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Réveil Communiste

Pasolini contre la marchandise

7 Novembre 2015 , Rédigé par Réveil Communiste Publié dans #Théorie immédiate, #Front historique

Pasolini contre la marchandise

Lu sur la revue en ligne "Ballast" (reproduit sans les photos)

« Ce qui m'a poussé à devenir communiste, raconta un jour Pasolini, c'est un soulèvement d'ouvriers agricoles contre les grands propriétaires du Frioul, au lendemain de la guerre. J'étais pour les braccianti. Je n'ai lu Marx et Gramsci qu'ensuite. » Mais un communiste d'une espèce un peu à part, un peu oblique : marxiste qui ne croyait pas au Progrès, communiste exclu par le Parti communiste et révolutionnaire faisant l'éloge de la conservation. Sa bête noire ? La modernité libérale et l'empire de la consommation. De pages en pages, il tira à vue. Au point, avec ce penchant infatigable pour la polémique, de retourner le terme « fascisme » pour décrire nos sociétés de confort, de bien-être, de libertés individuelles et de droits démocratiques.

Avril 1945. Benito Mussolini tira sa révérence, tête au sol, suspendu à un croc de boucher. Quelques mois plus tôt, le frère de Pasolini, résistant antifasciste, tombait sous le feu dans la région du Frioul. Sa mort ébranla le jeune Pier Paolo, de trois années son aîné, qui, les larmes séchées, devint secrétaire de la section communiste de San Giovanni de Casarsa, petit village du nord-est de l’Italie. « C’est son souvenir, celui de sa générosité, de sa passion qui m’oblige à suivre la route que je suis », confia-t-il longtemps plus tard (cité par René de Ceccatty dans sa biographie Pasolini).

Un fascisme moderne ?

Pasolini a condamné sans détour la dictature sanguinaire (les massacres éthiopiens obligent à s'en souvenir) instaurée par le Duce. Mais il a dénoncé, avec plus de vigueur encore, un fascisme qui à ses yeux ne disait pas son nom, celui qui montrait patte blanche, celui qui préférait les galeries aux galons, celui de cette société dans laquelle il vivait, la guerre passée, et que l’on disait déjà de consommation – cette société qu’il définissait comme « le dernier des désastres, le désastre de tous les désastres ».

« Sous couleur de démocratie, de pluralité, de tolérance et de bien-être, les autorités politiques, inféodées aux pouvoirs marchands, ont édifié un système totalitaire sans pareil. »

Le décor planté par le Parti national fasciste était, à l’image de son Guide, bouffon, grotesque et obscène : quincailleries antiques, aigles en feuilles d’or, parades de carnaval et gestuelle pathétique d’un chef d’orchestre qui se rêvait plus qu'il ne fut jamais. Mais Pasolini estimait que les deux décennies de tyrannie n’eurent malgré tout qu’un impact réduit sur le peuple italien : l'énoncé déroute mais l’âme du pays n’en fut, martelait-il, pas transformée dans ses profondeurs. « Les différentes cultures particulières (paysannes, sous prolétariennes, ouvrières) continuaient imperturbablement à s’identifier à leurs modèles, car la répression se limitait à obtenir leur adhésion en paroles », assura Pasolini dans ses Écrits corsaires. Le consumérisme, qu’il identifiait donc à une nouvelle forme de fascisme — le terme est impropre, en son acceptation historique et politique, puisqu'il enlace deux réalités bien distinctes, mais le poète italien en usa comme d'une provocation, d'un mot-obus ou d'une charge explosive, en ce que le régime de la marchandise pénètre les cœurs du plus grand nombre et ravage durablement, sinon irrémédiablement, les sociétés qui lui ouvrent les bras —, s'est montré pour lui bien plus destructeur : « Aucun centralisme fasciste n’est parvenu à faire ce qu’a fait le centralisme de la société de consommation. Le fascisme proposait un modèle réactionnaire et monumental mais qui restait lettre morte. De nos jours, au contraire, l’adhésion aux modèles imposés par le centre est totale et inconditionnée. On renie les véritables modèles culturels. L’abjuration est accomplie. On peut donc affirmer que "la tolérance" de l’idéologie hédoniste voulue par le nouveau pouvoir est la pire des répressions de l’histoire humaine. »

