Les robots vont-ils supprimer le travail - ou : les tarifs douaniers de Trump sont-ils inutiles ?

Il parait que la politique protectionniste de Donald Trump, pour réimplanter des emplois industriels aux États-Unis, est vouée à l'échec, par principe : les nouvelles usines ne contiendraient plus que des robots. Nous ne sommes pas de cet avis - par principe aussi.
Les robots vont-il supprimer le travail ?
Dans la gauche il y a un débat récurrent depuis les années 1950 entre les courants marxistes orthodoxes et la « nouvelle » gauche multiforme sur la question de la fin du travail.
Il est vrai que Marx et Engels firent allusivement référence à la fin du travail à l'horizon du communisme : il serait remplacé par une activité libre, et le salariat disparaîtra (ainsi, semble-t-il que l'argent). En attendant, la lutte des classes continuait entre travail et capital.
Mais la nouvelle gauche non marxiste tenta de déconnecter des revendications du monde du travail son projet politique, caractérisé évasivement comme « émancipateur » (sans jamais préciser clairement ce qui reste à libérer dans le nouvel âge du capitalisme où la liberté du choix individuel est l'apha et l'oméga du système de valeurs) . Il serait souhaitable d'attribuer à tous un revenu de base , on promettait qu'il serait d'ailleurs substantiel, et on pourrait donc supprimer le travail sans supprimer le capitalisme [et on pourrait tous rester chez soi à l'abri des virus] !
Pour la nouvelle gauche le thème de la robotique, thème de science fiction magistralement illustré par Isaac Asimov devint un central dans la théorie : selon elle, les robots allaient travailler à notre place et ça commençait déjà.
Évidemment il fallait pour cela que ces robots produisent des profits, donc de la plus-value d'où provenait le profit, sinon les capitalistes n'investiraient pas dans les recherches nécessaires pour les mettre au point. Au fond la nouvelle gauche pensait que le capitalisme allait enfanter le communisme sans douleur. Elle pensait aussi que la nouvelle superclasse de rentiers créée par l'économie high-tech allait accepter de défalquer de ses revenus hyperboliques le salaire à vie sans contrepartie de 7 milliards et demi de « fainéants ».
Tels que nous les connaissons , cela paraît douteux. Mais en fait nous allons montrer que même si les générations de privilégiés hors-sol enrichies sur le Net étaient soudain possédées d'une charité infinie, ça risque de ne pas marcher.
Notons cependant tout de suite que les changements les plus spectaculaires annoncés comme prochains dans le marché de l'emploi, par exemple la suppression des caissiers, des chauffeurs ou des pilotes, - et même des scénaristes et des compositeurs de musique - ne sont pas à proprement parler le fait de robots ; aussi faut-il définir ceux-ci, et voir s'ils diffèrent essentiellement des autres machines.
On définira un robot comme une machine intelligente, c'est à dire capable de s'adapter à des situations imprévues, et donc douée de réflexion, et dans l'état actuel ils ne courent pas les rues ; à vrai dire ils n'existent pas encore ! Ce n'est pas parce qu'on automatise des processus de travail qui sont rangés idéologiquement dans le « travail intellectuel » que l'on crée des machines conscientes.
Ce qui va mettre au chômage les travailleurs dans un horizon proche, ce sont donc des machines classiques, tout comme celles que le « Général Ludd » des prolétaires tentait d'anéantir vers 1811 à l'aube de la Révolution Industrielle en Angleterre. Or une machine ne peut pas produire de la richesse ( incidemment, elle ne peut pas non plus payer des impôts !).
En effet, selon la théorie marxiste de la valeur, qui trouve ses sources chez Adam Smith et David Ricardo, toute richesse procède du travail, et le travail se mesure en temps humain, pour le premier précisément en sacrifice du temps humain qui pourrait être plus agréablement utilisé dans les loisirs. Allez demander ça à un robot !
Marx précise le fait en établissant que la plus-value provient exclusivement de l'exploitation du travail. Il divise le capital en deux parties, qu'il nomme variable et fixe, dont la proportion détermine sa « composition organique ». Le capital fixe, qui est fixe parce qu'il n'augmente pas au cours du processus de production, ne produit pas de plus-value, et donc ne fait que restituer au produit sa valeur au fur et à mesure qu'il s'use. Il est composé des matières premières et des substances utilisées qui restituent leur valeur immédiatement, et des immobilisations durables, machines, immeubles, droits intellectuels, etc. qui restituent leur valeur sur plusieurs années au fur et à mesure de leur amortissement. Machines automatiques sophistiquées, mais aussi robots dotés d’intelligence artificielle sont bien évidemment du ressort de ce capital fixe ; ils ne produisent aucune plus-value.
Affirmer donc que les robots vont remplacer le travail humain signifie, ou bien que l'on abandonne la théorie de la valeur travail, ce que font tous les défenseurs du capital, ou bien que l'on considère que les robots font partie du capital variable, ce qui signifie ni plus ni moins qu'ils sont vivants, et sujets de droit !
Marx résout l'énigme de la plus-value qui avait tant tourmenté les économistes, à l'époque où ils se posaient encore des questions fondamentales : comment peut-on enrichir la société en échangeant des équivalents ? Il montre que dans l'économie marchande chaque produit en devenant une marchandise acquiert une double valeur ; la valeur d'usage (comme par hasard la seule qu'examineront par la suite les économistes néoclassiques, « l'utilité »), et la valeur d'échange (qui est la possibilité d'acquérir en échange une autre marchandise) qui est globalement réglée par la comparaison des temps de travail respectifs nécessités pour produire les produits échangés, et il précise que la force de travail est aliénée au capitaliste contre un salaire pour sa propriété de créer de la valeur supplémentaire. C'est elle, la corne d'abondance.
