Les combats d'émancipation culturels et individualistes issus des années 1960 ont perdu leur raison d'être
Document de novembre 2021, remis en ligne à l'occasion des manifestations d'innocents qui enfoncent des portes ouvertes à l'occasion du 8 mars, à l'ombre des menaces de guerre de notre président bouffon.
Il ne s’agit pas de revenir en arrière sur les transformations des sociétés occidentales qui ont émancipé l’individu et supprimé les discriminations depuis les années 1960.
Le féminisme, l’anticolonialisme, l’antiracisme, la lutte contre l’homophobie, la remise en cause des pratiques autoritaires dans l’éducation et dans la vie courante, l’abolition de la peine de mort, sont des causes justes. Pour ce qui est de leur noyau central ces causes ont triomphé politiquement dans les années 1970, et la (contre) révolution conservatrice des années 80 et 90 n’a pas entamé fondamentalement ces acquis.
Il s’agissait principalement d’humaniser les pratiques sociales de la vie quotidienne en supprimant la violence physique ordinaire et d’abolir les discriminations envers les femmes et les groupes minoritaires.
Il ne s’agissait pas, simultanément, d’établir une égalité réelle, loin du compte, ni d’abolir la violence tout court. Une discrimination est une loi, ou une pratique juridique qui en a la force. Ce n’est pas une inégalité, même si elle est manifestement injuste, comme le sont les différences salariales entre hommes et femmes. Il s’agit dans ce cas d’un phénomène social lié non à la violence abusive mais au fonctionnement régulé, non arbitraire du capitalisme dans ses conditions normales. Comme Marx le montre formellement dans Le Capital, l’exploité est exploité dans les règles, il ne subit aucun préjudice légal, au sein du mode de production capitaliste, et pourtant il revient du marché du travail la peau tannée, et si on veut remédier à l’exploitation, il faut renverser le capitalisme.
On peut manifester efficacement contre le racisme quand il a force de loi, comme l’ont fait les Américains pour les droits civiques en 1963 sous l’égide de Martin Luther King, en prenant de grands risques, car on peut obtenir l’abrogation de cette loi. Manifester contre "les idées d’extrême-droite", comme récemment à Paris, ne comporte aucun risque, mais ne sert à rien, à part leur faire de la publicité. On argumente contre des idées, et vouloir les interdire – car c’est de cela qu’il s’agit - est contre-productif.
Si on confond la lutte contre les discriminations avec la lutte contre l’exploitation on invite les exploités à se disputer entre eux pour se faire exploiter dans les meilleures conditions. Les mesures de « discrimination positive » qu’on envisage lorsqu’on constate que les discriminations sont abolies mais que l’injustice sociale envers ses victimes demeure deviennent forcément une « discrimination négative », non contre la bourgeoisie, mais contre les prolétaires qu’on estime avoir été favorisés dans le passé – souvent lointain - par rapport aux autres. Leur effet est de favoriser l’apparition d’une petite - ou moyenne - bourgeoisie issue des groupes minoritaires et de favoriser la carrière des « femmes puissantes » chères à une Léa Salamé.
Si en effet femmes, noirs, musulmans, sont plus souvent exploités qu’à leur tour, ce n’est plus en tant quel tels, ils sont parfaitement égaux sous cet aspect aux ouvriers blanc, (ex-)chrétiens, de sexe masculin, et sans doute un peu plus que cela. La lutte catégorielle ne peut aboutir qu’à créer un avantage indu aux bourgeois de ces catégories (comme une Rama Yade qui relève des trois groupes à la fois, qui n’ayant pas réussi à devenir présidente en France, s’est expatriée à New York pour cracher dans la soupe).
Il s’agit maintenant pour ceux qui continuent de lutter pour ces causes, dans un contexte beaucoup plus facile et avec l’approbation de la majorité des grands médias distillant le conformisme idéologique, et des institutions de l’État, tout au plus de luttes contre les effets durables de discriminations du passé dus à l’inertie sociologique. En clair, il faut maintenant principalement batailler contre les mauvaises pensées des individus et leurs effets psychologiques (par exemple le regard condescendant ou méprisant) qui continueraient d’affecter les descendants des discriminés.
Or il est risqué de croire qu’on va changer les mentalités et les gens en leur faisant la morale et en tentant de les culpabiliser. Cela, tout le monde le sait. Aussi cela n’est peut-être pas le vrai but de ces combattants de la vingt-cinquième heure qui enfoncent des portes ouvertes en prenant des attitudes héroïques.
Le racisme et la misogynie d'aujourd’hui ne sont plus des produits de l'État, mais des ressentiments honteux qui ne se donnent libre cours que dans des milieux marginalisés, ou des pulsions intérieures perverses qui de toute manière ne peuvent pas se combattre avec des lois, mais par une éducation de fond sur plusieurs générations, qui est d'ailleurs très concrètement en cours, et ils se renforcent au contraire lorsqu’ils sont visés par des lois forcément inopérantes dans le domaine psychologique. Les historiens savent très bien que la redondance législative dans la répression n'est que le symptôme de la persistance chronique d'un comportement qu'on n'arrive pas à éradiquer. Et la crétinerie législative qui veut régler tous les problèmes particuliers avec des lois est un mal spécifiquement français que Marx diagnostiquait déjà. De plus, un des effets de la victoire des combats pour l’émancipation des individus et pour la promotion de la non-violence est précisément l’affaiblissement de la capacité de répression de l'État sur le plan culturel : on demande au même État qu’on a désarmé moralement de réprimer racistes, fascistes, homophobes, sexistes, etc ; ce n’est pas cohérent.
(Cette capacité de répression ne subsiste que pour protéger la propriété bourgeoise, et seulement celle-là, et bien entendu l'ordre politique capitaliste et ses aventures militaires impérialistes).
