Soixante et onze ans après sa mort, de qui "Staline" est-il le nom?
Que ça plaise ou non, sur la plupart des problèmes que Staline a affronté, dans les choix qu’il a fait et dans les circonstances concrètes où ils ont eu lieu, à l'époque où il agissait, il a eu raison. Et ses contemporains étaient bien d’accord, y compris ses adversaires, qui étaient bien conscients qu'ils auraient agi de la même manière que lui s'ils avaient été placés dans sa position et qui ne croyaient pas un mot des affabulations de leurs propres médias afin de le noircir, contrairement au jour d’aujourd’hui.
Ça signifie aussi que la plupart des choses que l’on raconte, que l’on colporte, et que l’on croit savoir sur Staline sont fausses. Il s’agit sans doute du personnage historique le plus diabolisé de l’histoire. Non qu’il ait été un enfant de chœur, ça non, mais qui voudrait d’un enfant de chœur dans cette fonction ? Et pas davantage un saint, on sait d’ailleurs ce que ça donne, un saint au pouvoir, avec notre Saint-Louis national pourfendeur d’hérétiques.
Ça signifie que Staline a été un grand dirigeant politique, comme Lénine avant lui, mais plus représentatif du chef politique à l’état pur que Lénine, qui avait pour lui une autorité intellectuelle de théoricien hors du commun et une influence prophétique directe de sa voix sur les masses, comparable à celle qu'avait Fidel à Cuba.
Staline est dans le rôle ingrat de celui qui doit consolider les positions acquises au moment où l’enthousiasme retombe et où les frustrations s’enveniment, celle d’un Maduro qui succède à un Chavez. Et ce rôle, on ne peut pas le jouer à genoux à la Justin Trudeau.
Nous qui avons vu nos leaders charismatiques se dégonfler et rétropédaler à l'approche du pouvoir, aujourd’hui les Sanders, Mélenchon, Corbyn, ou trahir en rase campagne comme Tsipras, il faudrait qu'on réfléchisse un peu à ce que c'est vraiment qu'un chef politique compétent pour le prolétariat, et quel rôle on lui fait jouer et quel portait on fait de lui dans les médias bourgeois dès qu’il a été repéré.
Il n’y avait pas d’alternative ! Un Trotski uchronique parvenu au pouvoir à la place de Staline, à supposer qu’il ait été sincèrement attaché à la révolution, aurait agi comme un Staline, ses actions auraient été interprétées et déformées comme celles de Staline, et il aurait mérité dans les médias bourgeois la même réputation que Staline. Et il était effectivement portraituré comme le démon incarné dans la presse mondiale, lorsqu'il dirigeait l'Armée rouge, de 1918 à 1921.
Les dirigeants populaires qui ne sont pas des pantins ou un produit de marketing se retrouvent dans une région idéologique d’atmosphère raréfiée où les critères de morale habituels ne s’appliquent plus. Ça ne sert tout bonnement à rien de se poser la question de leur "bonté". Comme pour tous les autres grands dirigeants politiques, leur générosité ou leur cruauté ne sont plus que des signes envoyés à leurs partisans et à leurs ennemis.
C’est le cas aussi de tous les dirigeants importants des autres classes qui jouent dans une partie sans règle où tous les coups sont permis – ou, plus exactement, où les règles changent sans cesse, et ce qui est permis aussi. Ce qui caractérise le pouvoir politique, c’est qu’il est le lieu de la transgression. Transgression misérable des sous-fifres et des opportunistes : corruption, viols, abus et tyrannie, transgression fondatrice pour les grands personnages « qui font passer l’esprit à cheval » comme Hegel l’a dit de Bonaparte.
Staline est un des seuls dirigeants du prolétariat dans l’histoire qui se soit élevé à cette hauteur, à la capacité d’action, et à la liberté d’initiative qui sont naturelles et habituelles pour tout grand homme de la bourgeoisie, pour tout chef féodal de grand format ou tout homme de cour habile et courageux des Temps Modernes, qui se sont placés par leurs fonctions au dessus du bien et du mal. C'est un des très rares représentants des opprimés "qui joue dans la cour des grands".
