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Réveil Communiste

Souveraineté monétaire, Grèce et Etat social par Jacques Sapir (entretien avec Alessandro Bianchi, 2/2)

22 Janvier 2015 , Rédigé par Réveil Communiste Publié dans #l'Europe impérialiste et capitaliste

 

 

http://russeurope.hypotheses.org/3340 

 

Suite des questions posées par Alessandro Bianchi et de mes réponses à celles-ci.

 

1.    Si les États devaient retrouver leur souveraineté monétaire,  quel type de politique économique le devraient-ils mettre en œuvre pour relancer leurs économies ? Considérez-vous comme fondamental, en l’occurrence, le fait  de revenir à une banque centrale nationale qui dépend du Ministère du trésor ?

 

Il faut ici commencer par dire que la souveraineté monétaire est un moyen et pas une fin en soi. Le plein-emploi, la richesse nationale, une bonne répartition de cette richesse, constituent des fins. Mais, pour arriver à ces fins, la souveraineté monétaire apparaît indispensable. En effet, les pays ont des structures économiques différentes, et font face à des problèmes, pour certains similaires, pour d’autres largement différents. Cela signifie que les niveaux d’inflations, qui vont être liés à des facteurs structurels (et je rappelle que si l’inflation peut avoir des causes monétaires elle a des causes largement structurelles dans de nombreux cas), seront nécessairement différent. Pour que ceci n’entraîne pas des distorsions importantes, qui compromettraient les politiques de relance, les parités de change entre les monnaies doivent pouvoir s’ajouter. C’est pour cela que la souveraineté monétaire est une condition nécessaire, mais non suffisante, des politiques visant à répondre à la situation actuelle de crise.

 

Il y a de plus une raison supplémentaire. Certains pays, l’Italie en particulier mais aussi l’Espagne et la Grèce, ont besoin de réaliser des investissements en infrastructure qui nécessiteront des dépenses publiques importantes. Si ces dépenses se traduisent en déficit et si ce déficit est transformé en dettes vendues aux banques commerciales, ou à la population, cela se traduira par une hausse du coût de l’argent qui rendra impossible les investissements nécessaires. Il faut donc, pour rendre cette politique possible, que ces sommes soient financées par de la création monétaires, autrement dit que l’Etat puisse emprunter directement, et à coût très faible, auprès de la Banque Centrale. Mais, si les pays considérés sont membres d’une Union Monétaire (comme la zone Euro dont le nom réel est l’UEM ou Union Economique et Monétaire) il faudra au minimum une règle de proportionnalité contraignant fortement cette politique. En réalité, et l’exemple de la Zone Euro le confirme, comme il n’est pas possible d’arriver à un accord sur des taux différents d’inflation, le seul point d’accord possible se révèle être l’inflation la plus basse possible. C’est pourquoi cet objectif a été retenu dans le cas de l’Euro. L’impossibilité de combiner Union Monétaire et la flexibilité nécessaire pour des politiques de croissance, conduit donc à mettre au centre du dispositif le retour à la souveraineté monétaire, c’est à dire le retour à la monnaie nationale. Mais, il faut se demander ce que l’on perdrait avec la dissolution de la zone Euro. Cette question revient à se demander quels étaient les apports potentiels de la constitution d’une zone monétaire.

 

L’idée qu’une zone monétaire caractérisée par une monnaie unique, comme c’est le cas avec l’Euro, donnerait naissance à une dynamique d’augmentation très forte des flux commerciaux entre les pays de cette zone, et que cette dynamique conduirait à une forte croissance dans cette zone monétaire ,a été fortement répandue dans la seconde moitié des années 1990. On se souvient que des dirigeants politiques, tels que M. Jacques Delors ou M. Romano Prodi[1]., avaient affirmé que la mise en place de l’Euro induirait à elle seule une croissance de 1% par an. Ceci provenait de travaux tant théoriques qu’empiriques, et en particulier ceux d’Andrew K. Rose[2]. Ces travaux accordaient une très grande importance à la proximité géographique des partenaires, donnant naissance à ce que l’on a appelé « l’effet Rose ». Il s’en est déduit une littérature extrêmement favorable aux Unions Monétaires. Dans cette littérature les monnaies nationales sont décrites comme des « obstacles » au commerce international[3]. L’intégration monétaire devait de plus provoquer une meilleure corrélation du cycle des affaires entre les pays[4]. Cette intégration monétaire devait aussi conduire à une accumulation des connaissances conduisant à une forte augmentation de la production et des échanges potentiels[5].  L’Union monétaire allait créer les conditions d’existence de la « Zone Monétaire Optimale »[6], dans un mouvement qui semblait devoir être endogène[7].

