Le socialisme, condition nécessaire de tout programme à vocation écologique (contribution au débat sur la question du climat)
A la mémoire de Domenico Losurdo
La question écologique est une question scientifique et politique réelle, qui reflète le fait impossible à nier que l'Humanité est devenue une force naturelle d'ordre de grandeur géologique pendant ces deux derniers siècles de révolution industrielle, et peut-être même était-ce déjà le cas sans qu'elle n'en ait clairement conscience depuis l'invention de l'agriculture au cours de la révolution néolithique qui commença il y a dix mille ans.
En termes matérialistes, l'Humanité et la conscience commune qu'elle développe sont devenues les responsables de la poursuite de l'équilibre physique qui permet à la planète Terre d’abriter la vie, et sont comptables vis à vis d'elles-mêmes du maintien des formes actuelles de la vie non-humaine.
Le projet global de l'Humanité depuis qu'elle en a un, c'est à dire depuis l'apparition des grands empires de l'Antiquité, puis de leurs reflets dans le ciel imaginé des religions monothéistes, est plutôt axé sur la création d'une continuité éternelle de l'humanité elle-même, conçue comme séparée du milieu qui a permis son apparition, la cause de son apparition étant d’ailleurs déplacée dans la transcendance d'un Dieu créateur. Pour le monde des monothéismes, la fin est programmée et l'Humanité sera sauvée, après un tri salutaire du bon grain et de l'ivraie, dans un autre monde après la destruction de celui-ci.
Il n'est donc pas particulièrement étonnant que la civilisation monothéiste ait abouti à Auschwitz, à Hiroshima et à la fosse à purin des déchets accumulés par la marchandise, où nous allons nous noyer rapidement si rien n'est fait.
Descartes, en posant que l'homme devait devenir « maître et possesseur de la Nature » introduisit une aggravation de la contradiction de la conscience humaine sous sa forme religieuse dans la mesure où comme la nature devint le champ réel de l'action humaine, sa modification catastrophique à l'échelle du temps géologique fut impérative : réaliser un paradis sur la Terre signifiait détruire la Terre telle qu'elle était, ce qui est aujourd'hui pratiquement réalisé. Cette contradiction ne fut pas immédiatement perçue, car les moyens techniques de transformer le monde habitable étaient encore très limités vers 1640 au moment de la publication du Discours de la Méthode, et nul ne pouvait prévoir alors que la science allait devenir un moyen de production, et de destruction, de l'ampleur qu'elle est devenue dans le mode de production capitaliste.
Hegel termine et couronne la philosophie occidentale (ce qui suit dans la culture sous cette désignation, ce n'est plus de la philosophie, mais de la littérature) en réalisant une synthèse dialectique dont la conclusion est fort inquiétante : l'humanité n'est au fond comme la Terre qu'une sorte de suppôt de l'Esprit dont on peut penser qu'il n'a plus besoin pour se contempler dans la gloire de sa réalisation en soi et pour soi. L'humanité après avoir créé Dieu serait en passe d'être détruite par lui !
La culture occidentale qui a conquis la Terre depuis Christophe Colomb contient cependant une autre conception forte de son rapport à la nature et au monde : la pensée rationnelle formalisée dans une première puissante synthèse par le philosophe grec Aristote, au quatrième siècle avant JC, pour lequel le monde est incréé et éternel, et qui offre le cadre de pensée nécessaire pour reconvertir l'humanité en une force susceptible de ne pas s’autodétruire avec le sol sur lequel elle repose.
Lorsque Marx proclame la fin de la philosophie dans les Thèses sur Feuerbach en 1845, la fin de l'activité qui consiste à interpréter le monde, et son remplacement par celle de la transformation du monde, il parle du monde économique et social, dont le monde des idées n'est qu’une émanation, et il n'envisage encore la terre que comme une source de valeurs d'usages. D'un autre coté, la théorie marxiste, de par la révélation du mode de production capitaliste comme une structure irrationnelle et incontrôlée d'accumulation infinie du capital, dévoile son caractère mortifère et apocalyptique, à très court terme à l'échelle géologique. Pour cette théorie, cette accumulation sans limite provient directement de l'exploitation des travailleurs.
Marx conserve l'idée cartésienne de mettre la nature au service de l'humanité, mais démontre la nécessité pour ce faire de briser par une révolution violente l'État qui protège le capital qui est voué à l'accumulation sans limite. Le capital l'a mis à son service, en récupérant le personnel composé des reliquats des anciennes classes dirigeantes de rentiers de la terre, que Marx veut remplacer par une dictature de la conscience dont le prolétariat est devenu le dépositaire. Seule cette conscience débarrassée de la passion du profit peut prendre en charge le futur de l'humanité, et de la Terre, à très long terme.
Aujourd'hui la seule tradition théorique existante qui puisse construire un projet rationnel pour sauver l’humanité et la Terre ensemble et sortir du capitalisme qui va sinon les détruire inexorablement - à l'échelle de quelques siècles - est celle qui est issue de Marx. L'ordre des priorités qui ne peut pas être inversé est donc le suivant : instaurer l"hégémonie du socialisme dans le monde, et organiser la gestion de très longue durée consciente et scientifiquement établie de la biosphère. L'idéologie écologiste petite-bourgeoise qui cherche à lancer des campagnes globales dans le cadre capitaliste et impérialiste, en rejetant la responsabilité des nuisances sur des consommateurs complètement captifs, alors que le capitalisme est totalement incapable de planification rationnelle globale apparait comme un simulacre de l'action véritable qui devra être entreprise après l’expropriation des monopoles et des multinationales, et comme une tentative de présenter celles-ci comme des agents de l'intérêt général.
