L'idéologie de la nouvelle gauche empêche la prise de conscience ouvrière
Dans les années 1930, l'extrême-droite tentait de séparer les travailleurs français des immigrés, maintenant l'extrême-gauche fait l'inverse - c'est à dire la même chose
Les théories féministes et antiracistes dominantes dans les partis de gauche et dans les conditions actuelles s’opposent à la réémergence du prolétariat comme sujet politique et social - d'autres sujets sociaux prennent sa place, et illégitimement.
Il est bien sûr difficile de prouver objectivement qu’il n’existe plus de discriminations structurelles en France. Cependant je ne suis pas complètement ignorant de ce dont je parle : j’ai enseigné aux intéressés en Seine Saint-Denis en ZEP et en « zone prévention violence » pendant 30 ans, et je sais ce qu’ils disent, garçons et filles, leurs parents, et jusqu’à un certain point comment ils vivent.
Combattre les discriminations, ce n'est pas combattre le capitalisme, cela peut même contribuer à le renforcer. Il faut se souvenir qu’une discrimination à proprement parler touche tous les membres individuels du groupe affecté, suivant un schéma vertical qui traverse toutes les classes sociales, et que dans le cadre démocratique libéral bourgeois, elle n’a aucune légitimité ; lorsqu’une discrimination subsiste elle ne manifeste pas une contradiction interne du capitalisme, mais une incohérence sociétale, qui est due à des impuretés économiques et sociologiques de son fonctionnement à un moment et dans un espace précis, qui l’obligent à composer avec des groupes sociaux en déclin et des traditions plus archaïques : il subsiste très longtemps des logiques d’intégration verticales ou locales qui remontent aux types d'organisation plus anciens, claniques, féodaux, et des réseaux bourgeois dégénérés, mais toujours renouvelés, qui permettent aux porteurs de rente de consolider leur propriété et leur position sociale à l’abri de la concurrence.
Mais les contradictions internes du capitalisme dont le jeu peut changer fondamentalement le mode de production et le dépasser dans la direction du socialisme ne sont pas ces incohérences. Elles trouvent leur origine dans la contradiction capital-travail qui est au cœur de son fonctionnement normal.
Rétablir les droits civiques d’un groupe vertical discriminé ce n’est pas affaiblir le capitalisme, c’est l’améliorer. Cela ne peut devenir une démarche révolutionnaire qu'à travers la participation à une alliance avec le prolétariat où ce dernier est dominant. Dans une première phase, plutôt longue puis qu’elle dure de 1848 jusqu’aux années 1970 il y avait certes une alliance tendancielle entre les groupes discriminés en Occident, les peuples colonisés et le prolétariat, particulièrement visible en ce qui concerne les juifs. Voir le destin exemplaire du chef FTP de Toulouse, Epstein, héros et martyr communiste issu d’une riche famille juive de Varsovie, mais discriminé en Pologne car interdit de devenir officier dans l’armée. Mais depuis que l’inclusivité est devenue la norme des sociétés libérales, ne restent dehors du cercle de la démocratie et de ses promotions que les prolétaires.
Les prolétaires genrés ou racisés sont-ils plus maltraités que les autres personnes en général ? Certainement ! Sont-ils plus maltraités que les autres prolétaires toutes choses égales par ailleurs ? c’est très discutable. A vrai dire c’est difficile à établir scientifiquement parce que les secteurs d'activité industriels tendent à devenir ethniquement homogènes, rendant les comparaisons mesurables impossibles et d’ailleurs historiquement l’origine de presque tous les prolétaires du passé peut être plus ou moins retracée à des sous-groupes de la population des pays industriels qui ont souffert cruellement de discriminations ou au moins de préjugés, à commencer par les campagnards néo-urbains de l’exode rural du XIXème siècle - les "terrones", les Italiens du Sud, en souffrent encore aujourd'hui.
