Les communistes actuels et Staline
Photo : Staline et Lénine en mars 1919
Quelle position les communistes doivent-ils prendre sur Staline, sur ce qu’il fut vraiment, sur son image actuelle et ce qu’elle symbolise ? Doivent-ils le rejeter avec effroi, le revendiquer avec hauteur au risque de scandaliser? Doivent-ils l’esquiver comme un secret de famille honteux ?
1
Dans les peuples du monde les plus divers les opprimés dressent l’oreille quand ils entendent son nom. En général ils en entendent parler par la bouche de leurs ennemis. Ils entendent prononcer ce nom au milieu des insultes et des menaces. Et ils se disent que quelque fut le vrai Staline, si les exploiteurs ont encore peur de lui, c’est qu’il ne devait pas être si mauvais.
Staline comme monstre maléfique dénoncé par l'idéologie libérale-démocratique hante ainsi le monde de la fin de l’histoire. Tous jugement moral mis à part, il est abusivement assimilé à Hitler par l’usage de la théorie de guerre froide du « totalitarisme ». Dans le récit incohérent propagé par les manuels scolaires, leurs rôles respectifs deviennent complètement inintelligibles. Le dirigeant criminel raciste contre-révolutionnaire allemand est rejeté en paroles par la même bourgeoisie qui l’a utilisé, comme si elle n’avait rien à voir avec lui. Staline, dirigeant victorieux de l'Union Soviétique et de la révolution mondiale qui a combattu et vaincu le nazisme hitlérien lui est assimilé, au défi de la réalité historique, pour « exorciser le communisme » comme l’écrit le journal « Le Monde » sans guillemets, pour rendre à jamais impossible une nouvelle révolution comme celle d'octobre 1917 en Russie. Bref, comme Dostoïevski l’avait anticipé en critiquant les révolutionnaires russes vers 1870 dans Les possédés, on lui fait porter un costume de démon des plus banals dans la tradition judéo-chrétienne (et d’une version de la théologie judéo-chrétienne bien peu intelligente).
Le représentant du mal métaphysique ainsi signalé à l'attention du public attire à lui le négatif humain que la société bourgeoise veut mettre au rebus, ceux qui sont acculés à la folie, les précarisés, les perdants, les humiliés. Staline a acquis une mauvaise réputation du genre à plaire à l’opprimé isolé par le spectacle du triomphe planétaire du capitalisme. Et c'est maintenant qu'on peut penser qu’il vaudrait mieux pour tout le monde que son nom cristallise la révolte plutôt que celui d’Hitler.
Mais Staline n’est pas une figure de la décomposition populaire du romantisme, un "surhomme " nietzschéen abatardi. Il n’a pas été adulé par des foules qui comptaient nombre de héros et de génies comme un exterminateur mais comme un sauveur.
Or il apparait de plus en plus clairement que le Staline historique n’était pas le personnage monstrueux que ses ennemis ont cherché à accréditer depuis le rapport Khrouchtchev de 1955. L’histoire objective de son pouvoir sur l’URSS et le mouvement communiste commence à être écrite avec le recul scientifique nécessaire à la manifestation de la vérité. C'est une histoire terrible pleine d’excès et de brutalité. Mais la terreur dont il est question n’a pas été introduite dans l’histoire par la malveillance d’un homme ou d'un petit groupe dirigeant. C’était un politicien très intelligent, habile, convaincu, incorruptible, et plutôt prudent, porté à des mesures extrêmes par des circonstances inouïes. Et qui fut sans doute, comme Mao après lui, victime des illusions que secrète le pouvoir absolu.
Nos idées sont remises en cause davantage par les résultats concrets de l’expérience historique du socialisme réellement existant que par les travers de personnalité des chefs qui ont voulu les mettre en pratique. On leur doit cela : on peut reprocher tout ce qu’on veut aux communistes intraitables de la génération formée par Staline, mais non d’être inoffensifs, non d’avoir été des « intelligents » tchékhoviens se morfondant en regardant passer l’histoire en se plaignant de leur impuissance, ou des romantiques complaisants qui comme dit Lautréamont « se roulent sur la pente du néant en poussant des cris joyeux ». Staline incarne la dictature du prolétariat. S’il y a quelque chose qui ne va pas chez Staline, c’est dans la théorie de la dictature du prolétariat qu’il faut le chercher, théorie appliquée fidèlement telle que Karl Marx l’avait envisagée. Et certes, ce n'est pas pour rien que Gramsci l'a reprise de fond en comble à la même époque.
