Anticolonialisme ou séparatisme?
Illustration : La Fédération de Yougoslavie, une nation détruite: cas d'école des méfaits du séparatisme. Mais elle était elle-même issue des démembrements des empires multinationaux d'Autriche-Hongrie et de la Turquie ottomane.
Anticolonialisme et séparatisme, selon quel critère les distinguer et où placer la limite?
Cette question s'est posé en 2022 à propos des référendums que la Russie a organisé dans quatre régions russophones qu'elle occupe dans le sud ukrainien : s'agit-il d'initiatives séparatistes contraires au droit international ou au contraire d'une réaction tardive au séparatisme illégitime qui a coupé ces régions de la Russie en 1991 et davantage encore en 2014?
On se souvient que les adversaires de l’indépendance de l’Algérie, surtout ceux qui étaient issus de la gauche laïque, ont tenté de faire passer la lutte anticolonialiste pour un séparatisme anti-français réactionnaire. Au vu des réalités historiques, géographiques, démographiques, culturelles, économiques et sociales, cette démarche était cousue de fil blanc et n’a trompé que ceux qui voulaient l’être.
Mais il peut se trouver des situations concrètes où il est plus difficile de trancher, et de savoir s'il s'agit de séparatisme ou de décolonisation.
Il y a eu plusieurs cas de figure concernant les revendications nationales :
- la colonie outremer, exploitée économiquement et occupée militairement (Algérie, Inde, Congo, Viet Nam, etc.)
- la nation conquise ou démembrée mais dont l’exigence géographique et historique ne fait aucun doute (Irlande, Pologne, etc)
- les nations non historiques (ou dont l’histoire autonome est très ancienne ou éphémère) qui peuvent revendiquer un territoire où elle sont majoritaires (mais sur le terrain la situation est toujours complexe et les populations sont mêlées). Les nations constitutives de la Yougoslavie étaient de ce type.
Les nations réelles sont des constructions historiques sur des territoires donnés, qui sont toujours composées de régions et de populations diverses, qui peuvent être pluri-ethniques, et qui résultent d'un processus de conquête politique et militaire progressif à partir d'un centre, presque toujours un siège dynastique. Ce processus qui absorbe des territoires périphériques pour leur valeur stratégique est souvent aliénant et brutal, mais il n'est pas de même nature que la conquête coloniale qui s'appuie sur une volonté d'exploitation économique et sur une pratique administrative raciste.
Pour résoudre les contradictions entre la grande nation centrale et les petites nations périphériques, ou "ethnies", l'histoire propose la solution d'une nation fédérale comme par exemple l’ancienne Yougoslavie, la Tchécoslovaquie ou l'URSS, laquelle peut être composées de plusieurs nations unitaires emboitées comme des poupées russes. On peut dans ce cas relever de plusieurs identités nationales à la fois qui coexistent sans contradiction.
Outre l'éloignement géographique, le critère central pour distinguer les colonies des territoires périphériques d'une nation historique complexe sont : la participation significative ou non de dirigeants issus de la périphérie au pouvoir politique central, et l'existence ou non d'un rapport d'exploitation économique. Selon ces critères, au sein du Royaume-Uni, l'Écosse n'était pas une colonie (et ne l'est toujours pas) et l'Irlande l'était. Dans ce dernier cas, la partition du pays au moment de l'indépendance en 1921 montre que le séparatisme peut être utilisé contre l'émancipation d'une colonie pour affaiblir le nouvel État indépendant. Le séparatisme est également l'instrument principal qui a été utilisé pour détruire l'URSS.
Si la lutte pour l’indépendance des colonies est absolument justifiée, et du point de vue formel pour l'essentiel achevée (sauf exceptions dont la plus importante est la Palestine - mais aussi les territoires qui subsistent de l'outremer français, comme la Nouvelle Calédonie), le séparatisme est rarement légitime, et il est susceptible d'aboutir dans bien des cas à un contrôle indirect très contraignant du protecteur puissant qui a favorisé l'accession à l'indépendance formelle. L'indépendance des États Baltes qui ont été vidés de leur substance économique et de leur population depuis 1991 est de cette sorte. Ne seraient guère mieux loties une Écosse ou une Catalogne indépendantes formellement, mais membres très subalternes de l'UE et de l'OTAN.
