Le socialisme, la satisfaction des besoins et l'écologie : le socialisme est-il ascétique, épicurien, ou les deux à la fois?
Socialisme, ascétisme et épicurisme
La rivalité entre le capitalisme et le socialisme a tourné provisoirement à l’avantage du premier à l’issue de la Guerre froide, à la fin du XXème siècle, et la principale raison de cette fâcheuse conjoncture a été la capacité du camp occidental à inonder le marché d’objets de désir, et plus encore de planter dans la psyché individuelle des prolétaires le désir à l’état pur, qui selon le poète Baudelaire est « ce vieil arbre auquel le plaisir sert d’engrais ».
Et comme il fallait s’y attendre, toutes sortes de moyens déloyaux ont été employés par les puissances capitalistes pour assurer leur suprématie dans la compétition du niveau de vie, et notamment ceux qui consistaient à priver l’économie des pays socialistes d’échanges et de commerce indispensables. Et pourtant, ces moyens ont obtenu un succès mitigé, bien moins décisifs que ceux qui sont de l’ordre du contrôle des esprits par la production culturelle et l’information. Le socialisme en définitive a davantage souffert de la dégradation de son image dans le public du monde extérieur qui ignorait tout de sa réalité effective, que des problèmes de production et de distribution de la richesse matérielle qui causaient pourtant un mécontentement persistant dans sa population.
L’embargo commercial hostile et la mise en quarantaine protégeraient-ils les pays socialistes, au contraire des intentions de leurs promoteurs ? Ce qui menace le socialisme à court terme, c’est l’agression directe et les blocus à la manière que faisaient Truman ou Trump ; ce qui le menace à long terme, c’est le « soft power » c’est à dire le pouvoir combiné de la séduction publicitaire et idéologiue, de la propagande et de la corruption économique et morale, c’est Kennedy et Obama. Et bien sûr plus encore la combinaison des deux, le « smart power ».
Les présidents américains ainsi évoqués ne sont pas de vrais hommes de pouvoirs, mais seulement des façades arborées devant le public pour la farce électorale, ils ne nous servent donc ici que d’index de stratégies politiques immédiatement identifiables.
Au niveau des individus qui le subissent, la conscience du danger existentiel permanent qui pèse sur une société n’a pas le même effet que celui qui pèse sur les personnes prises séparément : alors que celles-ci ressentent en général sous la menace un besoin croissant et qui tend à devenir incoercible de retrouver le sentiment de sécurité et le repos, qui les fera céder tôt ou tard si elles ne reçoivent pas suffisamment d’aide ni d’encouragement, la société socialiste sous un stress terrible imposé par une force extérieure et hostile alloue avec détermination toutes ses ressources de manière à affronter les défis les plus inégaux et les plus dangereux, à tenir tête à des adversaires théoriquement infiniment supérieurs, et peut se conserver presque indéfiniment dans cette guerre, ouverte ou larvée.
Mais il y a un défi qu’il lui est plus difficile d’affronter que l’arrogance brutale des fascistes du continent européen, ou des libéraux impérialistes anglo-saxons soutenus par des cohortes de ploucs persuadés « que Dieu est de leur coté » : celui du nouvel âge du capitalisme, éclectique, informe, agnostique, exhibitionniste, égoïste et tolérant, basé sur l’individualisme de masse qui se traduit pour chacun par la flatterie de l’ego et la séduction.
Ce pouvoir de séduction et de détournement au lieu de s’affaiblir s’accroît avec le succès économique du socialisme, dans la mesure où il a satisfait aux besoins de base, ce qui laisse le champ libre chez les individus influençables au rêve du luxe et de la richesse bourgeoise : distinction et domination ostentatoire, prestige social, le quart d’heure de célébrité promis par le bateleur de l’art contemporain Andy Warhol, et donc à l’inculcation d’une idéologie du désir, stimulée par des possibilités nouvelles de consommations. La consommation de marchandise, comme celle de la drogue qui en résume le concept, rend insatiable.
