Ouvrir les cages du prolétariat par une recomposition politique radicale
Le mouvement de décembre 2019- janvier 2020 contre la réforme des retraites voulue par Macron, qualifié souvent d’ampleur exceptionnelle, n'a pas triomphé, devant l’esquive gouvernementale, non dépourvue de ruse, et la répression. L’impression générale qu'il a laissé, c’est que pour faire céder ce gouvernement il faudra le faire tomber. Et il ne s'était pas passé un mois que la nécessité de se débarrasser de ce régime criminel et incapable était devenue une vérité aveuglante avec la survenue de la pandémie.
On peut se dire qu’un jour ou l’autre, la Bastille va finir par crouler. Mais on peut aussi se demander pourquoi ce n’est pas déjà fait. Une manière de voir, c’est de se dire que la situation n’est pas encore assez mauvaise pour que les gens se révoltent vraiment, une autre au contraire est de se dire qu’elle l’est déjà tellement qu’il n’en ont plus la possibilité. On peut aussi se demander si le peuple des esclaves de leur Smartphone n’a pas tout englouti. Mais en réalité il faut se donner comme principe que la situation révolutionnaire est toujours possible (sauf lorsqu’une révolution vient d’être battue et que ses cadres sont exterminés par la répression). Les réformes libérales visent à dissoudre et à refaire un peuple, comme un tas d’individus soumis et concurrentiels . Mais ce « tas » lui même va se structurer et des lignes de failles vont y apparaître.
Tout le monde déteste le capitalisme, ou presque ; certes certains veulent devenir riches ; ils sont jeunes, et vont se casser les dents, mais même ceux-là ont tendance à critiquer les aspects du capitalisme qui ne leurs conviennent pas : les monopoles, les GAFAM, etc. Le mouvement pour les retraites, c’est évident, n’est pas un mouvement de jeunesse, dans une société où les jeunes sont flattés et les vieux sont écrasés . Mais la vieillesse qui arrive de plus en plus rapidement, surtout si on est pauvre, c’est aussi le seul avenir des jeunes. Et on voit sortir dans la rue des vieux et des moins vieux qui n’ont plus rien à perdre, pas même la vie à ce que l'on voit si clairement aujourd'hui.
Nombreux sont les textes sur Réveil Communiste qui évoquent le rôle historique du prolétariat, et qui appellent à reconstituer son parti, mais comment faire ? Il y a des pistes, mais il y a aussi une sorte d’inhibition qu’il faudrait lever.
Pour commencer, Réveil Communiste soutient résolument qu’il faut réhabiliter le socialisme du XXème siècle, en URSS et ailleurs, non pas pour le reproduire tel quel, mais s’en inspirer profondément, parce que jusqu’à un certain point c’est le seul anticapitalisme concret qui ait réussi à durer, et qu’il faut donc partir de lui, et poser comme principe, « que rien n’a pu le rendre mauvais » ; et que si nous avons une mauvaise image de ce socialisme soviétique, c’est qu’on nous l’a fourrée dans la tête dès l’enfance. On peut s'appuyer sur le tableau effrayant du meilleur des mondes qui est le nôtre : l'épidémie du covid-19 en cours nous montre que le socialisme a des cotés enviables !
En France, la plupart des gens détestent le capitalisme, et pourtant croit naïvement la propagande capitaliste, et depuis longtemps, et croit aussi en un certain nombre de fausses oppositions "anti-autoritaires" au "système" qui ménagent le confort intellectuel, et le confort tout-court. Ces oppositions de papier ont toute latitude de s’exprimer à la marge de l’hagiographie médiatique du monde tel qu'il est, et lui offrent une fausse critique du capital, une fausse propagande révolutionnaire pour une nouvelle révolution d'opérette, à la Mai 1968 . Néogauchistes et anarchoïdes de la petite bourgeoisie croient qu’il suffit de participer à une agitation nominalement anticapitaliste pour « faire quelque chose », et ce quelque chose qu’ils font pourrait bien être exactement le contraire de ce qu’il faut faire et de ce qu’ils croient vouloir avec tant de radicalité.
Mais les gens ordinaires qui n'ont pas d'arrières et sans qui rien ne se fera ont peur de la violence, du terrorisme, parce qu'ils savent de quoi on parle, et plus encore des moyens totalitaires (pour le coup) de l’antiterrorisme. Les gens en France comme au Chili manifestent entre deux haies de CRS patibulaires et brutaux, quand ils ne sont pas confinés chez eux. Alors les militants dont l'agitation est sans écho sont poussés à se contenter du symbolique, ou condamnés à produire des tracts rédigés en petits caractères et en écriture inclusive.
Pourtant, cela soit dit sans s’illusionner sur les qualités rédemptrices de la violence, il en faudra bien pour sortir d’un système qui repose en réalité sur la contrainte. Mais qui va exercer cette « juste violence » ? Au XIXème siècle, c’était les classes dangereuses des faubourgs qui pouvaient, à de rares moments, s’attaquer directement au pouvoir politique. Au XXème siècle, ce sont les contradictions des bourgeoisies impérialistes au niveau international qui ont mis les armes entre les mains des ouvriers et paysans. Maintenant où passe la ligne de faille ?
Toutes les révolutions qui ont fait trembler l’ordre capitaliste ont joué sur des contradictions internes à cet ordre qui ont désarticulé la bourgeoisie, et qui ont rendu ses forces armées et policières inopérantes. C’est à cela, l’approfondissement des contradictions actuelles, ici et maintenant, qu’il va falloir travailler davantage que ce qui a été fait.
