Italie, mars 1978 : qui avait raison, le PCI ou les BR ?
Berlinguer, ou les BR ?
Selon une anecdote rapportée par un des dirigeants historiques des Brigades Rouges (BR), il existait après la guerre en Italie des sections rurales du Parti communiste italien (PCI) où les portraits de Gramsci et de Staline étaient collés dos à dos. Lorsque des cadres urbains participaient aux réunions, le coté Gramsci était tourné vers la salle, et le coté Staline vers le mur, et les jours où on était entre soi, c’était l’inverse.
Avec le recul, si on se replonge dans la situation de l’Italie en mars 1978, au moment de l’enlèvement d’Aldo Moro par les Brigades Rouges, parmi les marxistes italiens qui avait raison ? Ou qui avait le moins tort ? Le PCI d’Enrico Berlinguer ? Ou les Brigades Rouges, avec le reste de la mouvance armée ? Deux forces qui émanaient effectivement de la classe ouvrière et qui ont alors agi en sens contraire.
On ne sait d’ailleurs toujours pas vraiment ce qui a agi pendant cette époque furieuse, et on tend même à en savoir de moins en moins, les catégories bourgeoises du récit historique qui s’imposent maintenant partout, à commencer par celle de « terrorisme » ne pouvant pas y contribuer. Ceux qui agissent vraiment historiquement à un moment ou à un autre entrent dans le brouillard de la guerre, et il n'est pas sûr qu'ils en ressortent un jour.
A l’époque j’avais exactement 20 ans, j’étais aligné politiquement sur le PCI et la Yougoslavie de Tito (et non sur le PCF) et je pensais que les brigadistes étaient des fous, ou des simples d’esprit qui n’avaient absolument aucune chance de gagner. Je n’ai jamais pensé, par contre qu’ils n’étaient que des gauchistes manipulés ou des provocateurs.
Des fous et des simples d’esprit, on aurait tendance à en manquer cruellement de nos jours. Des mouvements partis de bien plus bas que le mouvement révolutionnaire italien des années 1970, avec bien moins de force apparente et avec des bases sociales et territoriales plus fragiles ont réussi des révolutions – à commencer par les bolcheviks. Si on admire l’aventure téméraire du Che, et bien il faut admirer aussi les révolutionnaires italiens des années 1970, dont certains sont d'ailleurs partis après leur échec à domicile continuer la lutte en Amérique latine, au cours de la décennie suivante.
Les BR voulurent empêcher le compromis historique ourdi difficilement par Berlinguer et Moro entre le PCI et la Démocratie chrétienne (DC) d’Aldo Moro où le dernier cherchait manifestement à berner l’autre. La DC, le parti de gouvernement en Italie depuis la Libération avait en effet une sacrée une longueur d’avance en matière de fourberie, car il était intrinsèquement liée dans ses diverses factions à l’Église, à la mafia, aux réseaux Gladio et « stay behind » de la CIA ; tandis que le PCI était internationalement isolé, en délicatesse avec Moscou et encore plus avec Pékin - si tant est qu'il n'eût pas en fait déjà renoncé à sa mission historique.
Ce projet de compromis envisagé avec le recul dont on dispose aujourd’hui préfigurait quelque peu les désastreuses concessions, et de l’union de la gauche dans la France de Mitterrand, et de la Perestroïka soviétique. Cela dit le rapport de force en Italie quelques années plus tôt semblait encore favorable à la classe ouvrière dans ce genre de négociation avec ses adversaires et la vague néolibérale n’avait pas encore déferlé dans le champ idéologique pour la couper de la petite bourgeoisie intellectuelle. Le calcul du PCI dans sa marche très lente vers le pouvoir – qui s’est avérée trop lente – pouvait sembler fondé. Il pouvait aussi sembler le seul possible vu le poids écrasant des États-Unis en Italie et la « complexité » de la société de consommation de masse qui s’était développée depuis 1945 et que Pasolini - assassiné en 1975 - dénonçait comme un fascisme réalisé – et l’époque faisait directement suite au coup d’État contre l’Unité Populaire au Chili qui servait d’avertissement sans frais à la gauche électorale du monde occidental.