 

Cependant, des critiques pouvaient être formulées à l’égard de ces travaux et de leurs conclusions. Exploitant les hypothèses utilisées par Rose, ces nouveaux travaux aboutissaient à une forte réduction de l’ampleur des effets positifs de l’Union Monétaire[8]. Il ne faisait cependant aucun doute, dans l’esprit de ces économistes, que l’introduction de l’Euro aurait un effet extrêmement positif sur l’économie des pays membres. D’autres travaux ont fortement critiqué la méthode économétrique utilisée[9]. En particulier les modèles d’estimation du commerce international par la méthode dite « de gravitation », s’ils se prêtent à l’analyse d’un commerce bilatéral, ne semblent pas être adaptés à l’analyse d’une zone à plusieurs pays. Une critique plus fondamentale fut aussi formulée ; ces modèles ne semblent pas prendre en compte la persistance du commerce international[10] qui s’explique par différents phénomènes, dont les asymétries d’information. Enfin, ces modèles négligent l’existence de facteurs endogènes au développement du commerce, facteurs qui ne sont pas affectés par l’existence – ou la non-existence – d’une Union Monétaire.

 

Ces différents éléments ont conduit à une remise en cause plus fondamentale des résultats de l’étude initiale de A.K. Rose. Harry Kelejian (avec G. Tavlas et P. Petroulas) ont repris les diverses estimations des effets d’une union monétaire sur le commerce international des pays membres[11]. Les résultats sont dévastateurs. L’impact de l’Union Economique et Monétaire sur le commerce des pays membres (commerce intra-zone) est estimé à 4,7% - 6,3%, soit très loin des estimations les plus pessimistes des travaux antérieurs qui plaçaient ces effets à un minimum de 20%. Il faut rappeler que les travaux initiaux de Rose situaient cet effet entre 200% et 300%. En dix ans, on a donc assisté à une réduction tout d’abord de 10 à 1 (de 200% à 20%[12]) puis à une nouvelle réduction ramenant la taille de ces effets de 20% à une moyenne de 5% (un facteur de 4 à 1)[13], soit une réduction totale des effets qui atteint 40 pour 1. Les effets positifs d’une union monétaire ont donc été largement surestimés, et ce très probablement pour des raisons politiques. On ne peut manquer de remarquer que les annonces les plus extravagantes sur les effets positifs de l’Union Économique et Monétaire (avec des chiffres d’accroissement du commerce intra-zone de l’ordre de 200%) ont été faites au moment même de l’introduction de l’Euro. Mais, si l’effet sur le commerce international créé par une zone monétaire est faible, il faut en déduire qu’inversement l’effet des prix (ce que l’on appelle la « compétitivité coût ») est nettement plus important que ce qu’en dit le discours dominant[14]. Ceci redonne toute son importance aux dévaluations pour restaurer la compétitivité de certains pays.

 

Il faut cependant toujours rappeler que ce retour à la monnaie nationale n’est pas suffisant en lui-même pour lutter contre la crise. Ce retour est un instrument permettant des politiques économiques adaptées aux besoins de chaque pays et non une fin en soi. Mais, cet instrument est aujourd’hui tellement déterminant qu’il n’est pas un simple point relevant de la « tactique » politique. Si l’on veut reprendre le vocabulaire de la stratégie, la lutte pour recouvrer la souveraineté monétaire s’apparente en réalité à un objectif de nature « opératif » ou « opérationnel » qui permet d’atteindre des fins stratégiques[15]. Associé à cet objectif se trouve bien entendu la modification du statut de la Banque Centrale. Cette dernière soit être remise sous l’autorité du Ministère des Finances, tout en conservant une autonomie quant au choix de ses instruments d’action.