Un des aspects de son organisation qui rend l’État bourgeois actuel redoutable, c’est sa multiple articulation territoriale : les faubourgs éparpillés sur le territoire doivent affronter maintenant l’État bourgeois, non seulement à Paris, mais aussi à Bruxelles, et même à Washington, dans une structure politique emboîtée particulièrement solide, défendue par des médias qui sont bien au cœur du système, et non un simple instrument qu’il utilise. Le pouvoir est déterritorialisé pour ceux qui l’exercent, mais pas pour ceux qu’il contrôle. Il leur est au contraire sur-territorialisé, du ghetto à la « communauté internationale » les cages s’emboîtent et se coincent. Mais les grèves et surtout les blocages peuvent ouvrir ces cages territoriales .
La montée de l’écologisme dans la petite-bourgeoisie est un phénomène intéressant qui a des aspects positifs de notre point de vue : d’une part cette idéologie véhicule une nostalgie socialiste qui ne s'avoue pas , celle d'une économie aux fins planifiées, bien qu'elle ne veuille planifier que la décroissance. D’autre part, la critique du déchet revient à une critique de la marchandise, de la domination de l’échange sur l’usage, et de l’infestation des esprits par la marchandise. Le capitalisme leur donne envie de vomir, et ça , c’est bien. Ce que les écologistes ont oublié, ou qu'ils n'ont jamais su, c’est l’articulation d’une critique du capitalisme et de la lutte des classes. On tente de substituer une lutte des classes réactionnaire, une nostalgie de la nature chez des groupes de la classe moyenne fragilisés par l’évolution technologique (tels les enseignants), à la lutte réelle contre l’exploitation.
Le parti du prolétariat sera le résultat encore difficile à imaginer dans les détails d’une union entre l’extrême gauche petite bourgeoise à tendances écolo et féministe, dans la mesure où elle représente des groupes sociaux en déclin, jouissant de droits, dont celui de faire grève, mais menacés à court terme dans leur existence même, et l’extrême droite des travailleurs périphériques, sans statuts, sans sécurité, sans droits du tout. Sachant que ces « extrêmes » qui ne se touchent pas ne sont pas des extrêmes en réalité, ils sont chacun dans leur genre très accommodants au fond, quand ils suivent docilement les flèches lumineuses qui leur prescrivent leur itinéraire de consommateur dans les magasins « Ikea » . Les extrémistes stigmatisés du XXIème siècle ne sont que les sages caricatures de leurs ancêtres du XXème, et sont devenus complètement inoffensifs. La farce a remplacé la tragédie, et on peut en dire des rouges et des bruns actuels ce que Marx disait des grands hommes de 1848 : au lieu d'agir, ils rejouaient les rôles de la révolution - ou de la réaction - précédente.
Malgré tout, il n'est pas difficile d’imaginer l’accueil horrifié qui serait immédiatement réservé à cette coalition. On en a vu un avant-goût avec les Gilets Jaunes. Mais ce n’est que cette transgression de l’interdit politique fondamental de la conjonction des extrêmes qui ouvrira les cages.
L’extrême gauche révolutionnaire (vraiment révolutionnaire) devra rompre avec le mondialisme occidental, la promotion des migrations, des différences et du libéralisme culturel ; l’extrême droite populiste (vraiment populiste) devra remiser au magasin des accessoires les mythes identitaires dans lesquels elle se complaît, ses restes de racisme et sa phobie de l’impôt. Car pour financer tout ce que le peuple demande, il va falloir taxer lourdement des riches qui pour le moment ne se rendent pas compte de leur bonheur. Et il faudra peut être beaucoup d’immigrés pour remplacer les millions d’adeptes du capitalisme impossible à désintoxiquer qui vont quitter le pays, comme ils ont fait à chaque fois qu’une véritable révolution sociale a eu lieu quelque part dans le monde, de Léningrad à la Havane, de Saïgon à Caracas.
Ceux qui détestent véritablement le capitalisme, et pour de bonnes raisons, doivent s'unir, et ils ne pourront le faire qu'en critiquant radicalement leur propre idéologie.
GQ, 9 janvier 2020, relu et mis à jour le 9 novembre 2020
PS du 7 août 2020.
J'espère qu'on ne comprendra pas cet article comme la proposition idiote d'une alliance entre, par exemple, Olivier Besancenot et Marine Le Pen. Il s'agit de rapprocher non pas des cadres politiques qui de toute manière se satisfont parfaitement de leur rôle d'opposant perpétuel mais les groupes sociaux qui votent majoritairement pour eux, quand ils votent. On ne peut rien faire avec les cadres de cette extrême-gauche qui utilise tout son espace politique à enfoncer les portes ouvertes de l'émancipation individuelle, alors que jamais l'individu n'a été aussi "émancipé" qu'aujourd'hui, pour ce que ça lui sert, ni de cette extrême-droite obsédée par les récits contradictoires du roman national qui n'ont jamais servi qu'à masquer les défaillances patriotiques répétées des classes traditionnelles d'ancien régime et de la grande bourgeoisie, en 1792, 1871, 1940, et depuis le traité de Maastricht. Les défenseurs des révoltes qui n'existent pas, et ceux du pays qui n'existe pas davantage tel qu'ils se l'imaginent font la paire pour préserver l'ordre politique et social du capitalisme pourrissant.