Il ne s’agit pas de revenir sur les résultats des luttes des années 1960, il s’agit simplement de constater le fait qu'au "nouvel âge du capitalisme" libéral-libertaire elles ont atteint leurs limites en triomphant, et que persister à vouloir repousser cette limite aboutit à recréer de l’aliénation davantage qu’à en supprimer. Et pourrait même mettre en danger l’acquis - l'évolution récente aux États-Unis devrait faire réfléchir.
Si on regarde par exemple la question de l’éducation des enfants : brutalité et maltraitance reculent, et c’est fort bien, mais l’excès des campagnes visant à culpabiliser, mais aussi à dénoncer et à réprimer les parents aboutit à un nouveau type de maltraitance dont les effets sont visibles partout: la négligence éducative de masse, et la montée des violences entre enfants laissés sans repères d’autorité. Car les producteurs de ces discours bien-intentionnés n’ont aucune alternative éducative à proposer aux familles dysfonctionnelles qui se multiplient du fait même de la dissolution de l’autorité parentale.
Parfois la maltraitance prend des formes nouvelles à la suite de l’incohérence des messages des pouvoirs publics, notamment dans l’éducation. L’angoisse du carnet de note devient pathologique au moment où les notes se sont vidées de leur signification. L’accès de tous au diplôme de base, le bac, non seulement lui fait perdre toute valeur, mais transforme le cas des exceptions – il faut bien qu’il y ait des exceptions pour justifier l’existence de l’examen - en drame tragique. On en arrive à la situation grotesque où le contenu de connaissance de l’éducation secondaire tend à s’effondrer, tandis que l’exigence de succès de la part de parents déboussolés devient hystérique.
La tyrannie par la contrainte physique sur les corps qui scandalisait - et fascinait - tant Foucault est remplacée par une douce tyrannie, non létale, beaucoup plus difficile à circonscrire et à combattre. En fait, on peut tuer tout autant avec un oreiller qu’avec un gourdin. Au lieu d’être un peu trop rudement recadrés en usine les adolescent prolétaires en échec scolaire tournent maintenant en rond dans les rues, sans repère dans un univers de « gentils organisateurs » irresponsables et tolérants de tout qui n’a rien à leur proposer. D’où la consommation de marchandise volée, la drogue, la violence gratuite, la séduction des idées intégristes et néo-fascistes, et l’anomie généralisée.
Aujourd’hui, ce n’est pas le refus clairement formulé et le mépris exprimé bien en face qui manifestent l’injustice. C’est la procédure tout sourire d’évitement hypocrite et le maintien dans l’ignorance des réseaux d’entraide efficaces. Personne ne rend à l’étudiant le service désagréable pour les deux parties de lui signifier que ses connaissances et ses savoir-faire ne sont pas à la hauteur de ses ambitions. Il est donc invité à persister dans les impasses, à gâcher sa jeunesse, et ses chances réelles, et à se marginaliser. Seul l’étudiant bourgeois sera repêché en cas d’échec après une réprimande (ou non !) et une coûteuse remise à niveau dans une institution privée.
Aujourd’hui, la répétition du langage de l’émancipation juridique lorsqu’elle est déjà accomplie joue un rôle mystifiant, négatif pour la prise de conscience individuelle, contribue à invisibiliser le prolétariat et développe de nouvelles formes d’aliénation.
Dans ses aspects les plus sociaux, cette lutte prolongée au-delà de ces buts transparents devient un instrument de gestion du déclassement, de gestion des pauvres. Parmi tous les groupes qu’on estime avoir à défendre d’une forme particulière d’injustice, irréductible à la lutte des classes, on va y ajouter celui des pauvres, exclus du monde du travail. Or si les ouvriers ont à leur disposition au moins théoriquement l’arme de la grève et de la lutte collective, les pauvres sont complètement désarmés : leur unique recours est de susciter la compassion et le zèle caritatif. Lequel est en effet narcissiquement très valorisant pour ceux qui le pratiquent. Les pauvres et autres groupes bénéficiant de cette protection à double fond perdent le respect de leur frères, sont entraînés dans le labyrinthe de la dépendance, dans l'autodestruction, et invités à jouer la comédie de la mendicité.
Il s’agit maintenant de trouver une solution au problème politique central qu’à créé cette lutte d’émancipation individuelle et individualiste qui s’est prolongée au-delà de sa pertinence historique, en ce qu’elle a fracturé la société sur le plan culturel, en laissant la plus grande partie du prolétariat du « mauvais coté ». Et c’est bien ennuyeux quand on prétend changer le monde parce que c’est la seule classe qui peut changer le monde véritablement.
Le prolétariat pose des questions inacceptables du point de vue du conformisme petit-bourgeois actuel. Il faut donc se résigner à le voir se tourner vers les forces obscures, fascistes ou intégristes. Passé le prolétariat par profits et pertes, c’est aussi l’ensemble du processus d’émancipation de l’humanité de la société de classe, origine de tant de misère et d’aliénation, qui passe à la trappe. Il ne peut pas y avoir de progrès social si le prolétariat ne participe pas activement à la lutte pour ce progrès.
La persistance de leur adhésion à des démarches émancipatrices au delà des buts qu’ils peuvent atteindre, et attendre, finit par faire des militants des combats d’émancipation issus des années 1968 une composante du conservatisme global de la société de classes et de l’injustice sociale : un meilleur des monde hypocrite et répugnant, du caritatif et de la bienfaisance, voué à servir l’ordre établi et à jouer de fausse opposition – alibi démocratique.
Karl Marx et le socialisme, ou Michel Foucault et le libéralisme, il faut savoir choisir sa source d’inspiration critique philosophique et politique.
GQ 23 novembre 2021. Relu le 8 mars 2025