De l'intelligence de la bourgeoisie à la bourgeoisie de l'intelligence
On va définir l’intelligence comme la faculté très générale qu’on posséderait en réserve dans son cerveau (ou ailleurs dans son corps) de résoudre des problèmes. Quand ce sont des problèmes concrets, c’est le plus important, mais c’est aussi une activité ludique pour beaucoup de gens.
(Ne pas confondre avec la culture ! sur la classe de la culture, lire ici ! )
Le problème de l’intelligence c’est qu’elle est bête, écrivait Gombrowitz, et disons tout de suite qu’il ne faut pas confondre ce paradoxe de l’écrivain polonais avec une critique sentimentale de l’intelligence bornée des spécialistes, ou avec le culte romantique de l’intuition qui saute à pieds joints dans la vérité par dessus le raisonnement logique. La lecture de son journal donne une idée de ce qu’il veut dire : il trouve que les intellectuels reconnus comme intelligents et certainement compétents quelque-part affichent en surplus une sorte d’affectation, comme si la conscience de leur intelligence leur infligeait la corvée stupide de paraître intelligent.
Plus profondément, l’intelligence de quelqu’un se juge en général largement à sa capacité de formuler des observations vérifiables sur le réel et conformes aux critères de la logique, respectant donc le tiers exclu et le principe de non-contradiction. Cette manière courante de voir est bien insuffisante. « L’identité de l’identité et de la différence » qui est le principe de base de la dialectique hégélienne, reprise par Karl Marx, c’est le genre de chose que la logique d’usage courant déteste par dessus tout et que la conception courante de l’intelligence, apprise à l’école, ne peut pas intégrer.
En Russie, remarquons en passant, l’intelligence est carrément une sorte de classe sociale, l’intelligentsia, dont les éléments sont désignés par les gens ordinaires, non sans ironie, comme les « inteliguent’ » en russe courant dans le texte.
Identité de l’identité et de la différence : la bourgeoisie est la classe de l’intelligence ... et de la bêtise (elle passe en cent ans des Lumières à Flaubert), deux étapes de développement culturel parcourues successivement en moins d'un siècle : la bourgeoisie montante d’avant la Révolution est intelligente, elle brille d’esprit, celle qui suit la révolution, arrivée à destination s’encrasse dans la respectabilité. C’est le talent et particulièrement la maîtrise du raisonnement, du langage, et la créativité intellectuelle qui justifient la hiérarchie sociale pour les bourgeois révolutionnaires d’avant la Révolution, mais il leur faut s’en garder une fois celle-ci passée. Le vieux Grandet de Balzac, représentant typique de cette nouvelle bourgeoisie de 1792, sans éclat ni culture qui tient plus de Harpagon que de Voltaire ne peut pourtant pas passer pour bête, dans sa recherche rusée d’enrichissement indéfini qui semble absurde. Ou à mieux dire, il semble que l’intelligence des moyens s’oppose chez lui à la (non) intelligence des fins, un peu comme l’entendement s’oppose à la raison chez Kant et Hegel.
On reconnaît là le destin de Sisyphe de la bourgeoisie du capitalisme industriel, vouée à accumuler sans fin la plus-value (et à s’en faire confisquer une bonne partie par les financiers, les catins, les dandies, les curés, les artistes, et autres reliquats élégants des classes de rentiers).
Une telle rapacité d’accumulation n’est pas soutenable à long terme, d’où l’oscillation bourgeoise entre une rationalité calculatrice engagée dans une course sans frein de la concurrence de tous contre tous, et à la génération suivante, ou à la fin de la vie du capitaliste lorsqu'il s’est enfin retiré des affaires, les recherches intellectuelles et esthétiques imprégnées de mysticisme, et où on passe d’une génération à l’autre d’un Ricard à l’autre.
Mais les facultés intellectuelles supposées aux individus sont la nouvelle qualité humaine centrale à l’époque bourgeoise, qui remplace le courage physique et les qualités occultes de la « race », de la lignée, de la pureté du sang, et qui légitime la participation au pouvoir, à la richesse et au partage de la plus-value extorquée aux classes travailleuses. D’où premièrement l’idée révolutionnaire bourgeoise et individualiste de 1789 que cette hiérarchie pour être légitime ne doit pas se fixer, et n’a pas vocation à passer d’une génération à l’autre. Et deuxièmement, si cela ce produit, et comme cela se produit immanquablement, cela signifie que l’intelligence se transmet comme un patrimoine héréditaire d’un nouveau genre. Il y a forcément dans le cours du développement des contradictions de l’idéologie bourgeoise une essentialisation de l’intelligence et la formulation de l’hypothèse ad hoc de l’existence d’une couche supérieure voire même d’une race d’intelligents. La bourgeoisie des droits de l’homme (intelligent) passe le relais à la bourgeoisie suprématiste et raciste, pour revenir au goût du jour après que celle-ci a été anéantie par l’Armée Rouge en 1945, mais transformée en productrice de discours subalterne au service de l’impérialisme.