Sous couleur de démocratie, de pluralité, de tolérance et de bien-être, les autorités politiques, inféodées aux pouvoirs marchands, ont édifié un système totalitaire sans pareil. L’Histoire est facétieuse lorsqu’elle se rit des paradoxes : Mammon réalisa le rêve de Mussolini. En uniformisant tout un peuple, le premier mena à bien les desseins les plus fous du second, qui ne sut ni ne put aplanir l’Italie sous les bottes d’un Empire. « Le fascisme, je tiens à le répéter, n’a pas même, au fond, été capable d’égratigner l’âme du peuple italien, tandis que le nouveau fascisme, grâce aux nouveaux moyens de communication et d’information (surtout, justement, la télévision), l’a non seulement égratignée, mais encore lacérée, violée, souillée à jamais. »

Contrôler par la consommation

La propagande fasciste, grossière et, somme toute, limitée aux moyens de communication de l’époque, baisse à raison les yeux devant la puissance de frappe du capitalisme moderne : « Le journal fasciste et les inscriptions de slogans mussoliniens sur les fermes font rire à côté : comme (douloureusement) la charrue à côté du tracteur », notait Pasolini dans l’un de ses articles.

« La mise au pas est assurée sans que le sang ne soit versé. Servitude volontaire, ou presque. »

L’ouvrage Divertir pour dominer, paru en 2010, a mis en relief « l’ampleur et la sophistication des procédés mis en œuvre par les industries dites culturelles pour forger les consciences aux valeurs de l’hypercapitalisme » : massification des désirs (via l’endoctrinement publicitaire), grégarisation sous couvert d’individualisme, appauvrissement du lien social, mimétisme collectif, aliénation des consciences… Ce dressage généralisé est notamment rendu possible par la télévision, que Pasolini percevait comme un instrument « autoritaire et répressi[f] comme jamais aucun moyen d’information au monde ne l’a été » (le téléviseur n’asservit pas en soi et il serait sans doute possible d’en faire un usage émancipateur s’il ne se trouvait pas « au service du Pouvoir et de l’Argent »). Lorsque l’on sait qu’un Occidental passe en moyenne neuf années de sa vie devant un écran de télévision (Bénilde rappelle dans son essai On achète bien les cerveaux que le téléspectateur n’avait à subir, en 1968, que deux minutes d’écrans publicitaires quotidiens ; en 2006, le chiffre doit être multiplié par 72…), on comprend les mises en garde, aussi véhémentes que prophétiques, du cinéaste italien. « La révolution des mass media – écrivit-il – a été encore plus radicale et décisive. Au moyen de la télévision, le centre s’est assimilé tout le pays… Une grande œuvre de normalisation parfaitement authentique et réelle est commencée et elle a imposé ses modèles : des modèles voulus par la nouvelle classe industrielle, qui ne se contente plus d’un "homme qui consomme" mais qui prétend par surcroît que d’autres idéologies que celle de la consommation sont inadmissibles. »

Le succès du régime consumériste tient en ce qu’il n’a pas recours aux matraques, chères aux gouvernements autocratiques (des monarchies absolues à l’URSS), pour dresser ses domestiques. La mise au pas est assurée sans que le sang ne soit versé. Servitude volontaire, ou presque : le capitalisme à la papa, bourgeois et bedonnant, cigare d’une main et fouet de l’autre, sent la naphtaline ; le voici lifté et relooké, hype et in, cherchant à susciter partout le désir de ses sujets. En 2010, l'économiste Frédéric Lordon étudia, avec l'essai Capitalisme, désir et servitude, la dimension totalitaire du « régime de désir » et « l'obéissance joyeuse » qui régentent notre temps ; trente ans plus tôt, Pasolini pointait du doigt : « La fièvre de la consommation est une fièvre d’obéissance à un ordre non énoncé ». Quel ordre ? Celui du nouveau Pouvoir. Celui de la modernité libérale, individualiste, frénétique, illimitée et liquide. Un Pouvoir jouisseur, cruel sous ses rires, prétendument sans préjugés et faussement tolérant (cette tolérance artificielle qu’il fustigeait, en tant qu’homosexuel, puisqu’elle venait « d’en haut » et ne faisait, justement, que tolérer). Un ordre qui, pour reprendre la formulation de Dufour, « réduit l’humanité à une collection d’individus calculateurs mus par leurs seuls intérêts rationnels et en concurrence sauvage les uns avec les autres » (Le Divin Marché) : les églises se sont vidées au profit des centres commerciaux, le salut passe par les biens matériels et les peuples cèdent la place aux troupeaux. « Je vis existentiellement, confiait Pasolini dans sa correspondance, ce cataclysme qui, du moins pour l'instant, n'est que dégradation : je le vis chaque jour, dans les formes de mon existence, dans mon corps. »