Les personnes aujourd’hui manifestement défavorisées dans leur travail, leur vie quotidienne et leurs aspirations, qui appartiennent aux secteurs de la population qui sont « racisés » ou « genrés » par la théorie de la gauche bourgeoise, sont en fait toutes des prolétaires, et les autres ne sont pas discriminées du tout. Mais de toute manière il faut le dire tout net, il nous importerait très peu qu’un individu soit lésé dans ses ambitions à cause de ses origines ou de son « genre » pour obtenir un poste de cadre dirigeant dans une entreprise du CAC 40, ou un poste d'enseignant à Science-Po, si jamais c’était le cas.
Sans doute des jeunes hommes musulmans ou noirs en France au style « racaille » vont-ils éprouver d’importantes difficulté d’insertion dans le monde du travail, surtout s’ils tentent d’affirmer leur identité en exprimant des préjugés misogynes, homophobes, antisémites, comme le font leurs chanteurs de rap favoris. Mais plus grande que les petits blancs des périphéries du prolétariat autochtone qui écoutent la même musique ? Ce n'est pas sûr.
Dans la réalité concrète le prolétariat a toujours été constitué d’individus déracinés ou déclassés de diverses origines et qui confluent vers les zones industrielles, brutalement égalisés par le salariat et qui proviennent de groupes plus ou moins périphériques et marginalisés, et aussi d’émigrants, de femmes, et pour preuve de cela il suffit de lire le Capital, de Marx.
Mais il prend conscience de soi en fusionnant dans les usines et les faubourgs ouvriers, et le prolétariat qui sort du creuset, s’il forme une communauté de quartier ou même une identité culturelle nouvelle, est d’abord un collectif de lutte (voir le processus à l’œuvre en Russie vers 1900 décrit dans La Mère de Gorki) et la valorisation positive par les sociologues des différences identitaires entre ses éléments aboutit au résultat opposé, à la perte de sa puissance politique et économique : voir comment aux États-Unis la gauche a été marginalisée au fur et à mesure qu’elle a été repoussée dans la spécialisation pour la défense des droits civiques des minorités.
Les travailleurs manuels, les plus précaires et les plus exploités, ceux qui sont bloqués au niveau du salaire de subsistance ou même en dessous, les travailleurs de force, ceux qui sont soumis au travail posté ou nocturne, à la surexploitation, exposés aux accidents et aux substances toxiques, aux brimades, aux tâches considérées comme dévalorisantes, au temps partiel forcé, etc, se recrutent depuis toujours dans des minorités, chez des migrants, ou chez les femmes. Le prolétaire est toujours « ethnique » mais s’il le reste il ne constitue pas vraiment un prolétariat actif comme tel. Il devient une clientèle électorale secondaire mobilisée – faiblement - pour d’autres intérêts que les siens, ou une masse de manœuvre pour des courants politiques fascistes, intégristes, séparatistes, ou conservateurs. C'est l’acquisition par la participation à la lutte des classes d’un pouvoir d’action sur la société toute entière, et dans un langage que cette société peut comprendre, qui finit par créer le prolétariat conscient et progressiste.
Les classes populaires autochtones (par exemples les descendants du peuple parisien des sans-culottes ou des jacobins de Londres de l’époque révolutionnaire) se sont divisées en deux, la moitié supérieure finissant par intégrer la petite bourgeoisie urbaine, et la moitié inférieure se mêlant au nouveau prolétariat, en fonctionnant pour lui comme une norme culturelle, non sans quelques transformations du modèle d'origine, assimilant en chemin le goût du couscous ou du blues et du rock'n roll.
Les autres « racisés » ou « genrés » sont des néo-privilégiés, en général passé par l'université, qui réclament des privilèges supplémentaires. En proposant aux ouvriers de s’identifier de manière imaginaire à des groupes interclassistes soi-disant discriminés, la gauche actuelle empêche la prise de conscience de l’identité ouvrière et de l’exploitation, dans une société où tout est fait pour l'invisibiliser, faire honte aux ouvriers de ce qu’ils sont, et les inviter à rejeter leur identité réelle, alors qu’ils forment la classe la plus utile de la société.
GQ, 26 août 2024, relu le 1er mai 2025