 

A partir de ces instruments, la souveraineté monétaire et le contrôle du la Banque Centrale, il devient possible de penser et réaliser un double processus conduisant d’une part à « dé-financiariser » l’économie et instaurant des filtres plus ou moins important suivant les secteurs entre secteurs productifs et marchés financiers, et d’autre part de lancer de grand programme d’investissements qui vont non seulement améliorer globalement la productivité du territoire mais qui vont aussi permettre le basculement des activités à rendement décroissant ou stagnant vers des activités à rendements fortement croissants. Ces investissements publics auront un effet d’entraînement sur les investissements privés, à la fois par des effets de complémentarité technique mais aussi par des effets de garantie sur le rendement initial des investissements. Ceci va permettre aux investisseurs privés de dépasser la dimension de risque qui est classiquement associée à l’activité d’investissement. Il faut savoir en effet que l’investissement est lié à des mécanismes d’irréversibilité[16]. Il faut donc que l’entreprise, mais aussi l’économie dans son ensemble, aient fait la preuve de la capacité à maintenir une forte croissance dans l’horizon temporel du retour sur investissement[17]. C’est ici que la microéconomie (la décision d’investissement dans une firme donnée) se combine avec la macroéconomie et surtout avec les représentations collectives des trajectoires macroéconomiques potentielles.

 

2.    Certaines nouvelles arrivant directement du gouvernement allemand nous font entendre que, pour Berlin,  la possibilité que la Grèce sorte de l'Euro, dans le cas d'une victoire de Syriza, serait une hypothèse envisageable  et  désormais aussi tout à fait « gérable ». Qu'y a-t-il selon vous derrière cette stratégie de Berlin et que se passerait-il effectivement dans la zone euro en cas de victoire de l'opposition en Grèce ?

 

Il faut ici séparer ce qui tient au calcul économique et ce qui relève des représentations de l’économie et de la finance, et bien se souvenir que dans le domaine financier, ce sont des représentations qui dominent en réalité. En ce qui concerne les dimensions « objectives », il est clair que la sortie éventuelle de l’Euro par la Grèce est gérable dans les circonstances actuelles. Les banques européennes, à l’exception notable des banques grecques sont très peu exposées à un « risque » grec. Il y aurait un problème avec la Banque Centrale Européenne, qui a racheté une partie de la dette grecque, mais ce problème peut lui aussi être géré. Mais, ce constat rassurant fait bon marché des représentations qui existent sur les marchés financiers et qui dominent chez les investisseurs. Un article de foi, comparable à l’immaculée conception, est que l’on ne peut pas sortir de l’Euro, du moins sans provoquer une crise grave. Et, cette représentation, ou si l’on veut utiliser un vocabulaire plus technique cette « convention » est si profondément ancrée chez de très nombreux opérateurs qu’ils ne conçoivent même pas qu’un tel événement soit possible. Cet événement ne fait tout simplement pas partie des possibilités qu’ils ont retenu. Or, s’il se produit, cela voudra dire pour ces opérateurs que leurs représentations étaient erronées. Il en résultera au minimum un comportement d’attentisme et de très grande méfiance pour l’ensemble des investissements, tant en titres publics qu’en titres privés, des pays périphériques, soit au-delà de la Grèce, l’Espagne, le Portugal et l’Italie. Il est même probable que pour nombre de ces investisseurs on passe du stade de la méfiance à celui de la défiance. La tempête qui se lèvera sur les marchés financiers, elle, ne sera pas gérable. De ce point de vue, et quoi que l’on en dise, la victoire de Syriza déclenchera un processus qui ne peut avoir que deux issues. Soit Syriza cède rapidement aux pressions de Bruxelles, mais surtout à celles provenant de l’Allemagne. La crise politique sera alors terrible en Grèce, mais aussi dans toute l’Europe du sud où cette trahison sera certainement la trahison de trop. Il est alors très probable que l’ensemble des personnes déçues par cette trahison de Syriza, en Grèce mais aussi ailleurs, se tourne vers des partis populistes. Soit Syriza met, ne serait-ce qu’en partie, son programme en œuvre, et en particulier procède de manière unilatérale à une annulation d’une partie de la dette grecque. Alors se mettra en place une chaîne d’événements qui entraînera une sortie de la Grèce de l’Euro, et peut-être de l’UE. Ceci sera anticipé très vite par les opérateurs des marchés financiers. Nous serons en présence de ce que l’on appelle une « chaîne catastrophique », en cela que chaque événement entraînera des conséquences dépassant de loin l’événement réel et que les différents acteurs, tant privés qu’étatiques, devront se déterminer par rapport aux conséquences et non à l’événement réel.