Ode à la diversité

Le Divers, cher au voyageur Victor Segalen, s’est dilué dans les eaux plates d’une culture uniforme et incolore : celle du globish et des grandes marques qui infectent pareillement Séoul, Los Angeles et São Paulo – ce monde dominant, le nôtre, est celui que redoutait tant Pasolini. Celui de la note unique, sans saveur ni discordances. Le mode de production capitaliste, dans sa formulation contemporaine, arase les singularités en soumettant les peuples à la loi d’un marché transnational affranchi de toutes entraves historiques et culturelles. Ce que le sous-commandant insurgé Marcos a nommé l’« homogénéisation culturelle du monde », dans un livre d'entretien paru en 2001.

« Le mode de production capitaliste, dans sa formulation contemporaine, arase les singularités en soumettant les peuples à la loi d’un marché transnational affranchi de toutes entraves. »

Pasolini s’étonnait, dans ses Lettres luthériennes (sous-titrée Petit traité pédagogique), de l’absence de réactions des communistes et des antifascistes, au cours des années 1960 et 70, face à l’hégémonie marchande et à la standardisation de l’espèce humaine – mutation anthropologique qu'il tenait pour historiquement unique. Cette évolution, que l’on prenait soin de nommer « développement », le répugnait à ce point qu’il alla jusqu’à utiliser, de façon polémique et nécessairement ambiguë, le terme de « génocide » afin de mettre en évidence le caractère criminel d’un tel système économique. Le torrent ultralibéral et productiviste charrie l’éradication des cultures, des modes de vie, des particularismes et des valeurs millénaires, transformant ainsi les humains en « automates laids et stupides, adorateurs de fétiches ». Il signe la mise à mort du petit peuple cher à l’écrivain – ce peuple des faubourgs et des champs, des nippes reprisées et des mains râpées, ce peuple qu’il conviait à sa table, autour d’une rime ou d’un tournage (une position qui lui valut et vaut parfois d'être accusé de mythifier les plus modestes, de les rêver pour mieux expier ses propres origines bourgeoises – on songe notamment au romancier Édouard Louis qui, en 2014, déclara : « Écrire contre Pasolini, la mythification, l'idéalisation des classes populaires. Toute son oeuvre est traversée par une vision des classes populaires comme plus simples, plus authentiques, plus vraies. »)

À défaut d’espoir, ses voyages dans les pays du tiers-monde lui conféraient quelques joies interdites : celles, notamment, de parler à des hommes qui n’avaient pas (encore) succombé à cet hédonisme de pacotille qui distille du bonheur en sachets surgelés. Si rien n’arrête le Progrès, poursuivait-il d’une plume apocalyptique, la Terre risque fort de fabriquer des « sous-hommes » interchangeables à la chaîne… Des robots. « D'étranges machines qui se cognent les unes contre les autres », précisa-t-il dans l'ultime entretien qu'il donna, la veille de son assassinat.

Conserver ou révolutionner ?

« Mélancolie d’artiste ? Vague à l’âme de rimailleur ? Spleen de songe-creux ? »

Mélancolie d’artiste ? Vague à l’âme de rimailleur ? Spleen de songe-creux ? Si Pasolini n’a jamais nié le regard nostalgique qu’il portait sur le monde, son dépit n’était pas d’ivoire – celui des tours d'anciens régimes (peuplées d'esthètes féodaux ou de dandys laudateurs de Muray). Pasolini, sa vie durant, tonna rouge vif-argent et entendait bien faire du passé table rage. L’homme avoua, dans l’ouvrage Entretiens avec Pier Paolo Pasolini, qu’il était communiste parce qu’il était conservateur – l’épithète relève de dispositions psychologiques personnelles, bien sûr, mais il doit également se lire à l’aune de sa pensée politique. Conservateur ; qu’est-ce à dire ? L’avenir a parfois la langue qui fourche et le présent aurait tort de tourner le dos à ses antécédents : c’est aussi dans les vieux pots qu’on fait... Pour un projet de recueil intitulé Poésie avec littérature, Pasolini composa ces deux vers : « La connaissance est dans la nostalgie / Qui ne s'est pas perdu ne possède pas ». Il précisait toutefois que le passé, lorsqu'il était présent, c'est-à-dire lorsqu'il le vivait de plain-pied, n'était pas source de satisfactions : il le devient à mesure qu'il s'efface.