Et pendant ce temps-là, en URSS les « inteliguent’ » sont devenus férocement réactionnaires, après que l’État prolétarien avait miné sa propre légitimité avec la déstalinisation.
L’existence de la bourgeoisie comme classe implique cette transmission de l’intelligence, ou au minimum de la réputation qu’on en ait, d'une génération à l’autre. La bourgeoise va donc, d’une part, réifier l’intelligence pour en faire un fond patrimonial et d’autre part stigmatiser le manque de faculté intellectuelle chez ses antagonistes. A cela s’ajoute le fait déstabilisant pour la lucidité intellectuelle que la bourgeoisie vit dans un univers théorique où elle n’existe pas (pas plus que l’exploitation). Voilà qui ne prédispose pas les individus qui en relèvent à une analyse intelligente du monde social.
Le grand problème théorique pour la bourgeoisie arrivée au pouvoir n’est plus l’extraction de richesse de la nature et sa protection contre les rapines féodales, mais la construction d’un modèle social où elle, le sujet qui n’existe pas, est pourtant seul légitime pour régner. Les problèmes concrets de cet acabit deviennent des exercices de masquage de la réalité, de ceux qui sont enseignés dans les écoles de communications. Au lieu de résoudre des problèmes réels, ils faut construire des discours générateurs d’illusion.
Le problème d’évaluer, de tester, de noter l’intelligence doit être compris dans ce contexte. Dans l’univers scolaire bourgeois (bourgeois de droite, dans l’enseignement privé, souvent de gauche dans le secteur public, mais bourgeois quand même) il s’agit essentiellement de produire des discours et l’idéologie foucaldienne selon laquelle la réalité même n’est que discours y est bien entendu très en faveur.
On n'échappe pas facilement à ce contexte par des postures éthiques : de même qu'un « inteliguent’ » indien contemporain parfaitement moderne et acculturé aura recours au mariage arrangé, un « inteliguent’ » français fera des pieds et des mains, en contradictions flagrante avec son idéologie de l’égalité des chances, pour pousser à la réussite scolaire ses rejetons, sans leur demander leur avis d’ailleurs. Un individu dans une société de classe n’a pas la liberté de déroger. La classe retourne à la caste.
On peut aussi se poser la question : l’intelligence peut elle « s’intelliger » elle-même ?
Comme la possession de l’intelligence est devenue la condition apparente mais expresse de la participation légitime aux décisions et à l’exercice du pouvoir, on veut la mesurer pour sélectionner à priori ceux qui seront digne de commander, explicitement ou non, tous les autres. Le problème se réduit donc à celui de la sélection des cadres politiques de la bourgeoisie.
Or pour mesurer l’intelligence il faut créer une situation de test qui est forcément très abstraite par rapport aux situations réelles, au moins autant que le jeu d’échec peut l’être par rapport à une guerre médiévale. Par ailleurs lorsque l’on écrit « mesure » ici il faut lire « comparaison ».
La bêtise a différents visages, mais elle apparaît notamment quand la situation inventée pour mesurer l’intelligence remplace en quelque sorte les situations réelles ; la bêtise n'est pas la naïveté, ni la lenteur du raisonnement, ni même le manque de zèle pour la science. La bêtise, c’est la fausse intelligence. Les plus grands producteurs de cette matière première indispensable à l’ordre politique bourgeois, et dont Flaubert est l’explorateur remarquable, sont les instituts d’étude politique.
La bêtise est largement constituée de l’intelligence de la situation précédente. Karl Marx en fait une remarquable analyse dans sa critique des révolutionnaire de 1848, qui rejouent 1789 et 1793 au lieu d’agir dans le réel.
Et il y a en fait à distinguer, comme le fait Aristote, l’intelligence individuelle de l’intelligence collective. Dans sa célèbre défense de la démocratie (résultat rationnel du développement rigoureux de la pensée d’un philosophe qui n’était nullement démocrate), il explique que le libre débat des citoyens égaux d’intelligence moyenne produit un résultat qui excède largement ce que peut produire un esprit plus noble en situation de monarque, ou une petite élite aristocratique.
