religieux musulmans du VIIème siècle.
La stratégie idéologique des terroristes est de suspendre un interdit sur le Coran, y compris chez les non musulmans. Faute d’arguments, on va forclore la discussion. Leur tactique au jour le jour implique aussi de favoriser délibérément le racisme antimusulman, pour créer des situations où ils peuvent s'arroger le rôle de défenseur de la religion et des fidèles.
Fondamentalement c'est la stratégie saoudienne et wahhabite qui est à l’œuvre et qui prend en otage l’ensemble du monde islamique.
La puissance du dispositif provient du fait béant que les musulmans se sentent réellement atteints par les caricatures, ce qui ne laisse pas de nous étonner, mais c'est un fait dont il faut tenir compte, car nous avons besoin pour mettre en œuvre la révolution socialiste de la participation et de la concience politique et sociale des prolétaires de toutes les religions y compris l'islam.
Les religieux fondamentalistes d’autres obédiences regardent avec envie un tel niveau d’hégémonie dans les mentalités populaires, et les progressistes ressentent devant ce phénomène l’angoisse de vivre l'époque néfaste d'un formidable retour en arrière.
Pourtant ce n'est pas si étonnant, nous aussi nous n'acceptons pas certaines atteintes symboliques. Sans pratiquer le culte de la personnalité, je n’aime décidément pas qu’on abatte les statues de Lénine. Et pour user d’une comparaison qui vaut ce qu’elle vaut, je n’ai pas de sentiments très fort pour le drapeau tricolore ; mais si des étrangers le déchiraient devant moi pour me narguer, comment serais-je censé réagir ? Si je restais neutre, cela passerait-il pour de l'internationalisme, ou pour de la lâcheté? Et si mon pays était occupé par un autre, devrais-je continuer à relativiser bien tranquillement ? Ne pourrait-on pas m’accuser de manquer de dignité ? Les musulmans le voudraient-ils, ils ne pourraient pas accepter les caricatures de Mahomet, sous peine de perdre la face dans leur communauté, mais aussi en dehors.
Soit dit en passant, on demande aux jeunes d’origine musulmane d’être de bons français, alors qu’on n’a jamais été si exigeant avec les lecteurs de Charlie Hebdo.
On veut combattre les idéologies religieuses réactionnaires, mais il faut savoir au nom de quoi. Si c’est au nom d’une autre croyance, ça n’ira pas loin. Or le rationalisme athée progressiste abstrait qui s’accommode des régressions sociales n’est que cela. C’est une croyance comme une autre, retombée dans le pharisaïsme.
Combattre la religion peut être ambigu donc.
Mais chacun sait que le sacré peut devenir lorsqu'il est politiquement instrumentalisé une force extrêmement répressive. Bien souvent, la religion donne l’impression d'empiéter sur des libertés élémentaires, d'empêcher de vivre librement. Il ne manque pas malheureusement de musulmans pour corroborer cette impression. Il y a des raisons de penser que la femme dans l’islam est discriminée ; qu’il ne tolère pas la liberté sexuelle ; on peut lui reprocher de servir au conservatisme de l’ordre social. De faire obstacle à la connaissance scientifique. A l’expression artistique. De contribuer à l’archaïsme et au sous-développement. D’enfermer ses adeptes dans un ghetto mental. D’avoir saboté la cause de l’unité arabe. Et bien d’autres choses encore, et alors on verra bien ce que ses fidèles nous répondront. Oui, s'il est possible de les questionner.
Mais questionner l’islam, son historicité et ses dogmes serait raciste. Il s’agit là d’un procédé d’hystérisation de la discussion, malheureusement très courant aujourd'hui, et pratiqué aussi pour d'autres causes.
Un des moyens utilisés pour procéder à cette censure préalable du débat est la mise en avant d’une théorie du racisme institutionnel, d’une islamophobie d’État en France (en reprenant par là sans vergogne l’antienne francophobe des libéraux anglo-saxons).