 

La question de la stratégie à long terme de la Grèce sera alors posée. Ce pays pourrait en un sens tirer profit de l’opposition actuelle entre la Russie et l’UE. La Grèce a été l’une des principales victimes des « contre-sanctions » prises par la Russie car elle exportait vers la Russie une large part de sa production agricole.  Or, les responsables russes ont laissé entendre qu’ils pourraient sortir la Grèce de la liste des pays soumis aux contre-sanctions dans le cas d’une victoire de Syriza aux élections, et d’un conflit entre l’UE et la Grèce. Par ailleurs, il deviendrait alors envisageable que les oléoducs et gazoducs transitant par la Turquie, et que la Russie veut construire à la place de « South-Stream », puissent être prolongés vers la Grèce, et à partir de là alimenter les Balkans et l’Europe du Sud. La possible victoire de Syriza aux élections du 25 janvier pourraient donc bien constituer ce point de rupture dans la politique d’austérité qui, pour l’heure, prédomine en Europe. C’est pour cela qu’il faut espérer cette victoire tout en sachant qu’une fois cette victoire acquise viendra le temps des décisions difficiles et que la direction de Syriza sera alors face à son destin.

 

3.    La récession actuelle est certainement plus grave que la crise des années 30, surtout pour les décisions des institutions  européennes  qui ont choisi une stratégie tripartite,  qui s'est révélée jusqu'à présent totalement inadaptée sur le plan de la reprise économique. Le plan d' « Investissements Juncker », tout comme l'impasse de la BCE, réticente à appliquer le Quantitative Easing, laissent entrevoir, comme seule solution, la mise en place des soi-disant réformes structurelles. Comme par exemple en Italie, où a été récemment approuvée une nouvelle réforme du monde du travail qui annule en réalité certaines conquêtes sociales historiques. Craignez-vous qu'en France aussi on puisse suivre le même schéma, à savoir la mise en place  de réformes structurelles qui visent  à un affaiblissement  de l'état social ainsi qu'une diminution des salaires ?

 

La récession que nous connaissons actuellement en Europe ne peut se comparer directement avec la crise des années 1930. Très clairement, la situation en Grèce, en Espagne ou au Portugal est tout à fait comparable à celle des années 1930. Mais, si nous regardons maintenant l’Italie et la France, la situation est différente, et elle l’est encore plus si on regarde l’Allemagne ou les Pays-Bas. L’une des caractéristiques de cette récession est justement qu’elle frappe de manière très asymétrique les pays de la Zone Euro. En fait, on voit bien que ce qui est en cause c’est la politique de l’Allemagne au sein de la Zone Euro. Ceci aboutit à rendre très difficile la conception, et encore plus la réalisation, d’une politique de relance harmonisée. Tant que l’Allemagne ne reconnaîtra pas la responsabilité qui est la sienne dans la crise de la Zone Euro, il sera très difficile de trouver des solutions qui soient autre chose que des palliatifs.

 

Le « plan Juncker » résume parfaitement les contradictions de la politique économique dans la zone Euro. Il est insuffisant en volume, trop étendu dans sa durée, et son efficacité sera donc minimale. Mais, surtout, il ne prend pas en compte l’asymétrie que l’on observe en Europe et dans la zone Euro entre l’Allemagne et les autres pays. Soit l’Allemagne doit accepter de financer les déficits des pays du sud qui ne peuvent être compétitifs en raison de l’inflation accumulée et des gains de productivité très différents. Soit l’Allemagne se refuse de financer ces pays, mais alors elle ne peut espérer maintenir la zone Euro. Le refus de prendre en compte ce dilemme est la cause profonde de la politique d’austérité menée actuellement en Europe et qui conduit l’Europe sur le chemin de la stagnation et de la déflation.