Les objets des besoins de base ne sont désirés que sur le mode du manque ou du regret : il n’y a jamais eu autant de communistes en Russie qu’aujourd’hui, après le retour du capitalisme qui a apporté le superflu en supprimant le nécessaire, tout comme le font les cartes maléfiques du héros de la Dame de Pique. Le socialisme ne serait donc désirable que sur le mode de la nostalgie ? Une nostalgie qui porte principalement sur la qualité des relations humaines simples et quotidiennes, et le rythme de vie sans stress et sans aliénation dont ils jouissaient avant la transition catastrophique au capitalisme.
La Bolivie d’Evo Morales le montre : un succès économique indiscutable peut devenir paradoxalement un danger pour le socialisme ; l’austérité et la famine sont moins dangereuses pour lui que la société de consommation et la petite bourgeoisie de centre-gauche - ou d'extrême -gauche ! - vaniteuse, capricieuse et proliférante qu’elle développe, et qui arbitre les compétitions électorales.
Le socialisme nécessite pour être durable une désintoxication de la marchandise. Sinon, seules les crises et les guerres (et les pandémies), quand elles surviennent, ouvrent les yeux des masses à la vérité du capitalisme, quand c’est trop tard. Dans les circonstances normales les individus n’éprouvent les effets de l’exploitation qu’isolément sans en comprendre la cause, culpabilisés qu'ils sont, en étant renvoyés à leurs échecs, leurs démérites et leurs fautes individuelles.
Le désir perpétuellement renouvelé excède les besoins biologiques et casse les rythmes vitaux, à commencer par le rythme diurne d’alternance du jour et de la nuit. La fièvre artificielle de la convoitise égoïste est suscitée par une compétition permanente et morbide où l'individu est toujours perdant à la longue, et dont la logique de réussite promue par le système scolaire bourgeois – qu’il soit « laïc et républicain », ou confessionnel - est le modèle de base inculqué dès l’enfance. Dans cette logique, aucun bien n’est plus désirable pour personne s’il n’est pas rare, et si son acquisition par un individu n’en prive pas tous les autres. La télé-réalité est bien la réalité ultime de ce monde-là.
Le mot d'ordre du socialisme « à chacun selon ses besoins » s’oppose diamétralement à celui du libéralisme (mais qui est aussi celui de la pègre fasciste) « à chacun selon ses désirs » comme Marx à Nietzsche et Rousseau au Marquis de Sade.
Les besoins de base sont simples à définir, sinon toujours à satisfaire : alimentation, habillement, logement, soins médicaux, instruction, science, création artistique, auxquels ils faut ajouter des besoins symboliques fondamentaux pour l’intégration sociale, articulés autour du trinôme naissance - mariage - décès, actuellement pris en charge de moins en moins bien par les religions, et auxquels s’ajoutent encore des besoins composés et des besoins sociaux nécessaires à la satisfaction des premiers ou à leur préservation : transports, stockage, assurance, sécurité, défense, culture, technologie etc.
Le socialisme mis en pratique au XXème siècle a consisté à planifier la satisfaction de ces besoins, en favorisant à chaque fois que possible l’usage collectif : l’immeuble plutôt que la maison, le chemin de fer plutôt que la voiture, le ciné plutôt que la télé etc, dans la séquence historique de 1917 à 1989, et on remarque que ces choix d’assurer la satisfaction sur un mode communautaire ont été entravés par l’orientation qui a été choisie par le capitalisme pour le développement technologique.
Le capitalisme a rajouté à ces besoins de base des besoins de superflu fortement excités par l'envahissement de l'espace et du mental par le marketing et la publicité : drogue et addiction, mode, marques, dépenses festives de convention, consommation passive d’objets culturels - tels les films de Jean-Luc Godard, signes variés de distinction sociale, etc. Il faut souligner que sans la satisfaction au moins partielle et éphémère de ce désir de superflu dans le monde compétitif du capital, la frustration est extrême, et la misère réelle.