A la racine de l’intelligence collective de l’humanité, il y a la nécessité d’extraire de la nature les moyens de subsistance de ce collectif. Cette intelligence biologiquement et historiquement déterminée peut-elle s’élever au-delà, le doit-elle, et comment, en méprisant le matériel ou en l'esquivant ?
L’aventure de Robinson Crusoé est un des mythes fondamentaux de la bourgeoisie. Contrairement à ce qu’elle cherche à démontrer, il semble bien que l’intelligence du réel ne peut pas être seulement ou même principalement individuelle. Les grands savants sont les dépositaires de l’intelligence collective de leur temps (ce qui est révélé clairement par le fait que les grandes découvertes scientifiques ont souvent plusieurs auteurs simultanés et indépendants).
Autre manière de poser le problème : l’intelligence peut être envisagée bourgeoisement, non seulement comme une propriété immobilière, mais aussi comme "matière grise", comme une ressource naturelle à mettre en exploitation, comme c’est le modèle implicite dominant. Notamment dans les politiques éducatives consistant à regrouper les enfants précoces et « sur-doués » pour en faire la culture forcée, sous serre chaude, et bien entendu coupée du monde des simples, au risque de perturber gravement leur équilibre affectif et mental.
On constate quotidiennement que des individus qui apparemment ne réfléchissent jamais participent avec efficacité et créativité à des processus complexes, dans les domaines technologiques et productifs. En fait l’impression qui se dégage de l’observation du fonctionnement réel de la société, c’est que le jeu de l’intelligence de l’individu séparé est de l’ordre du simulacre et que l'intelligence réelle est trans-individuelle. Voire dans notre contexte de capitalisme pourrissant carrément non-humaine.
Le plagiat et la triche aux examens sont la vérité du talent individuel concurrent et non coopérateur, dans la mesure ou ces fourberies sont des calculs avisés pour résoudre le principal problème concret qui se pose aux individus dans la société bourgeoise, la reproduction et la promotion sociales et le franchissement des seuils légaux et symboliques nécessaires pour y parvenir.
L'époque est impitoyable ! La faculté la plus noble de l’esprit humain est sur le point de pousser son dernier couac ! Les machines sont à même de réaliser en temps réel les innombrables mesures, calculs et comparaisons nécessaires à l'entendement pour évaluer une situation et pour prendre une décision. Le corrélat de ce diagnostic, c’est que le pouvoir social va être remis en main propre (en tout cas c’est ce qu’on nous dit) par la bourgeoisie aux machines intelligentes.
Il faut remarquer que si par aventure ces machines aboutissaient à la conclusion (qui semble évidente) qu’il vaudrait mieux construire le socialisme pour organiser efficacement et rationnellement la société et réguler ses rapports avec la nature, on assisterait soudain à un joyeux saccage de la technologie par ceux-là mêmes qui la mettent en place et qu’elle serait dénoncée à nouveau comme un instrument diabolique nous conduisant sur "la route de la servitude" dénoncée par l’économiste libéral Herr Von Hayek. Mais nous n’en sommes pas encore là.
Et à propos, quelle serait l’intelligence - et la bêtise - d’une société socialiste ?
Les pays socialistes ont fait un effort gigantesque de formation, formation de masse, et formation d’élite, menées de front. S'ils ne se sont pas interdit de développer la culture du divertissement, ils se sont refusés à produire une « culture populaire subalterne » à caractère commercial, c’est à dire à produire du langage au lieu de produire du sens.
Or les États du socialisme réel auraient été en fin de compte affligés par la prolifération de discours idéologiques dans la « langue de bois » qui consistait en développements horriblement ennuyeux et totalement dépourvus de sens prononcés par des agents pervers qui n’y croyaient pas. Cette maladie du langage n’a pas disparu, elle s'est au contraire aggravée, avec la formation d’une nouvelle intelligentsia qui devait pourtant tout au système éducatif soviétique. Il pourrait y avoir à l’origine de ce phénomène social et sémantique une transmission non critique des contenus et des jeux classiques de la culture européenne qui s’est constituée depuis la fin du Moyen âge autour des besoins d’une élite sociale restée très peu démocratisée. Les idées de Gramsci sur la Renaissance, qu’il interprète comme un phénomène culturel réactionnaire en régression sur le développement de la culture en langue vulgaire dans la seconde moitié du Moyen Age, incitent à penser le monde culturel européen qui en est issu comme une tranchée casematée de la société de classe.
