La théorie des modes de production de Paul Cockshott (note de lecture de GQ, 1)
Note de lecture (1) et réflexions inspirées par Une histoire générale du travail, de la préhistoire au XXIème siècle, de Paul Cockshott, New York, 2019, traduction française aux Éditions Critiques, 2022.
Lire la note (2) ici : le mode de production socialiste, par Paul Cockshott
Pour mémoire, dans la théorie marxiste, les modes de production qui se sont succédés dans l’histoire sont la combinaison de forces productives (travail, capital, ressources naturelles) reflétant l’état de la science et de la technologie dans une formation sociale, c’est à dire à une époque et dans un pays donnés, et de rapports de production, qui déterminent la manière dont les travailleurs sont exploités et dont la plus-value qu’ils produisent est partagée parmi les classes non productives, et en particulier parmi les classes oisives. Chaque mode de production produit une superstructure juridique, politique religieuse et culturelle déterminée. Dans la vision inversée de la réalité qui est produite par les intellectuels de chaque époque pour justifier la légitimité du pouvoir de classe, les changements de la superstructure déterminent le cours de l’histoire. Du point de vue matérialiste historique au contraire, les changements dans le mode de production expliquent les changements de la superstructure, et ils sont le produit des luttes de classes.
Paul Cockshott, ingénieur informaticien et professeur écossais, marxiste matérialiste conséquent, propose une théorie de la succession des modes de production dans l’histoire de l’humanité, dans son ouvrage au titre anglais :How the world works. Entre autres choses et au passage, car cet ouvrage scientifique d’économie, d’anthropologie, d’histoire des technologies, est ambitieux et riche en nouvelles idées.
Il est tellement matérialiste qu’il introduit son histoire du travail par une description de la division du travail chez les termites. « How the world works » : en anglais, expliquer comment le monde travaille, c’est aussi expliquer comment le monde fonctionne matériellement et biologiquement – l’espèce humaine étant biologiquement caractérisée par le dimorphisme sexuel, contrairement aux termites qui existent sous quatre formes : reines, mâles, soldats et ouvrières ...
L’auteur étudie en réalité l’histoire de la force de travail depuis la préhistoire et celle des apports grandissants d’énergie qui augmentent la quantité, et la quantité du surproduit de cette force de travail qui permet de nourrir la masse croissante … de ceux qui ne travaillent pas ! Et constate que depuis que l’on a commencé à travailler les hommes travaillent moins longtemps que les femmes. Voilà un féminisme matérialiste justifié par le traitement combiné dans l’analyse économique du travail de production (aliments, vêtements, maisons) et de reproduction (soins et éducation des générations nouvelles), de l’exploitation du travail des femmes, celles-ci étant d’ailleurs aussi le plus ancien objet d’échange entre les collectivités humaines .
Il n’y aurait eu en réalité dans l’histoire que trois grands systèmes de forces productives technologiquement définis : la chasse et cueillette paléolithique, l’agriculture paysanne , du néolithique à l’époque contemporaine, et l’industrie utilisant des machines et des énergies fossiles. Le chasseur, le paysan, et l’ouvrier ont dominé le monde réel successivement, en laissant le contrôle de l’imaginaire aux groupes improductifs, et parmi eux aux classes dirigeantes historiques, qui seraient apparues au milieu de l’époque néolithique, il y a environ 5000 ans quelque part en Asie Mineure.
Même encore de nos jours, l’économie capitaliste continue à coexister dans la vie quotidienne avec l’économie domestique non marchande qui représente une part considérable de la charge de travail.
La masse de la population du monde actuel descend des premiers agriculteurs, ceux qui ont réalisé la révolution agricole néolithique, et à leur expansion territoriale et démographique durant les millénaires qui ont suivi. Malgré des progrès de productivité graduels et cumulatifs, permettant de nourrir une population urbaine – et improductive jusqu’à récemment - de plus en plus importante au fil des siècles, il n’eut pas lieu de révolution globale des techniques de production des moyens de subsistance jusqu’à ce qu'advint la révolution scientifique et la grande industrie capitaliste, bien tard dans le courant de la deuxième moitié du XIXème siècle. Ces progrès infinitésimaux ont été non pas accélérés mais au contraire contrariés par le prélèvement des surplus de production par les classes dominantes par les rapports de productions imposés par les sociétés de classe sur l’économie paysanne de 3000 av JC (?) jusqu’en 1950.
Le commencement du capitalisme est étroitement lié au développement précoce de quelques « poches technologiques » qui nécessitaient des machines de grande dimension qui excédaient tout autant les capacités du corps humain, que les ressources financières des familles et notamment les bateaux, dès l’Antiquité, et les hauts-fourneaux dès le XVème siècle.
La succession historique progressiste des modes de production est une des idées de base du marxisme – et leur coexistence géographique est un de ses problèmes. Cette théorie matérialiste historique est esquissée par Adam Smith (pour lequel se succèdent dans le temps chasseurs, pasteurs, agriculteurs) et développée et transformée par Marx et Engels qui proposent un développement dialectique de la société conduisant par une voie nécessaire quoique souvent contrariée, au socialisme.
Les modes de production tels que Paul Cockshott les envisage sont des systèmes économiques qui diffèrent par leurs technologies de la production d’énergie. Ces bases économiques peuvent servir de support matériel à des superstructures variées, à plusieurs modes d’extraction de la plus-value et à plusieurs sortes de société de classe. Le passage d’une société à l’autre n’est pas linéaire et peut être figuré dans un « modèle de Markov ».