Pasolini tenait aux dons des siècles défunts. Une proposition radicale, émancipatrice et libératrice (Pasolini y intégrait même l’écologie), ne pourra se concevoir qu’en refusant d’escorter l’époque dans sa marche forcée vers un avenir qui risque, en bien des points, de compromettre le socialisme de demain¹. Le poète était sensible à ce qu’il appelait les « valeurs anciennes », celles, populaires, de la « fraternité perdue » (Jean-Loup Amselle, dans son petit pamphlet Les nouveaux rouges-bruns, a vivement dénoncé « le primitivisme » de Pasolini). Son athéisme ne l’empêchait d’ailleurs pas de promouvoir une certaine sacralité, volontiers teintée de mystique chrétienne – ce qui le conduisit à condamner l’avortement sans condition (stigmate, à ses yeux, de l'hédonisme frivole et marchand). La modernité le hantait : il assistait le cœur serré au massacre des espaces urbains et naturels, noyant sa colère dans le fond des vers : « je ne vois qu’une chose : que bientôt va mourir / l’idée de l’homme qui apparaît dans les glorieux matins » (« Poésie en forme de rose », extrait du recueil Poésies 1953-1964). À quoi s'ajoutaient un romantisme certain et une aspiration chevaleresque au combat : dans sa correspondance avec Natalia Aspesi, on peut lire : « Un monde répressif est plus juste, meilleur qu’un monde tolérant : parce que dans la répression, on vit les grandes tragédies, la sainteté et l’héroïsme prennent naissance. » D'où son verdict sans appel : qu'est-ce que le présent ? « L'enfer. » Marxiste, il prenait néanmoins ses distances avec sa vision de l'Histoire et du temps (comme parousie), qu'il tenait, avec Sorel ou Camus, pour une illusion bourgeoise.

« Le passéiste cultive les ombres, le révolutionnaire les rappelle au grand jour pour l’aider à trouver sa route ; le passéiste célèbre les cicatrices, le révolutionnaire les rouvre pour guérir l’avenir. »

La ligne politique et philosophique de Pasolini, difficile à cerner d'un pas pressé, lui assure parfois de bien étranges soutiens posthumes : catholiques intégristes, militants identitaires ou soraliens. Patrice Bollon se fendit d'une mise au point l'an passé, en tançant la « captation théorique » de ce penseur anticolonialiste et marxiste — une récupération des « plus indues [et] scandaleuses » (Le Magazine littéraire, n° 543). S’il existe, sans contredit, un conservatisme contre-révolutionnaire et haïssable (celui des possédants qui s’accrochent à leurs privilèges présents, celui des dominants qui saigneraient la terre pour rester à leur poste, celui des exploiteurs qui justifient « l’ordre » du monde), il a pu exister, dans l'histoire socialiste, certaines formes de conservatisme capables de nourrir — ou se voulant telles — le projet révolutionnaire. Celles qu'évoque, par exemple, le militant écologiste Paul Ariès lorsqu'il rapporte, dans son ouvrage La simplicité volontaire contre le mythe de l’abondance, la dimension « conservatrice » des luttes populaires : « Il s’agissait de défendre des modes de vie ». Celle de ces révolutionnaires, dont Löwy et Sayre parlèrent brillamment dans Révolte et mélancolie, pour qui « le souvenir du passé sert comme arme dans la lutte pour le futur ». Celles dont Edgar Morin fait état lorsqu'il utilise le terme « métamorphose » pour illustrer les liens qui existent entre révolution et conservation : la révolution, à l’instar du papillon, dépasse sans renier la chrysalide qu’elle a été (Pour et contre Marx, paru en 2012). Celles que mentionna Guy Debord dans ses Commentaires sur la société du spectacle lorsqu'il déplora la perte de mémoire constitutive de notre époque, le présent perpétuel auto-suffisant et la « mise hors la loi de l'histoire ». Celles, enfin, que Régis Debray révèle dans Dégagements : « C’est le présentisme qui est effrayant. La perte des anachronismes. L’instant qui scintille, sans recul pour s’en démarquer, sans l’aune pour le juger. Si maintenant tout est maintenant, disons adieu aux rébellions de demain, que le jeunisme tuera dans l’œuf. Pas de révolution sans l’insistance, l’assistance du révolu. […] Tous les révolutionnaires que j’ai rencontrés avaient un temps de retard sur le leur : le Che voulait refaire San Martín, Marcos, Zapata, Chávez, Bolívar. Comme nos jacobins en 1789, lecteurs de Plutarque et de Tite-Live, les Gracques ; et Lénine, la Commune de Paris. Les réfractaires ont la manie d’antidater, en faisant d’un anachronisme leur agenda ».