En effet la force de travail (manuelle ou intellectuelle, simple ou qualifiée) est vendue à un patron parce qu'elle a une valeur d’usage : si on ne pouvait pas l'utiliser, à quoi bon payer le salaire ? Elle a aussi une valeur d'échange, qui consiste ni plus ni moins dans la valeur des marchandises qui sont nécessaires pour son maintien en état de continuer à fonctionner, c'est à dire le maintien en vie et en forme de son porteur - et son renouvellement à la génération suivante. Mais si le travailleur ne travaillait que jusqu'au point où il fournit en marchandises l’équivalent de ce qu'il faut pour le maintenir en vie, et en bonne santé, lui et sa progéniture, et rentrait chez lui à ce moment là, le pauvre capitaliste aurait fait un marché de dupe : il n'aurait ni plus-value, ni profit à trouver dans la production, et les seuls bénéfices à attendre seraient ceux obtenus dans la sphère de la circulation, sur le marché, grâce à la ruse commerciale. Les capitalistes ne pourraient s'enrichir qu'en se volant les uns les autres, et la somme de richesse créée équivaudrait à zéro . Il faut donc faire travailler le travailleur plus longtemps que le temps qui lui est payé, il faut que son travail restitue plus de valeur qu’il n'en a consommé, en un mot il faut qu'il travaille gratuitement une partie du temps, qu'il soit exploité, au sens précis du terme exploiter : faire travailler gratuitement par obligation.
Par parenthèse, cela signifie qu'à l'horizon communiste ce surtravail doit surgir spontanément de l’activité libre qui remplacera le travail, ce qui n'est pas une mince question : le communisme c'est le règne achevé de la conscience où l'on travaille gratuitement (et avec joie) pour la collectivité !
Donc la seule façon pour qu'un robot, à pattes ou à roulettes, puisse créer de la valeur serait qu'il se présente comme tout un chacun démuni sur la marché du travail, en mettant en jeu sa vie, en se plaçant dans les conditions où on est bien obligé d'accepter le surtravail. Il faudrait le programmer pour qu'il meure s'il ne travaille pas, tout en le livrant au hasard du marché pour trouver sa subsistance !
Comme les robots ne vivent pas, ils ne meurent pas non plus ; la question de la survie ne se pose pas, pourquoi alors, puisqu'ils sont intelligents (bien que cette intelligence soit artificielle) vont-ils se faire exploiter ?
En somme, ce n'est pas demain la veille que les robots vont remplacer les travailleurs en tant que travailleurs exploités, mais par contre ils sont créés, effectivement, pour supprimer le plus possible de travail, et ce n'est pas nouveaux. Comme n'importe quelle machine depuis l'origine de la civilisation, ils sont inventés pour économiser sur le temps de travail, et dans les rapports de production capitalistes, sur le salaire payé par le patron. Ainsi faisant le progrès technique accumule le capital mais diminue peu à peu la proportion de capital variable : la machine remplace du travail vivant par le travail mort inclus dans la machine, il fait donc baisser la composition organique du capital productif, et donc le taux de plus-value. A long terme nous sommes tous morts, disait l'économiste capitaliste Keynes ! En effet, à long terme le capitalisme ne peut pas survivre à la baisse de la composition organique du capital, du taux de plus-value, et du taux de profit.
Les pseudos « robots » actuels n'aboutiront qu'à une chose : une belle crise de sous-consommation, à cause du recul général des salaires et des revenus des masses, et à une exacerbation de la lutte de classes et des contradictions de la bourgeoisie. Et peut-être aussi à une grande guerre de démolition du capital fixe, où les robots pourront utiliser toute leur intelligence pour détruire et pour tuer (car comme disait Witold Gombrowicz, le problème avec l'intelligence, c'est qu'elle est bête).
Des temps intéressants s'annoncent.
GQ, 20 janvier 2018, relu le 11 avril 2025
PS : l'économie bourgeoise classique (Adam Smith, Ricardo) découvre la valeur travail, et Marx le mécanisme de création de la plus-value. Au moment de la parution du Capital (1867) qui en tire les conséquences scientifiques, l'économie bourgeoise quitte ce terrain devenu périlleux pour elle, et tente de reconstruire une science économique sans valeur-travail qui nie la réalité de l'exploitation, à partir du concept d'utilité marginale. Ce qui signifie que la valeur est identifiée à la seule valeur d'usage, dont la substance n'est plus le travail mais le désir des consommateurs. La loi de l'offre et la demande devient donc la loi du désir, cent ans avant Gilles Deleuze. Mais les désirs individuels, contrairement au temps de travail, sont incommensurables entre eux, n'ayant pas de substance commune, la mesure et l'explication de la valeur et des prix en deviennent impossibles, et malgré l'utilisation de mathématiques complexes cette économie néoclassique (inaugurée par Jevons et Walras) n'est plus en prise avec la réalité.
Les capitalistes, depuis un siècle et demi ne savent plus ce qu'ils font. Qu'importe, car ils se disent "pour le moment, tout va bien" !
Une discussion ici : Le marxisme et la fin du travail, discussion Luniterre - GQ