Invoquer Staline aujourd’hui n’est pas prudent, n’est pas politique, et risque de conduire à l’isolement. Même les guerillas maoïstes asiatiques l’ont fait disparaître de leurs références. Sans doute peut-on dire que la tentative stalinienne de mettre en pratique le marxisme a finalement été vaincue. Mais il y a quelque chose d’étonnant à voir toute l’intelligentsia mondiale élevée dans le culte de Nietzsche s’épouvanter de voir ce que ça donne, d’agir « par de là bien et mal ». De voir ce qu'elle interprète comme un surhomme en chair et en os mettre en œuvre la dictature du prolétariat à ses dépens.
Le fait est que Staline, dont le nom qu'il s'est choisi signifie "Homme d'Acier", fut le dirigeant rationnel à la barre de la révolution dans les circonstances de fer où elle se produisit, dans le monde de violence sans limite ouvert par la boucherie de la Grande Guerre impérialiste de 1914-1918 qui avait déprécié totalement la valeur de l’existence humaine, et face à la contre-révolution également sans limite du fascisme et du nazisme qui en avait au concept même d’humain. L’analyse qui veut proposer un « communisme sans Staline » qu’il fût celui de Trotski, de Rosa Luxembourg, ou de « Socialisme ou Barbarie », n’a pas de sens. Ces communismes-là s'ils ne produisent pas de terroriste, n’ont que des martyrs à proposer, ce sont comme des religions qui parlent d’un autre monde que le monde réel. Et leur analyse est à contresens des faits : car Staline n’a pas exercé la terreur au nom de la bureaucratie contre le prolétariat, il a exercé la terreur sur la bureaucratie, au nom du prolétariat.
Terreur qui fut exercée froidement, sans pitié, mais avec une certaine mauvaise conscience. Il n’y a aucune fascination romantique du mal à chercher là-dedans. Lorsque la Convention thermidorienne fit exterminer les milliers d’émigrés aristocrates capturés à Quiberon en 1795, elle le revendiqua. L’URSS nia sa responsabilité dans le massacre des officiers polonais en 1940, et produisit une façade légale à la Terreur, bien peu crédible, pendant les grands procès de Moscou, de 1936 à 1938. La révolution soviétique avait déjà perdu un peu de sa conviction en la scientificité et la rationalité de son projet. Mais on l'aurait perdue pour moins que ça, si on avait participé à une pareille histoire.
Moins les communistes seront tentés de répudier le Staline historique, moins ils seront tentés de rejeter Staline dans les poubelles de l’histoire, moins ils seront staliniens, au sens trivial du mot qui caractérise bien l’apparatchik brejnévien ou postcommuniste : autoritaire, menteur, dissimulé, corrompu, brutal, inculte, veule, opposé à la spontanéité révolutionnaire et à la démocratie. Car ceux que l’on qualifie spontanément de « staliniens » avec ce que cela comporte d’opprobre justifiée ne sont pas staliniens, mais khrouchtchviens, gorbatchéviens, eltsiniens. Ou pour traduire dans les termes de la Révolution française, ceux de Thermidor, pourris et cyniques, ne peuvent pas juger la Terreur, à laquelle ils ont participé sans vertu.
Restent les mérites du personnage historique auquel il faut rendre justice : Il a su rendre concrète l’expérience du « socialisme dans un seul pays (l’alternative étant, non pas la « révolution permanente » mais « le socialisme dans aucun pays »), expérience que l’humanité du XXème siècle devait faire. Il a su diriger le peuple soviétique pour vaincre le nazisme, presque seul. Sans Staline, le Parti communiste soviétique, et le peuple russe, le Troisième Reich aurait triomphé. Il a accéléré la décomposition du monde colonial et du racisme, et rendu dans le monde entier l’exploitation et la misère illégitime. Le seul moyen de vaincre le socialisme a été de faire provisoirement mieux que lui sur son terrain, le terrain social, et on voit bien ce que ça donne aujourd’hui que ce puissant stimulant a disparu.
Il est vrai que Staline assume avec tous les autres dirigeants soviétiques (y compris ceux qui en ont été victime à leur tour) le bilan terrible de la Terreur, atteignant peut-être un million de morts exécutés ou déportés en trente ans, une fois écartés les bilans délirants et hyperboliques diffusés par les historiens anticommunistes professionnels, et notament l'imputation au régime soviétique de la mortalité due aux calamités naturelles. Comme le dit Losurdo, l'État révolutionnaire fondé par les bolcheviks n'a jamais pu se sortir de l'état d'exception, il n'a pas réussi à fonder une nouvelle légalité, de manière à entrer dans un développement pacifié et prosaïque, et Losurdo pense, paradoxalement, que la composante anarchisante du projet communiste, l'objectif du dépérissement rapide de l'État, a empêché la stabilisation du socialisme et son retour au respect de la légalité. Et en effet, les premiers bénéficiaires d'une telle pacification devaient être les cadres, les "bureaucrates". Staline, comme promoteur de la constitution de 1936, représente justement la recherche jamais atteinte du point d'équilibre entre légalité et révolution, entre "experts" et "rouges". Gramsci voyait le Parti communiste en "Prince" machiavélien unifiant le prolétariat, et Staline personnifie cette théorie, dans les conditions d'un pays encore peu développé, et d'un monde qui considéré globalement ne l'était guère plus.
