Sur ce qu'est un État ouvrier et sur la nécessité de placer les ouvriers au centre du programme politique de la gauche
Un aspect très marquant de la littérature politique, et qu'on retrouve dans les préjugés véhiculés par la culture littéraire dans son ensemble, jusqu’au début du XXème siècle, c’est le mépris tranquille (mais de moins en moins tranquille après la Commune de Paris de 1871, comme en témoigne l’effroi de Nietzsche) dans lequel on tient les hommes de gauche (et plus encore les femmes). Ce mépris est toujours très vivace aujourd’hui dans l’opinion populaire des États-Unis qui sont encore vierges d’un certain nombre d’expériences politiques indispensables !
Il y a bien eu la peur des « classes dangereuses », vers 1848, mais il s’agissait moins d’une peur politique rationnelle que d’un dégoût profond, qui s’apparentait à une horreur raciste, pour les ouvriers assimilés aux nouveaux barbares. On a pu en voir une résurgence avec la réaction unanime de la bourgeoisie devant les Gilets Jaunes, en novembre 2018.
La gauche, pour l’opinion dominante de la gens intelligente jusqu’en 1930, c’est une bande de grossiers béotiens, d’incapables moralisateurs et de phraseurs en dehors du réel. Ou de médiocres envieux de la réussite des autres (Macron en est resté là).
A quel moment de l’histoire la « gauche » a-t-elle soudain été prise au sérieux par la bourgeoisie ? A quel moment s’est-elle rendue compte qu’elle ne pouvait pas s’en débarrasser simplement en la tournant en dérision et en achetant ses porte-paroles ? Et à quel moment la haine envers les pue-la-sueur s’est-elle étendue à leurs amis intellectuels et aux cadets de bourgeoisie qui épousaient leur cause ?
La réponse est claire : c’est le moment stalinien ! C’est le moment unique dans l’histoire où nous sommes sortis de l’impuissance historique. Et c’est bien normal : c’est le moment où la dictature du prolétariat s’est effectivement imposée comme un système politique concret !
Et la haine de la gauche politique soudain envisagée comme un danger mortel pour la « civilisation » porte un nom bien connu dans son expression politique : le fascisme.
Le fascisme ayant été écrasé par l'Armée Rouge, le gauchisme a pris le relais dans sa fonction contre-révolutionnaire (d'ailleurs nombreux sont ceux, à commencer par Mussolini, qui ont fait le va-et-vient entre les deux extrêmes de la politique bourgeoise).
Mais si l’extrême droite nous hait, la droite nous méprise (y compris cette droite qui s’appelle « la gauche » aujourd’hui : Hidalgo, Valls, Hollande, les écolos, etc) et c’est bien plus embêtant !
Le moment stalinien auquel il faudrait revenir se distingue du moment léniniste par le fait que la révolution de 1917 conduite par Lénine, et Trotsky, événement du temps court, s’appuie sur des masses ouvrières (et encore plus, des masses de soldats-paysans) qui entrent dans la bataille pour leurs capacités stratégiques, et non en tant que telles, en tant que masses travailleuses. En ce sens la consolidation de l’URSS vers 1927 – 1933, lorsqu’elle est dirigée par Staline est un fait historique encore plus grave pour le règne mondial de la bourgeoisie que la glorieuse, mais fragile, Révolution d’Octobre dont la diffusion internationale avait été endiguée rapidement dans les pays industrialisés.
Quelle était la nature de l’État ouvrier établi en URSS ?
A la fin de la guerre civile russe victorieuse pour l’Armée Rouge, en 1920, la production industrielle de la Russie était tombée à 13 % de ce qu’elle était en 1913. Une des raisons (mineure, mais incontournable) de cet effondrement est la désertification des usines par le recrutement massif des ouvriers conscients dans l’armée et dans l’encadrement du parti.
Dans la longue durée, l’ouvrier ne peut pas rester un garde rouge, ou s'il le reste, il cesse de travailler comme ouvrier. Il faut donc se demander à quoi ressemble véritablement un État ouvrier.
Eh bien, un État ouvrier est un État qui met en vigueur le droit au travail et tout ce qu’il implique, mais ce n’est pas le gouvernement à partir des usines, ce n’est pas l’autogestion de la politique par les ouvriers.
La pratique efficace du débat politique et la participation permanente aux décisions politiques est absolument incompatible avec le travail productif qui est soumis à des exigences de suivi, de qualité, de productivité, de disponibilité totale … et inversement, la politique, même celle qui a lieu dans un pays socialiste, est aussi un travail spécialisé qui a aussi ses normes de qualité.
Un État ouvrier est donc un État gouverné au nom des intérêts de la classe ouvrière, à court ou à long terme (et qui en cas de nécessité de choisir entre les deux, choisira le long terme).
On peut d’ailleurs remarquer que l’URSS dite bureaucratique de l’époque Brejnev était en fait, à cause d’une sorte d’ouvriérisme officiel, sous-administrée, et le nombre de fonctionnaires, d’administrateurs, de cadres par rapport aux travailleurs directement productifs y était en fait insuffisant et bien moindre qu’en Occident à pareille époque. L’incurie régnait, et les bureaux faisaient obstacle à tout, parce qu’ils étaient en sous-effectif structurel.
Un État ouvrier, ce n’est pas nécessairement un État où il y a beaucoup plus d’ouvriers que de cadres.