Mais la consultation des documents internes originaux - et souvent non rendus publics - émanant des autorités des pays concernés donne souvent une toute autre impression de la vitalité intellectuelle du socialisme. Il faut noter aussi que la plupart des thèmes de la critique anticommuniste proviennent en fait de la lecture hâtive et extraite de leur contexte d’autocritiques justifiées (ou non, comme dans le cas du rapport Khrouchtchev) du système socialiste par lui-même.
Un exercice scolaire d’histoire en terminale qu'on retrouve dans tous les manuels consiste à comparer deux déclarations en miroir de Kenan et de Jdanov en 1947, sur le déclenchement de la guerre froide. Le premier est une compilation de griefs paranoïaques, une construction rhétorique dépourvue de cohérence logique, et le second est une analyse de bon sens étayée sur une analyse rationnelle des rapports de force.
Mais les cadres du socialisme ne doivent pas devenir une classe, ni une caste, et dans la période qui suit la transition politique ils ont tendance à le faire. La langue de bois est le symptôme de cette contradiction interne qui n’est pas traitée. Ou pour le dire autrement : une bonne partie des cadres rêve secrètement puis de plus en plus ouvertement au capitalisme comme d’un paradis perdu de gros salaires et de jouissances immédiates et vulgaires, ou de songeries esthétiques et métaphysique (pour les fainéants du genre du poète nobélisé Brodsky). Et surtout de reconnaissance et de flatterie pour la suprématie intellectuelles des « inteliguent’ ».
Terminons par quelques propositions concrètes pour notre présent qui fait face à une baisse considérable de l’intelligence testée : il faudrait réformer les programmes et les principes et dans ce but simultanément élargir les disciplines proposées, aussi bien dans l’éducation préparatoire de la jeunesse, que dans l’éducation de tous au cours de toute la vie. Il faudrait réhabiliter expression artistique, musique, arts plastiques, jeux et sports, technologie et travaux manuels, ce qui ne peut se faire qu’en relevant les exigences de résultats évalués dans ces disciplines complètement méprisées par la pratique réelle de l’enseignement secondaire.
Et augmenter dans le noyau dur la part d’apprentissage de la logique et des sciences théoriques et expérimentales, en comparaison de l’apprentissage superficiel des discours, ce qui aurait aussi pour effet de diminuer l’importance du capital culturel dans les résultats. Dans le domaine des lettres, des langues et des sciences humaines, il faudrait aussi augmenter le niveau requis de maîtrise du langage, et la quantité de connaissances vérifiables, plutôt que de préconiser l’étalement d’une culture superficielle autour de problématiques creuses ou que les adolescents ne peuvent pas comprendre faute d'expérience vécue et qui n’aboutit qu’à conforter leur morne incuriosité.
Grammaire, orthographe, vocabulaire, chronologie, cartes : tout ce qui sollicite la mémoire et qui ne prétend pas à l’intelligence, ce sont justement tous les éléments indispensables à la formation d’un jugement sain, dont la jeunesse actuelle est privée, sous le prétexte démagogique de lui faire aborder des notions culturelles complexes dont elles sera définitivement dégoûtée au terme d’une initiation manquée.
Sarkozy voulait priver les rejetons des classes populaires de « la princesse de Clèves », et en ce sens il montrait qu’il ne comprenait plus l’intérêt qu’il y a pour la bourgeoisie à gaver les adolescents de toute origine sociale d’une culture dite « de distinction » qui non seulement ne les intéresse pas du tout, mais qui surtout ne peut pas les intéresser faute d’une maîtrise élémentaire du langage qu’on ne s’est pas donné la peine de leur fournir. Il montre l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle génération de politiciens bourgeois formée dans le cadre de l’hégémonie de l’idéologie néolibérale qui ne comprend plus rien à la culture, et à son rôle essentiel au retranchement de la domination idéologique bourgeoise.
Macron représente l’extension de cette ignorance (de son variant diplômé) qui est partagée par les milliardaires de la finance et des médias, à l’ensemble du champ politique ! Normalement, le retour du bâton ne devrait pas tarder, et ils découvriront qu’ils se sont exposés bien imprudemment.
Sarkozy avait tort, justement parce qu’il avait raison.
GQ, 9 avril 2021 (relu le 27 juillet 2024)
PS : je n'ai pas grand chose à dire en défense de cette pauvre Princesse de Clèves, si ce n'est que je crois qu'il faudrait une éducation secondaire qui fasse une très large place aux disciplines artistiques, ludiques, technologiques et sportives, et que la littérature, ainsi que l'étude des langues anciennes devraient en faire partie.