Or, autant il est vrai que le racisme profond de la période coloniale a laissé des traces dans la population, autant il est évident que l’État du nouvel âge du capitalisme n’est pas raciste. L’idéologie officielle de l’État , c’est l'antiracisme, et la voix de l’État ultra-moderne ce n’est pas celle de Marine le Pen, c’est bien plutôt celle de Charlie Hebdo. Et si on veut pour résoudre la contradiction faire de Charlie Hebdo un journal raciste, on aura étiré tellement le concept de racisme que le ressort en sera complètement cassé.
Mais pour remédier à cette insistance de l'irrationnel, et lever le tabou de l’islam que des gauchistes mal inspirés tendent à conforter, faut-il faire sans arrêt des caricatures de Mahomet ?
Ça ne semble pas la meilleure méthode pour enlever les blocages au débat. La couverture du numéro de Charlie Hebdo qui a suivi le massacre de sa rédaction est une revanche compréhensible de la part de survivants, mais c’est aussi un acte de guerre idéologique, qui peut se transformer en guerre tout court. C’est une erreur fondamentale. Si le but est de contribuer à la laïcisation des musulmans, c’est plus que raté.
Par ailleurs, quand on lance un défi, il faut pouvoir le soutenir par ses propres moyens, il ne faut pas avoir à compter pour ça sur la magnanimité de ses propres ennemis.
Un journal antimilitarisme et anarchiste qui en est réduit à être protégé par la police et par l’État, qui va en être réduit à soutenir d’autres invasions et d’autres guerres impérialistes contre d'autres musulmans montre la superficialité tragique de sa ligne politique.
Et le fait d’enterrer Charb au son de l’Internationale n’y change rien, ça ne fait qu’ajouter à la confusion.
Le transfert du langage anticlérical du champ de la lutte contre l’église catholique vers la lutte contre l’islam ne se fait pas sans distorsions, car l’agressivité anticatholique s’expliquait par un lourd contentieux : le parti pris antirévolutionnaire et antidémocratique de l’Église pendant 200 ans. La laïcité s’est historiquement développée dans un contexte de lutte contre l’église catholique, qui était et qui reste malgré ses ondulations tantôt vers la droite (Jean Paul II) ou vers la gauche (François) une force politique sans scrupule et très organisée. Elle a mené cette lutte qui fut parfois sanglante (et bien davantage encore en Espagne qu'en France) en s’appuyant sur des minorités sécularisées : protestants, juifs, et surtout sur les catholiques laïcisés issus de la tradition gallicane. L’injure antireligieuse qui était pratiquée dans ce contexte et qui relève maintenant d’une situation et d’une culture politique largement dépassées n’a plus de sens libérateur lorsqu’elle vise des minorités qui ne partagent pas cette histoire mais une autre : celle du colonialisme.
Le rejet de l’islam peut aussi s’expliquer par la peur de l’islamisation. En effet selon certains la France pourrait, démographie et prosélytisme aidant, devenir musulmane, et bien que ce soit improbable (et encore plus depuis les derniers massacres) cette idée ne plait guère aux français chrétiens, juifs, ou athée, car ils y voient une atteinte à leur identité. Quant aux non-musulmans de tradition de gauche, ils refuseront implicitement, mais formellement, et sans discussion que l’avenir du pays de la révolution puisse être l’islam. Ce n'est pas cohérent avec leur idéologie du débat démocratique, mais c'est comme ça.
Nous avons donc devant nous les éléments constitutifs d’une évolution très négative de la situation française, n’excluant pas la guerre civile, ou l’État policier. Et nous devons les uns et les autres commencer à utiliser notre intelligence, ce qui signifie « s’exprimer » moins librement (pour dire n'importe quoi) et travailler davantage politiquement.
Il y a une voie de salut mais elle est difficile, et beaucoup croient qu’elle est définitivement fermée depuis 1989. Cette voie est le retour à la révolution et au dépassement des circonstances existantes.
La peur de l’islamisation témoigne surtout du manque de confiance des Français en leur propre pays, en leur propre avenir, et de leur sentiment de vide intérieur depuis que le projet révolutionnaire séculaire qui donne son sens à leur patriotisme s’est dissipé. Ceux qui ne croient plus en rien ont l’impression qu’ils vont se faire dévorer tout cru par des religieux violents et tyranniques qui avancent sans se poser de question.