On remplace dans un tel modèle le schéma linéaire de quatre modes de production successifs, et progressifs, - avec un mode de production asiatique divergent vers une sorte d’impasse historique - en un espace à deux dimensions déterminé par les études statistiques des cas réels de transitions constatés, avec plusieurs passages possibles d’un système de rapports de productions à l’autre, parfois mais pas toujours réversibles, lesquels coexistent toujours durablement. Ce qui est est cohérent avec la réalité historiquement observée.
Économies « pré-classes », économie de l’esclavage, économie paysanne – la forme la plus universelle en histoire, économie capitaliste, économie socialiste (fondées toutes deux sur les énergies fossiles, avec une inflexion vers l’électrification dans le second cas) … et ébauche concernant les économies futures – où dans la perspective d’un abandon ou d’une limitation de l’usage des énergies fossiles, le recours sera probablement l’énergie nucléaire, dans des formes technologiquement nouvelles.
Paul Cockshott observe qu’à la base de la société féodale, mais aussi dans les marges de presque toutes les autres sociétés, définies par leurs rapports de production internes , il y avait donc l’économie paysanne. Elle se caractérisait par la production et la consommation des moyens de subsistance à l’échelle locale, à l’aide de l’énergie musculaire humaine et animale optimisée par des outils et des machines simples, avec des appoints énergétiques variés selon les époques et les régions, secondaires mais croissants (hydraulique, éolien), dans des cellules territoriales relativement isolées. Ces cellules paysannes patriarcales exploitaient principalement les femmes et des jeunes, mais leurs membres se trouvaient exploités en bloc, car elles produisaient suffisamment de surplus pour nourrir des groupes sociaux improductifs et les populations urbaines.
On peut prouver mathématiquement que l’économie paysanne de l’époque féodale, bien documentée, n’était pas du tout irrationnelle, et qu’il n’a pas fallu attendre le triomphe du capitalisme pour savoir travailler .
L’agriculture féodale du Onzième Siècle n’était pas moins efficace que l’agriculture capitaliste qui lui succéda huit siècles plus tard sur les mêmes terres d’Angleterre, compte tenu des techniques existantes (une exploitation agricole efficace étant celle qui s’approche de l’utilisation optimale des techniques connues et disponible à son époque). La productivité matérielle accrue de l’agriculture capitaliste provint de l’invention des tracteurs et des engrais chimiques, et non de la capacité mythique du capitalisme à motiver une main-d’œuvre naturellement paresseuse à travailler plus dur, et plus consciencieusement.
Cette économie paysanne poursuivit son existence dans la marge des sociétés esclavagistes, des grands empires, sous le contrôle des féodaux et des monarchies modernes, dans la France de Napoléon, dans la démocratie de propriétaires individuels nord-américaine au XIX siècle, et même dans la RP de Chine à l’époque de Mao. Ce n’est que le capitalisme globalisé qui y a mis un terme définitif - tout à fait récemment.
Esclavage antique, et migrations actuelles ont une logique commune : dans les deux cas il apparaît que la force de travail des métropoles est rémunérée en dessous de sa valeur, qu’elle tend donc à s’épuiser et qu’il faut sans cesse la renouveler de l’extérieur en puisant dans le dynamisme démographique des zones où règne encore l’économie paysanne – ajoutons que Rosa Luxembourg dans son analyse de l’impérialisme avait aussi découvert par une autre voie le caractère non autosuffisant du mode de production capitaliste.
Cela signifie qui les concepts et les calculs utilisés pour comprendre la société esclavagiste gréco-romaine sont pertinents pour comprendre l’esclavage en Amérique du Nord dans la première moitié du XIXème siècle, et cette parenté explique aussi la fascination exercée par le modèle romain sur les pères fondateurs des États-Unis, et la persistance du modèle impérial dans les élites politiques de ce pays jusqu’à nos jours.
La marchandise, les marchés, la monnaie, les grandes villes, les échanges internationaux à longue distance, le capitalisme marchand, apparaissent dans les sociétés dont l’économie est fondée sur l’esclavage - les esclaves ne formant qu’une minorité de la population, mais leur nombre, leur productivité et leur renouvellement supposant l’existence de toutes ces structures. Cette forme d'économie est rendue possible techniquement par le développement de la navigation à voile au long cours, ainsi que la construction de routes, et elle reste toujours localisée près des rivages de la mer. Elle est fondamentalement impérialiste, et le principal objet du commerce maritime est le travailleur humain lui-même.
Le mode de production capitaliste, qui est celui de la production mécanique, qui permet le développement mondial de ces innovations datant de l’ère esclavagiste, est défini par la présence supplémentaire des aspects suivants :
l’utilisation principalement de sources d’énergie artificielles (non humaines) – une agriculture à haut rendement nourrissant une importante population urbaine – la large utilisation des machines et des sciences appliquées – un grand nombre de travailleurs salariés produisant des marchandises dans des entreprises privées – et un surproduit prenant la forme de profit monétaire.
Seuls les deux derniers point la distinguent du socialisme.
La transition du capitalisme au socialisme , de son coté, est comme nous l’avons appris à nos dépens vers 1989, réversible. Ce qui sera l’objet d’une prochaine note de lecture.
GQ, 4 avril 2023