Un certain nombre des besoins de base incorporés à notre régime sont d’anciens produits superflus dont la consommation remonte à la première mondialisation des Temps Modernes, des produits addictifs plutôt nocifs, dont la consommation conférait la distinction sociale et qui ont été intégrés au nécessaire : les épices, l’alcool distillé, le tabac, le sucre, le café, le thé, le chocolat, l’opium, « qui viennent du bout du monde pour satisfaire tes moindre désirs », comme disait encore Baudelaire. La plupart de ces produits sont à l’origine les fruits du travail des esclaves et se sont intégrés en se banalisant au régime de consommation socialement nécessaire qui définit la valeur de la force de travail dans une société donnée à une époque donnée. Certaines des marchandises exotiques sont d’ailleurs d’une incontestable utilité matérielle, comme le coton ou les agrumes.
C’est sous le prétexte de la diffusion massive de ces produits de luxe dans la population des métropoles coloniales européennes que l’on a remis en question dans l’analyse économique la notion de « besoin ». Le discours à prétention scientifique de l’économie néo-classique, à partir des années 1860, a construit une théorie de l’utilité qui nie la différence entre le nécessaire et le superflu. C’est une réaction plus ou moins directe et plus ou moins consciente à la publication du Capital par Karl Marx en 1867, critique socialiste redoutable car scientifiquement fondée de l’économie capitaliste et de sa justification libérale.
Cette dénégation de la réalité du besoin s’inscrit dans le projet théorique le plus global de délégitimer et d’interdire toute intervention de l’État dans le fonctionnement économique, intervention accusée de perturber l’équilibre général, cette entité métaphysique sensée pour ces économistes régir la production de richesse, et qui correspond dans ce domaine de pensée au concept du « meilleur de monde possible » du philosophe Leibnitz, ridiculisé par Voltaire dans le conte Candide. En effet, l’État pour y intervenir efficacement doit définir les besoins en question, et trier les vrais et les faux.
La théorie économique néoclassique a été hégémonique dans les universités pendant longtemps, bien qu’elle ait été mise à mal par les faits, les guerres mondiales et la grande crise économique de la première moitié du XXème siècle. Keynes est l’économiste bourgeois qui dans sa nouvelle théorie a intégré la nécessité de l’intervention de l’État et sanctionné l’échec de l’idéologie économique néoclassique. Mais elle reste enseignée sous le mode de l’éclectisme, comme le sont d'ailleurs toutes les sciences humaines à l’université. La fonction subsistante de ce discours économiste n’est donc plus technique, il n’est plus un langage dont on espère qu’il puisse produire des effets concrets dans le réel, mais comme un répertoire de concepts et d’image essentiels à l’idéologie. C’est au fond davantage un discours psychologique illustratif de l’imaginaire individu du capitalisme et de son imaginaire intérêt individuel.
L’économiste britannique de Cambridge Maurice Dobb, décédé en 1976, en avait fait la critique solide et informée, et c’était aussi un des meilleurs connaisseurs de l’économie réelle du socialisme, ce qui lui a valu le soupçon d’être, excusez du peu, un agent soviétique, rumeur répercutée jusqu’à ce jour par les analphabètes de Wikipédia, voir ici :Wikipédia, entre bêtise crasse et hommage involontaire à Maurice Dobb
Le socialisme est désirable en soi, mais pas forcément pour soi ! Tant qu’on court après les mauvais rêves de la marchandise ! Être un révolutionnaire n’est pas une mince affaire, car il faut combattre non seulement les nazis et la CIA, mais Walt Disney et Stefen King!
Le parti du socialisme, c’est à dire le milieu subjectif qui travaille à la réalisation du socialisme, qui nécessite la destruction de l’ancienne société, et sa reconstruction pratique, ne peut se constituer solidement que sur le terrain des luttes sociales, sur le terrain de la lutte pour assurer la satisfaction des besoins élémentaires, et non dans le royaume de la subjectivité narcissique; mais ne peut pas se constituer non plus sans un parti pris politique, philosophique et moral conscient chez les individus engagés .