Ils ne voient pas que la division du peuple en plusieurs communautés religieuses hostiles les unes aux autres a été manigancée par la bourgeoise (et particulièrement la bourgeoisie de gauche, post-soixante huitarde) pour affaiblir le prolétariat, et que cela a réussi au-delà de toute espérance !
Pour vivre avec les autres français, les musulmans doivent renoncer (non par des déclarations creuses et humiliantes, mais par la prise de conscience et la pratique) à placer au dessus de tout leur religion dont la pratique stricte les sépare du reste du peuple. On pourrait d’ailleurs en dire autant des juifs orthodoxes et des chrétiens évangéliques.
Pour vivre avec les musulmans, les autres parties du peuple doivent les retrouver en partageant avec eux des notions et une solidarité communes qui dépassent les différences. La croyance passive au progrès et à la démocratie, qui sont manifestement en panne, doit être remplacée par la lutte sociale pour les réaliser.
Pour se sortir des impasses qui sont utiles à la perpétuation d’un ordre social global injuste pour tous, et il faut bien le dire injuste particulièrement souvent pour les français d’origine musulmane, il faut promouvoir et propager le socialisme, qui est au dessus des clivages de culture ou de religion.
Après les attentats terroristes de masse du Treize Novembre se profile aussi la montée d’une dernière sorte d’islamophobie : il y a des français complètement indifférents en matière de religion, sans angoisse identitaire et nullement racistes qui ont soudain l’impression que leur pays est attaqué, au nom de l’islam, et qui se demandent ce qu’ils ont fait pour mériter cela.
Et à cela nous avons la réponse. Notre pays a pris l’initiative de nombreuse guerres d'agression dans le monde musulman, et là c’est bien nous qui avons commencé.
Mais ce qui est particulièrement difficile à encaisser, c’est que ce ne sont pas les musulmans laïcs que notre gouvernement a combattu qui nous ont frappé, mais les mercenaires obscurantistes qu’il a encouragé et armé lui-même pour les révoltes qu’il a fomentées contre les États arabes, en Libye, en Syrie, en Irak, etc.
La créature immonde du fascisme vert a été crée par la CIA et les services saoudiens pour combattre le socialisme en Afghanistan, dans les années 1980. Depuis il ravage le monde musulman en y commettant des crimes abominables. Les autorités françaises de droite et de gauche ont une responsabilité absolument directe dans les crimes qui ensanglantent la Syrie depuis cinq ans (300 000 morts, dix millions de réfugiés). Un simple fait éclaire tout le reste : Laurent Fabius a publiquement appelé à l’assassinat de Bachar el Assad, le président syrien. Plus de 2000 français seraient allés prêter main forte au terrorisme en Syrie, très probablement avec l’appui ou au moins la tolérance des autorités françaises, et aux applaudissement des médias, aujourd’hui tous plus "Charlie" les uns que les autres.
Certaines factions de ces groupes criminels sont maintenant entrées en rébellion contre le maitre, le créateur, le Frankenstein occidental. Il ne pourra être vaincu dans ce pays que par l’unité du peuple français, toutes croyances confondues.
Mais on ne pourra pas compter pour cette cause sur les intégristes de toutes les religions, qui prétendent appartenir au peuple de Dieu. Ils relèvent d’autorités qu’ils placent au ciel, et qui ne se trouvent en tout cas pas en France, et qui détestent la patrie de la révolution au moins depuis 1789.
Dans ces conditions la « phobie » de la pratique fondamentaliste des religions, et y compris l’islam, est parfaitement justifiée. Encore faut-il ne point en rester là. Car l’athéisme bourgeois n’est qu’une religion de plus et n'est sans doute pas la plus intéressante.
Sans dépassement révolutionnaire, le terrorisme islamique ne va provoquer rien d’autre qu’une réaction chauvine et raciste, et une Union Sacrée comme en 1914, permettant de justifier de nouvelles guerres et de nouveaux massacres.
La construction du parti révolutionnaire réellement représentatif du prolétariat et proposant comme programme le socialisme du XXIème siècle est maintenant une urgence absolue.
GQ 18 janvier 2015, relu le 13 février 2015
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