Mais tout ça ne s’est pas produit dans une époque et dans des pays tranquilles, où comme dit le chant de partisans "les gens aux creux des lits font des rêves", et en condamnant sans nuance Staline et son groupe dirigeant on fait comme s'il n’y avait jamais eu de guerre menée au socialisme, comme si l'Union Soviétique et la révolution prolétarienne n’avaient eu aucun ennemi, et surtout comme si cet ennemi n’avait pas pris dès avant octobre 1917 l’initiative de la violence et de la Terreur. Il est certain qu’aujourd’hui, et on le voit en Amérique Latine, les révolutionnaires ont appris à économiser le sang versé. Et cela n’empêchera contre eux ni calomnies, accusations délirantes, provocations, complots où les médias bourgeois participeront avec enthousiasme.
Nous ne devons pas accepter les jugements moralisateurs des hypocrites dans des faux-procès en inhumanité, car les morts qu’ont causés le capitalisme, et l’ordre social de classe depuis son origine dans la nuit des temps, sont tellement nombreux que personne n’a même essayé de les compter.
2
La discussion sur le passé du communisme s’approfondit avec le temps. Il semble qu’il soit impossible pour un communiste d’exister sans se positionner vis-à-vis de grands événements comme la Révolution d’Octobre, Stalingrad, la Résistance, la Révolution Culturelle, ou de personnalités considérables (Lénine, Staline, Trotski, Mao, le Che).
Pourquoi ? Parce que ces événements et ces personnes caractérisent l’époque où notre mouvement avait atteint son maximum d’influence sur les consciences et sur les événements historiques. La construction du socialisme s’avère une affaire de longue haleine (au moins sur cela Marx s’est trompé) et ces figures conserveront leur actualité tant que le capitalisme existera, tant que la pré-histoire continuera.
Dans quel sens devons nous utiliser cette histoire ? Marx nous indique en tout cas la marche à ne pas suivre : faire comme les révolutionnaires de 1848 fascinés par la Montagne de 1793 qui cherchent à rejouer la grande révolution, et qui souvent se déguisent en révolutionnaires plutôt qu’ils n'agissent. Reévaluer le rôle révolutionnaire de Staline ne signifie donc pas préconiser l'emploi ici et maintenant de ses méthodes d'action.
Mais pourquoi diable le remettre sur le tapis ? Surtout nous autres communistes français qui n’avons après tout pas participé aux excès de son régime en URSS et dans les pays de l’Est ? C’est se cacher derrière son petit doigt : le PCF a toujours été loyal envers l’URSS, même lorsqu'il aurait mieux valu s'en abstenir (sous Gorbatchev notamment).
Or il faut reconnaitre le fait que dans le monde entier les révolutionnaires prolétariens déterminés, à l’exception des anarchistes espagnols, se sont rangés du coté de Staline quand il gouvernait l’URSS. Et une grande partie des mouvements bourgeois de libération nationale dans les colonies et le Tiers Monde aussi. Et que l’URSS s’est consolidée et a vaincu l’Allemagne hitlérienne sous sa direction, sans quoi il n'aurait pas survécu beaucoup de communistes dans le monde y compris en France. Que nombre d’antistaliniens, à commencer par Khrouchtchev, ont été de son vivant des animateurs zélés de la répression. Et que le mouvement communiste n’a fait que décliner depuis la déstalinisation.
Donc nous voilà devant les dilemmes suivants : devons nous accepter comme des « dommages collatéraux » les aspects négatifs de ce moment de l’histoire communiste? Ou devons nous chercher à convaincre, en nous prenant les pieds dans le tapis d'ailleurs que nous n’avons rien à voir avec cette histoire et qu’elle nous cause des remords terribles ? Devons nous tenter d’ajouter aux omissions nombreuses et aux quelques mensonges de la propagande de l'époque de Staline un mensonge de plus, qui consiste à dire que Staline n’était pas un communiste (ou pas un « vrai » communiste) ? Pour tenter de les trancher, je dirais que notre mouvement a mal géré son repli idéologique depuis 1960 environ, et qu'il faut reprendre la critique au début.