Marx remet sur ses pieds la dialectique hégélienne en donnant au prolétariat la mission historique concrète d'en finir avec l’aliénation, et d'ouvrir les portes du paradis à l'humanité réelle, et non à une couche privilégiée ou à un esprit dont le caractère abstrait est indépassable. Mais Marx est resté en contact (comme Spinoza avant lui) avec la vision d'ensemble de la raison aristotélicienne, ils sont restés les pieds sur terre dans le monde infini. Pour Marx, lorsqu'il publie Le Capital en 1867, la richesse a bien deux origines : le travail, et la nature, comme milieu infiniment vaste qui a permis l'éclosion de l'humanité.
L'écologisme rationnel, dans la mesure où il parvient à se faire entendre, spécule également sur l'idée d'un monde infini, ou au moins à l'existence extrêmement longue et pour nous assimilable à l'infini ; il s'offre alors à lui un choix. Il peut choisir, ce qui est le cas habituellement, de se complaire du rêve réactionnaire et romantisé de revenir à ce monde infini tel qu'il l'imagine dans le passé et qui a été irréparablement détruit par le capitalisme auquel il assimile abusivement la technique et l'industrie. La littérature heideggerienne passe pour être la philosophie anti-humaniste de ce retour et n'est qu'un rêve de petit bourgeois désemparé par la crue de l'accumulation catastrophique dont les débordements sont les grandes guerres du XXème siècle. Mais si le capitalisme fera beaucoup de mal encore, on peut au moins espérer de lui qu'il ne planifie pas le retour à un âge de pierre qui sans doute serait une piètre caricature de l'original.
Ou alors l'écologisme rationnel rejoint le projet de réaliser un État fédéral socialiste mondial, sous la direction du prolétariat, c'est à dire de la classe qui n'a pas d'intérêt à l'accumulation infinie, qui organisera l’atterrissage en douceur de l'accumulation capitaliste et qui analysera exactement les ressources, les besoins réels des humains et de leur terre, et les dangers réels qui les menacent, qu'ils soient d'origine humaine ou non. Selon Hegel seul l'État peut exprimer la conscience collective et la rendre effective. Marx en prôna le dépérissement en constatant le caractère mystifiant de l'État de la bourgeoisie tel qu'il pouvait en voir la formation en Prusse, dans le courant de sa jeunesse, dans son pays d'origine. Mais ceux qui de Moscou à Pékin, et d'Hanoï à La Havane ont tenté d'appliquer à la réalité les idées de Marx ont bel et bien brisé l'État de classe bourgeois et développé en tâtonnant un nouveau type d'État, l'État prolétarien, et il faut continuer dans cette voie, parce qu'il n'y en pas d'autre.
GQ, 2 septembre 2018, relu le 8 octobre 2024
PS, 17 février 2019
J'ai reçu l'objection que le bilan des États socialistes réellement existants n'a pas été "globalement positif", pour parler comme Georges Marchais, sur le plan écologique. Il faudrait remettre les choses à plat en procédant à des enquêtes objectives comme pour tout ce qui concerne la mauvaise réputation du socialisme dans les médias et la culture. Mais il est bien certain que l'écologie n'a pas été de leurs priorités, pas davantage d'ailleurs que de celles des sociétés capitalistes auxquelles elles se confrontaient.
Il faut comprendre qu'un État prolétarien cherche à résoudre les problèmes objectifs qui se posent à lui dans l'ordre où ils se présentent, et jusqu'à présent leur problème principal a été de survivre dans l'environnement capitaliste hostile et agressif. Le bloc socialiste qui a pris forme dans la géographie mondiale à partir de Révolution d'octobre 1917 en Russie a su relever le défi en recréant à partir de presque rien une force militaire, une recherche scientifique et une industrie de base qui ont permis de vaincre l'envahisseur nazi et de tenir tête à l'impérialisme occidental pendant trois générations. Peu de chose dans la tradition socialiste d'avant 1914 (sauf Marx, mais Marx n'a pas vraiment été compris avant 1917, en dehors de Russie), et pas grand chose non plus dans le passé russe ne préfigurait une telle capacité de création et de résistance collective. Je pense donc que confronté à la nécessité le socialisme pourra également faire des miracles dans la question écologique, et je crois même que c'est le seul système économique où les priorités écologiques véritables peuvent être établies. C'est d'ailleurs le sens de l'évolution actuelle du socialisme cubain, et sans préjuger du degré du caractère socialiste de la Chine en 2019, il faut reconnaitre que depuis une dizaine d'années la transition écologique y est prise bien davantage au sérieux qu'en Occident.
Le capitalisme "vert", quant à lui, déplace le problème vers les territoires des périphéries, et l'activisme écolo petit-bourgeois à courte vue et de mentalité "pas de ça chez moi" y contribue.. Quant aux territoires de l'ex-URSS, ils sont beaucoup plus dégradés et pollués maintenant qu'aux temps de l'Union soviétique.