Il faut maintenant regarder les implications de cette politique dans les différents pays. Il est clair, et cela ne concerne pas seulement la France, que l’on assiste à un démantèlement de ce que l’on appelle « l’état social ». Le préambule de la Constitution de 1946 et la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 consacrent, l’un et l’autre, les principes de justice et d’égalité. Ces principes servent à justifier l’existence de systèmes de protection, comme la sécurité sociale. Ces systèmes de protection étaient en construction, en réalité, depuis la fin du XIXème siècle[18]. Mais, à l’origine, les divers systèmes de protection sociale avaient été pensés du point de vue de l’assistance d’actifs à des inactifs. S’organisait, alors, le cadre légal de l’assistance, que cette dernière soit une assistance médicale gratuite, ou encore le service des Enfants assistés ou enfin l’assistance aux vieillards.  Il s’agissait principalement de remédier à certaines inégalités économiques en complément au système de l’assurance qui était assuré par des mutuelles qui s’avéraient souvent inefficaces ou injustes car elles créaient de grandes différences entre travailleurs en fonction de l’entreprise dans laquelle ils sont employés. On recourut donc à des lois d’obligation que ce soit sur les retraites ouvrières et paysannes comme en 1910, sur les assurances sociales en 1928 ou sur les allocations familiales en 1932. Il faut noter qu’en parallèle à cette expérience qui est largement, mais pas uniquement, française, se développent des modèles de protections spécifiques à certaines entreprises comme en Allemagne[19] mais aussi en France[20], voire à certaines professions. La constitution de ce que l’on appellera « l’Etat Social »[21] est donc indissociable de la lutte gréviste et de l’existence des syndicats. Les effets politiques indirects de l’émergence de l’Etat social furent remarqués dès le début du XXème siècle. Mais, cette solidarité fut toujours contestée. En Allemagne, à la suite de la Grande dépression, de 1930 à 1932 une partie de la protection sociale étendue à l’échelle de l’Etat fut d’ailleurs démantelée sous les gouvernements du Chancelier Brünning. Il faut noter que ce démantèlement[22], qui se fit au nom de la nécessité de sauver les banques allemandes et de contenir le budget de l’Etat en période de crise, sera l’une des causes de la perte de légitimité de la démocratie en Allemagne. On sait ce qu’il en adviendra. Il est donc très inquiétant de voir aujourd’hui se répéter l’expérience allemande du début des années trente dans les pays du Sud de l’Europe. Il y a là une situation qui peut aboutir à une sortie de la démocratie, non d’ailleurs du fait d’un parti en particulier, mais du fait de ‘attitude de moins en moins démocratique des instances européennes. En France, ce fut Pierre Laroque qui mit en œuvre en 1945 dans le plan qui porta son nom, les principes de ce qui devint la « Sécurité Sociale ». Conçue comme un grand système unifié devant assurer la relative autonomie des individus face aux différents risques[23], la Sécurité sociale devait assurer le bien-être collectif, et ce dernier ne devait pas dépendre seulement de la croissance économique, même s’il était clair que seule la croissance rendrait possible un niveau supérieur d’Etat social. Cet Etat social apparaît dès lors nécessaire non seulement pour des raisons « sociales » mais aussi pour des raisons politiques. Il permet la constitution d’individus dégagés des liens de servitude issu de la féodalité tout comme dégagés de l’impératif de survie qui accapare toutes leurs activités. Cela permet aux individus de se constituer de manière efficace en citoyens. De plus, l’Etat social crée un contexte dans lequel la distinction du juste de l’efficace peut avoir un sens, et l’Etat apparaît être bien plus que la somme de ses citoyens. Mais, ceci se heurte tant aux effets de la crise, effets qui ne sont nullement naturels mais bien le résultat de politiques particulières qu’à une très forte idéologie anti-étatiste, qui est partagée aujourd’hui tant par une droite traditionnelle que par une « gauche » qui combine le discours libertarien avec des pratiques techniciennes. Il faut ici revenir à ce que l’on a appelé l’oligarco-bureaucratie et s’interroger sur le sens profond du projet européen combinant une idéologie de la concurrence poussée à l’extrême et un corps de pratiques profondément opposé à la démocratie. De ce point de vue, on peut se demander si pour les éléments les plus avancés de ce système oligarco-bureaucratique, la « crise » n’est pas une construction tant économique que sémantique dont le sens profond est la destruction de l’Etat social car cela signifierait la destruction des citoyens et leur réduction au statut d’obligés plus ou moins volontaires du système.


 

[1] Sapir J. (2012), Faut-il sortir de l’Euro ?, Le Seuil, Paris. 

[2] Rose, A.K. (2000), « One money, one market: the effect of common currencies on trade », Economic Policy Vol. 30, pp.7-45 et Rose, Andrew K., (2001), “Currency unions and trade: the effect is large,” Economic Policy Vol. 33, 449-461. 

[3] Rose, A.K., Wincoop, E. van (2001), « National money as a barrier to international trade: the real case for currency union », American Economic Review, Vol. 91, n°2/2001, pp. 386-390. 

[4] Rose, A.K. (2008), « EMU, trade and business cycle synchronization », Paper presented at the ECB conference on The Euro of Ten: Lessons and Challenges, Frankfurt, Germany, 13 et 14 novembre 

[5] De Grauwe, P. (2003), Economics of Monetary Union, New York: Oxford University Press. Frankel, J.A., Rose A.K. (2002), « An estimate of the effect of currency unions on trade and output », Quarterly Journal of Economics, Vol. 108, n°441, pp. 1009-25. 