L'Arménie, nation historique incontestable, était cependant beaucoup mieux lotie et beaucoup mieux défendue en tant que république soviétique, qu'en tant qu'État indépendant doté d'un siège à l'ONU et d'une équipe nationale de foot. Et on peut dire de même de l'Ukraine.
L'indépendance nécessite de tracer des frontières internationales nouvelles qui conduisent à des déplacements forcés de population. Ainsi les Serbes de la Krajina croate ont dû tous quitter leur terre natale, où ils étaient largement majoritaires, en 1995, et des millions de Russes se retrouvent citoyens ukrainiens sans l'avoir voulu, tandis qu'un nombre encore plus grands d'ukrainiens russophones sont mis en demeure de rejeter une composante majeure de leur identité personnelle.
Il faut garder à l'esprit cependant que des nations se forment, parfois très vite, dans la lutte contre l'oppression. C'est bien le cas de la Palestine dont les ressortissants se considéraient au début de leur lutte nationale comme une partie de la nation arabe ou du Levant syrien.
La généralisation du séparatisme et la poursuite de la balkanisation de l'Afrique favoriserait encore davantage la prédation néocoloniale, et la véritable lutte nationale qui s'y déroule est à visée panafricaine.
Dans le cas du Québec, la situation est intermédiaire entre le type "Irlande" et le type "Écosse" mais plus proche du premier (colonie) que du second (associé secondaire au pouvoir impérialiste).
Les Kurdes, qui sont de culture iranienne, forment une population de zone frontière maltraitée mais ils n'ont pas historiquement ou géographiquement un territoire cohérent doté d'une métropole et d'un accès à la mer, qui pourrait devenir vraiment indépendant des protecteurs extérieurs, en l’occurrence américains. La solution fédérale en Turquie, Irak, Syrie s'imposerait.
Les Kabyles sont une composante centrale de la nation algérienne et n'ont pas toute autre considération mise à part, l'assise géographique pour un avenir indépendant en dehors d'elle.
Enfin, en Amérique latine, se superpose aux patriotismes nationaux souvent chauvin "la grande patrie" de José Marti.
Tout cela est comme on l'imagine vu de loin et susceptible de corrections.
Et Taiwan? Partie intégrante de la Chine, le séparatisme y a été favorisé et implanté pour que l'île serve indéfiniment de "porte avion insubmersible" aux États-Unis. Il n'a dans ce cas aucune légitimité et aucun avenir. N'en auront pas davantage les projets délirants de "décoloniser la Russie", c'est à dire de la réduire à 50 millions d'habitants comme en rêve tout haut le pion impérialiste has been, Lech Walesa.
En ce qui concerne le Donbass , les "séparatistes" sont en fait des résistants au séparatisme ukrainien anti-soviétique et anti-russe qui a triomphé subrepticement en 1991 contre la volonté des Ukrainiens et par la force en 2014 avec l'appui des services occidentaux. Cependant, les Russes en confondant dans leur communication de guerre la nation soviétique qui incluait l'Ukraine avec la nation russe affaiblissent leurs arguments dans la guerre de propagande, et peuvent susciter des réticences chez leurs alliés ou partenaires chinois, indiens, ou turcs, dont le séparatisme est la bête noire. Les actions de Lénine et de Staline qui ont respecté la nation ukrainienne, travaillé à la fondation de l'État ukrainien et l'ont doté d'un grand territoire étaient bien mieux inspirées que celle de Poutine dont le projet politique le concernant est pour le moins confus, voire inexistant.
GQ, novembre 2021, relu le 19 septembre 2024