C’est ce parti pris que l’on cherche à préciser ici.
Il s’agit de faire le choix volontaire, et volontariste, d’un avenir de justice et d’égalité pour l’humanité qui est relativement simple à concevoir, et n’est pas enrobé de brumes métaphysiques, d’indicible intuitions, de mystères occultes, ou de ce qu’on appelle maintenant de « complexités », sachant que la plupart des complexités invoquées par le discours contemporain ne sont que des ombres réductibles à ce que le philosophe Spinoza nommait « l’asile de l’ignorance », à l’inconcevable volonté divine.
Ce choix volontariste comprend une dimension absolue, ce qui signifie qu’il ne peut pas être absolument accompli, ne serait-ce que parce que le socialisme se déploie dans un avenir qui dépasse l’horizon de la vie de la génération présente. On peut y voir un air de famille avec un pari métaphysique à manière de celui de Blaise Pascal, qui voulait utiliser le calcul des probabilités pour convertir les athées, quoiqu’il soit plus désintéressé ! On désire l’avènement du socialisme par esprit de justice, et non par le calcul des félicités probables qu’il pourrait nous apporter dans un au-delà qui n’existe pas, ou dans un futur sans doute encore lointain.
Ce n’est pas une profession de foi religieuse, mais en empiétant sur leur domaine il les dépasse toutes. C’est une religion sans paradis dont le but est de rectifier un état de chose moralement insupportable. En lisant attentivement Gramsci, et en méditant sur son existence sacrifiée à la cause du socialisme, un marxiste qui a la réputation pourtant d’être un modéré, on voit qu’il faut prendre au sérieux sa dimension métaphysique, tout terre à terre qu’il soit dans ses objectifs, et dans ses valeurs, dans son matérialisme pour qui l’estomac commande au cerveau.
Alors au bout du compte, le socialisme serait-il une doctrine ascétique de sacrifier les fausses jouissances propageant le manque et le remords, qui pourrait en remontrer au culte écologiste de la décroissance ?
Marx avait commencé son parcours philosophique en réfléchissant sur la pensée d’Épicure, dont la doctrine réelle n’est pas le plat hédonisme auquel l’a réduit la tradition. Le socialisme est un épicurisme, au sens original de cette doctrine, c’est à dire un art de satisfaire les besoins en les modérant, sans en devenir l’esclave, en suivant une éthique exactement contraire à celle du capitalisme sénile, qui est de nous asservir en manipulant et en nous manipulant par nos désirs, de préférence par les plus pervers, les plus vides et les plus artificiels, de nous rendre faibles et méchants, versatiles et poltrons. Un des buts principaux du socialisme est de permettre la reprise de possession par la conscience de la fabrication du désir, dont l’aliénation marchande conduit aujourd’hui l’humanité à sa perte, dans tous les sens du terme.
En ce sens , le socialisme doit accompagner l’éthique de la lutte d’une éthique de la modération, peut-être oserais-je dire, si je m’y connaissais davantage, à la manière des arts martiaux orientaux.
En tout cas, il est avéré que la perspective d’implanter dans le monde entier le socialisme et ses modestes buts a motivé la plus grande irruption dans l’histoire de héros et de martyrs depuis la réforme de Luther. La mort n’aveugle pas les yeux des partisans.
Elle a motivé également la haine ardente des individus aliénés au désir marchand, et/ou au système de valeur et à l’esthétique élitaires de la société de classe. Et c’est bien normal, si le socialisme l'emporte, leur vie de vanité et la vaine gloire qu'ils croient pouvoir mener en accumulant des marchandises périssables tombent en poussière. La guerre entre les deux conceptions du monde ne se terminera pas par un compromis, elle est devenue totalement inexpiable et les forces en présence ont pénétré depuis longtemps dans la zone de non retour.
GQ, 27 mai 2020, relu le 2 avril 2023