Les BR dans ce contexte semblent ressortir d’une tradition ouvriériste qui n’a pas voulu s’emparer du pouvoir, mais plutôt le détruire, dans une dérive anarchisante cohérente avec la popularité des idées d’autogestion et d’autonomie ouvrière à cette époque dans les masses révolutionnaires en Italie – et en France - et leur haine du fascisme toujours vivace depuis les affrontement de la Libération. En cela elles avaient manifestement tort. Pour détruire réellement un appareil d’État hégémonique et profondément enraciné dans l’histoire il faut le remplacer, comme les religions victorieuses qui construisent leur nouveau temple à l’emplacement du temple des vaincus.
Mais les militants des BR paradoxalement reprochaient aussi au PCI de n’avoir pas pris le pouvoir après 1945. Elles auraient d’ailleurs sous-estimé le rôle personnel d’Aldo Moro, n’y voyant qu’un porte parole sans épaisseur de la bourgeoisie post-fasciste italienne. Or ce personnage-clef semble avoir été un patriote qui ressemblait plus à de De Gaulle qu'à Mitterrand. Il semble aussi que le Mossad l’ait tenu l’œil pour ses liens avec Khadafi – déjà la bête noire des occidentaux à l’époque. Auraient-ils travaillé sans le vouloir pour leurs ennemis ?
Bref fallait-il parier sur l’hégémonie graduelle du prolétariat et l’étouffement progressif de la bourgeoise selon Gramsci ? Ou sur la guerre populaire prolongée selon Mao ?
Par bon sens usuel et pour le confort de la vie quotidienne, on choisira le plus souvent la première option, jusqu’au jour où la bourgeoisie, comme en Espagne en 1936, en Indonésie en 1965, en Colombie en 1985 décide le génocide des militants de gauche, et par romantisme révolutionnaire la seconde. Mais celui qui agit vraiment, que devrait-il faire ?
Le mouvement révolutionnaire des années 1970 dont les BR étaient l’un des aspects les plus visibles avait-il en fait une chance réelle de triompher en Italie? Ce que le PCP qui avait pourtant l’appui d’une partie des forces armées venait juste auparavant de renoncer à faire au Portugal. On ne le saura jamais, si poser la question a un sens, mais s’il l’avait fait nul doute qu’il se serait concrétisé sous la forme prosaïque d’un petit État socialiste assiégé non sans une importante base industrielle, qui comme tel aurait peut être pu durer longtemps, jusqu’à nos jours, comme Cuba ou la RPD de Corée. Et s’il survivait davantage aujourd’hui de ce genre de pays authentiquement socialistes qui se sont attaqués directement à la propriété privée des moyens de production et à l’État de droit qui la protège, leur image et leur prestige serait plus grands, et leur influence dans le monde aussi.
Il existait alors un arc révolutionnaire méditerranéen qui s’étendait du Portugal à la Turquie et la Palestine. Il aurait pu être un catalyseur de la révolution autour de la Méditerranée et en Amérique latine aussi.
Il faut aussi se souvenir qu’avant le retour de bâton thatchérien en Grande Bretagne, le pays embourbé dans une guerre coloniale anachronique en Irlande du Nord et en crise économique prolongée depuis le début des années 60 évoluait de plus en plus vers la gauche et que de l’avis de tous le Labour Party se situait bien plus à gauche que le PCI. Et même les socialistes suédois si sages d’Olaf Palme suscitaient des inquiétudes dans la bourgeoisie transatlantique.
Tout ceci n’est pas pour rêver à des uchronies, mais pour rappeler que bien davantage de choses sont possibles à une époque donnée que le bon sens rassi serait porté à admettre par la suite, et que les rengaines redondantes du j'l'avais-bien-disme et de l’à-quoi-bonisme ne sont pas le nec plus ultra de la science politique.
En réalité, ce qui manquait sans doute le plus aux mouvements révolutionnaires des années 1970, c’était l’effet de surprise. Depuis 1917 et encore plus depuis 1945 toutes les forces libérales, conservatrices, religieuses et fascistes du monde entier coopéraient avec acharnement et compétence contre l’avènement annoncé du socialisme mondial, quelque soit la forme qu’il prisse, avenante ou violente, rassembleuse ou intransigeante.
Au moins ce n’est plus le cas aujourd’hui. Alors attendons-nous à être surpris.
GQ 22 mai 2024, relu le 28 août