[6] On consultera à ce sujet le mémoire de Master 2 écrit par l’un de mes étudiants, Laurentjoye T., La théorie des zones monétaires optimales à l'épreuve de la crise de la zone euro, Formation « Économie des Institutions », EHESS, Paris, septembre 2013. 

[7] Frankel, J.A., Rose A.K. (1998), « The endogeneity of the optimum currency area criteria », Economic Journal, Vol.108, 449, pp.1009-1025. De Grauwe, P., Mongelli, F.P. (2005), «Endogeneities of optimum currency areas. What brings countries sharing a single currency closer together? », Working Paper Series,468, European Central Bank, Francfort. 

[8] Bun, M., Klaasen, F. (2007), « The euro effect on trade is not as large as commonly thought», Oxford bulletin of economics and statistics, Vol. 69: 473-496. Berger, H., Nitsch, V. (2008), « Zooming out: the trade effect of the euro in historical perspective », Journal of International money and finance, Vol. 27 (8): 1244-1260. 

[9] Persson T. (2001), « Currency Unions and Trade : How Large is the Treatment Effect ? » in Economic Policy, n°33, pp. 435-448 ; Nitsch V. (2002), « Honey I Shrunk the Currency Union Effect on Trade »,World Economy, Vol. 25, n° 4, pp. 457-474. 

[10] Greenaway, D., Kneller, R. (2007), « Firm hetrogeneity, exporting and foreign direct investment »,Economic Journal, 117, pp.134-161. 

[11] Kelejian, H. & al. (2011), « In the neighbourhood : the trade effetcs of the euro in a spatial framework »,Bank of Greece Working Papers, 136 

[12] Du travail initial de A.K. Rose datant de 2000 mais réalisé en fait entre 1997 et 1999 « One money, one market: the effect of common currencies on trade », Economic Policy 30, op.cit., au travail de R. Glick et A.K. Rose, datant de 2002, « Does a Currency Union Affects Trade ? The Time Series Evidence », op. cit. 

[13] Bun, M., Klaasen, F. (2007), « The euro effect on trade is not as large as commonly thought», Oxford bulletin of economics and statistics, op.cit., vont même jusqu’à estimer l’effet « positif » de l’UEM à 3%, ce qui le met largement dans l’intervalle d’erreurs de ce genre d’estimations. 

[14] C’est d’ailleurs le sens d’une note rédigée par P. Artus, « C’est la compétitivité-coût qui devient la variable essentielle », Flash-Économie, Natixis, n°596, 30 août 2013. 

[15] Sapir J., La Mandchourie Oubliée - Grandeur et démesure de l'Art de la Guerre soviétique, Éditions du Rocher, Paris-Monaco, mai 1996. 

[16] Pindyck R.,«Irreversible Investment, Capacity Choice and the Value of the Firm», American Economic Review, vol. 78, n°5, 1988, décembre, pp. 969-985 ; Abel A. et Eberly J., « The Effect of Uncertainty and Irreversibility on Capital Accumulation », NBER Working Paper, n° 5363, NBER, Cambridge, Mass., 1994 ; Duhautois R. et Jamet S., «Hétérogénéité des comportements d’investissement et fluctuations de l’investissement», Économie et Prévision, 2002, n° 149, pp. 103-115. 

[17] Bourdieu J, Benoît Cœuré et Béatrice Sédillot « Investissement, incertitude et irréversibilité », Revue économique, op.cit.. Abel A. et Eberly J., « A unified model of investment under uncertainty », in American Economic Review, vol. 84, 1994, n°6, pp. 1369-1384 

[18] Fournier J. et Questiaux N., Traité du social, Paris, Dalloz, 1976. 

[19] Rosenvallon P., La nouvelle question sociale, Paris, Éd. du Seuil, 1995. 

[20] de la Broise T. et F. Torres, Schneider l’histoire en force, éditions de Monza, 1996 

[21]  Ramaux C., L’Etat Social, Paris, Mille et une Nuits, 2012. 

[22] Comme l’exclusion des femmes des assurances chômages. 

[23] Bec C. La Sécurité sociale - Une institution de la démocratie, NRF, Gallimard, Paris, 2014

 
 
 
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