Donc il faut en conclure que la classe ouvrière d’un pays qui construit le socialisme participe en tant que telle à l’aventure en travaillant. L’ouvrier rouge, c’est le stakhanoviste. Au moins, en temps de paix ... ou de « guerre hybride » comme on peut nommer le genre de paix qui règne aujourd’hui !
Bref, la dictature du prolétariat ce n’est pas la dictature des usines, d’autant plus que les usines peuvent parfois passer dans l’autre camp (comme ce fut le cas en Pologne de 1970 à 1989), ou disparaître du paysage avec les transformations des techniques de production.
Aujourd’hui les ouvriers, en France, sont des millions, et leur potentiel révolutionnaire est considérable, mais ce sont des ouvriers sans usines, majoritairement des ouvriers des services.
(Une des tâches fondatrices d'un futur État ouvrier en France serait de reconstruire l'appareil productif quasi ex-nihilo, comme les Soviétiques furent contraints de le faire entre 1921 et 1941.)
La dictature du prolétariat en tant que classe, l'État ouvrier, c’est le système où un parti politique représente véritablement les intérêts à long terme du travail contre le capital et exerce un pouvoir réel qui soumet les forces politiques et idéologiques qui sont l’expression des intérêts du capital.
Les membres de ce parti et surtout de sa direction ne sont pas issus, au commencement, et sauf exception, des rangs des masses populaires, ouvriers et paysans, et s’ils en sont issus , rien ne garantit qu’ils agissent comme des représentants de leur classe d’origine. Le parti qui a gouverné l’URSS de 1922 à 1991 n’a pu « bolcheviser » socialement sa direction qu’après la prise du pouvoir, en organisant l’éducation à la racine et dès l’enfance d’un grand nombre de cadres. Le parti des ouvriers ne devient un parti d’ouvriers que s’il exerce le pouvoir depuis au moins une décennie.
En ce sens on peut dire que la révolution soviétique a été atteinte au cœur par l’extermination par la guerre et par le génocide entre 1941 et 1945 de la génération d’adeptes convaincus qu’elle avait formée avec tant d’efforts et de sacrifices.
Il y a une autre difficulté qui survient aujourd'hui pour le projet d'un État ouvrier au XXIème siècle : le recrutement de cadres soviétiques parmi des déclassés intellectuels de la bourgeoisie s’est fait à une époque où le niveau d’instruction et d’éducation, ainsi que le courage individuel moral et physique des rejetons de cette bourgeoisie était infiniment plus élevé qu’aujourd’hui. Quelle université du XXIème siècle pourrait former un Marx ou un Lénine ? Hors peut-être en Chine !
Maintenant que la dictature du prolétariat a disparu en Russie, et s’est fortement atténuée ou compliquée d’autres facteurs dans les pays socialistes subsistants, la gauche est de nouveau renvoyée comme dans le temps des beaux discours hugoliens à son langage moralisateur et un tantinet ridicule : citoyenneté, tirée du chapeau dans les années 1990, puis au XXIème siècle tri des poubelles et politiquement correct, "cancel culture" et privilèges des minorités les plus incongrues, etc., en ce sens la gauche a cessé d’être un relai des revendications populaires, pour redevenir ce qu'elle n'avait jamais cessé d’être en partie mais qu’elle est maintenant exclusivement, le porte parole de la dernière mode du capitalisme, de ceux qui veulent tout changer (les hommes en femmes et réciproquement) pour que rien ne change.
Seule différence, le langage emphatique de l’universel et des droits de l’homme a été remplacé en chemin par la promotion du droit à la différence, par le langage hystérique de l’universelle séparation ! Mélenchon a effectué soudain ce saut périlleux en arrière vers 2018 , et y a laissé quelques plumes.
Une bonne formulation du concept de la « gauche » petite bourgeoise hargneuse et informe qui a remplacé la gauche ouvrière historique est donnée dans le titre d'une chanson des Kinks qui s’en moquaient déjà dans l’Angleterre des « swinging sixties » : « I am not like everybody else » ! (je ne suis pas comme tout le monde).
Pour représenter tous ceux qui sont légion et qui, manque de chance, sont quant à eux, tout à fait comme tout le monde, parce qu’ils travaillent et élèvent leurs enfants, et n’en ont pas honte, le retour d’un moment stalinien est de plus en plus urgent ! Pour le moment, les prolétaires occidentaux, orphelins de toute représentation politique en sont réduits à l’anomie, à la drogue, à la délinquance, à la religion, au surendettement, ou à errer dans les territoires mythiques et mystifiants de l’extrême droite, et cela à la grande satisfaction de la bourgeoisie, comme dans les années 1930.
Et dans les médias dominants le spectacle de l'antiracisme (raciste à sa manière, car il bloque ceux qu'il prétend défendre dans le rôle peu enviable d'éternelles victimes) à certes remplacé le racisme direct mais le résultat est bien le même : rendre invisible la cause des ouvriers et des autres prolétaires, et les diviser.
Tant que le prolétariat sera divisé politiquement en deux camps diamétralement opposés dans l’espace politique, Mélenchon contre le Pen, Alexandra Ocasio Cortez contre Trump, la bourgeoisie et la finance pourront dormir tranquille.
En conséquence, nous conclurons que le seul avenir politique de la gauche dans notre pays, et dans les autres pays de l'Occident en déclin historique est de prendre parti sans condition pour la classe ouvrière pour fonder un nouvel État ouvrier.
GQ, 7 décembre 2020, relu le 18 août 2024