C’est un des seuls qui aurait tenu le choc dans des circonstances comme celles des guerres civiles romaines du premier siècle avant notre ère, des Guerres de Religion (1562 à 1598), de la Fronde (1648 à 1653) telle qu’elle est racontée par le cardinal de Retz, ou qui aurait pu affronter le roi de Prusse Frédéric le Grand sur les champs de batailles européens au milieu du XVIIIème siècle, sans parler du Napoléon de la campagne de Russie de 1812, comparaison qui s’impose pour le commandant en chef de l’armée soviétique qui repoussa l’invasion de la Wehrmacht, puis écrasa le IIIème Reich de juin 1941 à mai 1945.
Staline n’est ni plus ni moins terrible que César, Auguste, Henri IV, Marie Thérèse d’Autriche, William Pitt, Cavour, Bismarck, Disraeli, Clemenceau, ou que ses alliés et rivaux Roosevelt et Churchill. Il est plus terrible que Léon Blum, ça oui ! Et que De Gaulle, qui était pourtant assez méchant.
Il y a une différence entre agir au niveau individuel et local, et agir dans le vide de l’altitude politique où tout est possible et où le danger vient de toutes les directions, dans les postes de grande responsabilité et de direction stratégique, et pour nous qui ne connaissons pas directement le vécu de ces responsabilités, on ne peut en comprendre qu’indirectement leur fonctionnement et la mentalité qu’elle exige. On ne peut que juger sur les résultats.
Les anticommunistes qui sont encore a donner le ton dans la culture, et je pressens pour peu de temps maintenant, nous disent que Staline était plus terrible que Hitler. Et bien, encore heureux !
L’histoire des classes exploitées et des peuples opprimés abonde en martyrs et en rebelles romantisés mais vaincus - et aussi en traitres. La Révolution d’Octobre l’Union Soviétique et la fondation de la République Populaire de Chine ont brisé cette fatalité. Si Staline était conforme à la représentation horrifique que l’on nous a inculquée, ce serait un Pougatchev ou un Spartacus au pouvoir pour rendre justice aux masses, et ce ne serait déjà pas si mal. Mais il n’est évidemment pas cela. S’il ressemble à quelqu’un ce serait plutôt à Luther, créateur énergique et rustre d’un nouveau monde, jusque dans l’effroi provoqué chez les intellectuels ses contemporains de voir l'esprit mis en pratique.
Mais bien entendu, tout ça, on ne nous l’a pas appris à l’école ou à la télévision. On nous a menti et baladé tout le long de notre vie sur Staline et sur l'URSS! Le traitement du Venezuela dans nos médias - et la campagne médiatique mondiale contre la Russie qui a perdu tout contact avec la réalité depuis février 2022 - nous donne la clef de déchiffrement des discours délirants accumulés sur l’URSS et sur ses dirigeants.
Le vrai crime de Staline, c’est d’avoir été à la tête d’un mouvement du prolétariat qui a été pour la première fois étendu au monde entier et qui a provisoirement, l’espace de deux ou trois générations, vaincu la bourgeoisie sur une grande partie de la planète, et d’avoir semé les graines de sa ruine prochaine et totale.
GQ, 25 avril 2020, relu le 30 juillet 2024
PS
Lire sur la question Losurdo : Staline, histoire et critique d'une légende noire (Aden, 2011), et la Note de lecture de GQ
Pourquoi nos mauvais dirigeants sont-ils aussi mauvais? En ce qui concerne Léon Blum, ce chef lamentable, son leadership timoré et incompétent empêtré dans des scrupules intempestifs au moment du Front Populaire et de la Guerre d'Espagne laisse la place après la Libération à une action tout à fait déterminée d'agent des intérêts des États-Unis dans la mise en place des conditions de la Guerre froide. Il avait déjà montré son expertise contre-révolutionnaire en 1920 en organisant la scission au Congrès de Tours. Certains hommes de gauche pathétiques se révèlent d'excellents politiciens quand ils changent de camp.
Pour aller plus loin : Staline et la révolution