Conserver ou révolutionner ? Dans ses Lettres luthériennes, Pasolini expliquait que cette opposition binaire n'avait plus aucun sens. Il renvoyait dos à dos les conservateurs sans désir radical de rupture et les révolutionnaires persuadés qu'il fallait éradiquer jusqu'à la dernière trace du vieux monde. Le passéiste fait des cendres une décoration, le révolutionnaire les souffle pour mettre le feu à l’horizon ; le passéiste cultive les ombres, le révolutionnaire les rappelle au grand jour pour l’aider à trouver sa route ; le passéiste célèbre les cicatrices, le révolutionnaire les rouvre pour guérir l’avenir.

« Je vous hais, chers étudiants »

La vague contestataire qui s’abattit sur les années 1960 et 70 laissa Pasolini sur sa faim. C'est le moins que l'on puisse dire. Il tourna en dérision les velléités subversives et mutines des étudiants qui firent le jeu du système qu’ils contestaient avec rage (avant de rentrer dans les rangs dont ils étaient issus, bien sagement et fiers, médiatiquement, de ce quart d'heure de rébellion) : « Ils utilisent contre le néo-capitalisme des armes qui portent en réalité sa marque de fabrique et qui ne sont destinées qu’à renforcer sa propre hégémonie. Ils croient briser le cercle et ne font que le renforcer. » À ses yeux, la dérision prônée par cette jeunesse ébouriffée foulait aux pieds le sens du respect et de l’honneur, l’incivilité s’érigeait en signe de dissidence et toute réticence devant l’inédit, l'inconnu et les-lendemains-radieux devenait sujette à opprobre : « J’entends déjà leurs argumentations : est passéiste, réactionnaire, ennemi du peuple, quiconque ne sait pas comprendre les éléments de nouveauté, même dramatiques, qu’il y a dans les fils ». Il alla même jusqu'à soutenir, dans un poème, les jeunes agents de police (des enfants du prolétariat et du sous-prolétariat, disait-il) face aux émeutiers bien nourris. Ces fils à papa qui s’insurgeaient contre Papa : guéguerre intestine de la bourgeoisie.

« Ces fils à papa qui s’insurgeaient contre Papa : guéguerre intestine de la bourgeoisie. »

L'un de ses biographes, Enzo Siciliano, consigna dans Pasolini, une vie : l'écrivain « devina, avant beaucoup d'autres, que le "Mai" étudiant italien n'avait rien de la révolution culturelle maoïste dont il s'inspirait pourtant, mais qu'il était une révolte codée de la bourgeoisie contre elle-même. » Pasolini reprochait également à la jeunesse « antifasciste » de mener une lutte de retard : celle-ci s’insurgeait contre un système politique mort il y a trois décennies de cela et ne voyait pas celui, ô combien plus vénéneux, qui prenait son époque à la gorge. « Un antifascisme de tout confort et de tout repos », en somme, qui fiche des coups de pied à un cadavre.

*

Pasolini est mort en 1975, étrangement assassiné sur une plage romaine, alors qu’il s’apprêtait à publier un livre sur les liens qui unissaient les autorités politiques, la mafia et le secteur pétrolier. « Je nourris une haine viscérale, profonde, irréductible, contre la bourgeoisie », avait juré cet homme doux et profondément pacifique, en dépit du tranchant de ses textes (Gandhi restait l’un de ses maîtres à agir). Personnage dense, complexe, parfois confus, sinon contradictoire, sans cesse en quête, jamais consensuel. Le Parti communiste l’avait radié, en 1949, pour « indignité morale et politique » et il eut, sa vie durant, à affronter trente-trois procédures judiciaires et quatre-vingts plaintes pour « obscénité ». Quelques heures avant de mourir, il déclara : « Je sais qu'en tapant toujours sur le même clou, on peut faire s'écrouler une maison. »

NOTES

1. Pasolini se définissait avant tout comme un marxiste, très inspiré par Gramsci, ne souhaitant pas être assimilé au communisme stalinisant des partis.

Photographie de couverture : © Allstar Picture Library

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