3
La critique anticommuniste a raison sur trois postulats :
1) Staline est un communiste authentique, ceux qui s’intitulent encore communistes doivent assumer et expliquer pourquoi ils le font.
Je prétends que ce défi est très facile à relever, et sans provocation ni extrémisme ! Il suffit de savoir ce qu'on veut, la respectabilité ou la révolution. Car ce qui est perdu en obstruction, calomnies et conspiration du silence des médias peut être regagné et largement au-delà par la publicité involontaire que produisent les imbéciles scandalisés par la chose. Et parce que la haine de la bourgeoisie authentifie le mandat révolutionnaire de ceux qui décident de représenter la cause du prolétariat. La référence à Staline est même un procédé qui permet de faire l'économie de la surrenchère dans sa stratégie de communication.
2) L’URSS a été une tentative de réaliser une utopie économico-politique qui a échoué dans la confrontation avec l'impérialisme.
Sauf que pour nous, ce n’est pas l’utopie en elle qui la condamne, au contraire ! Et de plus en plus clairement, c'est le projet économique capitaliste dans son ensmble qui semble une utopie mortifère.
3) Et le phénomène historique nazi-fasciste s'explique par une réaction à la menace communiste.
Le tableau effarant des effets meurtriers de ce phénomène nullement mystérieux n'exige de la postérité aucun mutisme craintif, aucune sidération. Ce n’est que le fruit démesuré d’une réaction de panique de la bourgeoisie, face à ce qu’elle appelle le « bolchevisme », terme émotionnel dont le contenu est à peu près le même que celui de « Staline » aujourd’hui, et le plaidoyer pour une réhabilitation implicite du nazisme qui a été présentée avec cohérence par Ernst Nolte en Allemagne, est en fait un aveu de la bourgeoisie, qui replace Auschwitz sans mystère au terme de l’escalade criminelle de la contre-révolution des années 1920/30.
Donc j’affirme que tous les communistes actuels, s’il était possible par magie de les transporter dans l’époque et les circonstances qui ont vu naître et grandir l’URSS, et la contre-révolution fasciste, dans la mesure où ils sont honnêtes et déterminés, seraient staliniens, et sans doute plus que les originaux.
J’en viens enfin à ce qui me parait le plus important : les communistes actuels, forts de leur expérience historique inestimable et chèrement acquise par les camarades qui les ont précédés dans la lutte ne doivent rien renier de leur passé s’ils veulent avoir un avenir. Ils doivent utiliser l’échec global de l’expérience commencée en octobre 1917 pour corriger leur théorie, mais non pour se replier dans un humanisme inconsistant qui ne permet aucune analyse, ne justifie aucune prise de risque et aucune révolution. S’il s’agit d’être utile aux « gens », pas besoin d’être communiste ! S’il s’agit de relancer la révolution prolétarienne, plus nécessaire que jamais, alors il faut avancer, en refusant d’être enfermé dans une « prison scripturaire », dans les mythes de l’histoire contre-révolutionnaire en contestant point par point tous les procès qui concernant le passé de notre mouvement, et en suivant ces principes :
1) La grande majorité des allégations de l’historiographie antistalinienne est fausse ou exagérée. Soljenitsyne, Conquest, Trotsky, Chalamov, les Medvedev etc. ne sont pas des sources fiables, mais des auteurs partisans.
2) Dans l’affrontement entre la révolution mondiale et la contre-révolution mondiale, depuis 1914, le camp capitaliste est responsable de crimes innombrables et n’a pas de leçon de morale à donner.
3) Nous éviterons à l’avenir les dérives antidémocratiques, les erreurs et les excès violents en étudiant toute l’histoire de notre mouvement et non en reproduisant les critiques de l’adversaire.
4) Les critiques émanant de mouvements ou d’hommes pseudo-révolutionnaires qui n’ont pas fait de révolution (comme celles de Georges Orwell par exemple) sont de peu de valeur, ainsi que celles émanant d’acteurs de l’histoire du communisme qui tentent de couvrir leurs responsabilités, comme Trotski et Khrouchtchev.
L'application de ces principes, en s'inspirant notamment des concepts critiques développés dans les Cahiers de prison de Gramsci, devrait aboutir à une critique nuancée, comme le fait la critique du maoisme en Chine, et non à la diabolisation de l'histoire de la révolution.
GQ, janvier 2010, décembre 2012, octobre 2014
PS le mot "communisme" doit s'entendre dans ce texte comme "mouvement politique communiste réellement agissant".
Voir également : Dossier contre l'anti-stalinisme ou soi-disant tel !