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Réveil Communiste

Carlo Ginzburg, historien marxiste? notes de lecture de 2008

8 Août 2015 Publié dans #Théorie immédiate

Carlo Ginzburg

Carlo Ginzburg

 

Carlo Ginzburg, fils d'une écrivain célèbre et d'un martyr de la résistance est un historien italien, un des fondateurs de la microhistoire, et un «compagnon de route» de l’histoire marxiste.

Mais son approche est très différente de celle d'un l'historien marxiste revendiqué comme Pierre Vilar, taitant des formations sociales du passé à l'aide de longues séries statistiques, et dont le livre 1 du Capital de Karl Marx, qui développe l'histoire de la formation sociale britannique de la fin du seizième siècle à 1850 est en quelque sorte le modèle épistémologique.


Carlo Ginzburg ressort cependant des préoccupations de l’histoire marxiste, car son principal objet de recherche est l’histoire des mentalités populaires, qu’il explore de 1960 à 1985.

Puis il s'intéresse à l’histoire de l’histoire, à l’histoire des idées, mais d’une manière matérialiste, les traquant dans les textes, dans leur cheminement concret à ras de terre, en suivant le pas des prédicateurs, des traducteurs, des auteurs et des polémistes à quatre sous dans la réception réelle de leurs textes, toujours référés aux enjeux précis de leur génération, pour en venir à un travail fondamental d’histoire et d’élucidation de la vérité historique elle-même, en bataillant contre les tenants du relativisme historique, que l’on peut rattacher peu ou prou à Foucault et Derrida, même si CG s'attaque plutôt à leurs épigones américains.


CG s’est rendu célèbre en premier lieu par ses études sur les religions populaires de l’Europe et sur les sorciers au Moyen Âge et aux Temps Modernes, et son point de vue est minoritaire dans ce champ d'étude: c’est un réaliste, c'est-à-dire qu'il croit en l'existence réelle dans l'histoire réelle des religions populaires déviantes et hérétiques pourchassées par les inquisiteurs, alors que les historiens de tendance structuraliste pensent plutôt que ces croyances sont entièrement inventées par les persécuteurs de sorcières.


Ginzburg veut écrire l’histoire des perdants et ne se résigne pas à l'idée que l'expression de révolte qui leur fut attribuée ne soit qu’une projection romantique (à la manière de la sorcière que magnifie mais sollicite Michelet). Son intérêt pour la culture populaire provient de sa lecture de Gramsci. Mais CG s’éloigne assez rapidement du marxisme, et de l’idée que la sorcellerie soit une expression de lutte des classes pour préférer y lire le conflit de deux conceptions du monde, de deux langages incompatibles, celui des chamanes remontant peut-être au paléolithique supérieur, de leur tradition orale et rituelle qu’il exhume dans une enquête patiente et obstinée, et celui des intellectuels, de l’écrit, du droit et des inquisiteurs.

Il tentera sans succès au cours des années 1990 d’utiliser sa connaissance intime du langage inquisiteur pour la défense de son ami Sofri, dirigeant du groupe d’extrême gauche italien Lotta Continua, accusé de terrorisme et condamné plus de vingt ans après les faits incriminés dans une série de procès irréguliers, à l’instigation de juges partiaux liés aux démocrates sinistres de l'ex-PCI. Voir son livre Le Juge et l'Historien (1998).


Son style est tortueux mais la très grande richesse des citations et des références permet de l’utiliser pour s'ouvrir à des champs entiers de la connaissance, même s’il se perd parfois dans des reconstitutions aventureuses. Je cherche vainement à retrouver le texte où il pondère les mérites historiographiques respectifs de Weber et de Marx pour conclure nettement en faveur du dernier.

Voici quelques notes de lectures de certains de ses ouvrages.


1) Le Fromage et les Vers (1976)

Vise a restituer à travers quelques témoignages hérétiques singuliers recueillis dans les archivess de l’inquisition italienne du seizième sicècle une hérésie populaire, une culture populaire savante et réfléchie, qui perce sous le discours répressif des inquisiteurs. Une vision des vaincus de la culture populaire de la Renaissance. Exemple de microhistoire incapable de s'éléver à la connaissance des formations sociales du passé, envisagées dans leur ensemble? ou technique de morphologie historique qui permet d’exhumer des textes recouverts et reniés par la répression?


2) Mythes, Emblèmes, Traces -  Morphologie et Histoire (1986)


Dans l’introduction, CG présente sa démarche d’historien. Il se souvient que dans les années 1950 ce que Lukács écrivait sur Dostoïevski ou sur Kafka l’agaçait. Il a voulu trouver une troisième voie entre rationnel et irrationnel, ou une façon rationnelle de gérer sa passion pour les marges irrationnelles de l’histoire. Un autre guide pour lui a été Gramsci dans sa passion pour la “philosophie populaire”. Son “marxisme” s’il en a un, provient donc d’un tout autre coté que celui de Pierre Vilar, il provient de la théorie de l’idéologie, de la critique du mythe, et aussi de la volonté de réhabiliter la culture des opprimés (mais si c’est sans doute “de gauche” est-ce marxiste cela?).

Le recueil contient « Freud, l’homme aux loups, et les loups-garous », un texte sur l’homme au loup de Freud, et sur le sens folklorique du rêve, où Freud semble pris à son propre piège, un texte sur les penchants nazis de Dumézil, et du collège de philosophie de Bataille, (Ginzburg n’aime pas Roger Caillois), sur la culture de droite et ses rapports avec la recherche de continuités culturelles sur une très longue période (ce que fait CG; il tente donc de défendre son champ de recherche, de montrer qu'il n’est pas intrinsèquement réactionnaire).


3) Le Sabbat des Sorcières (1989)


Il s’agit d’une archéologie des croyances populaires.


L’introduction cherche à justifier la recherche qui vise à retrouver les croyances populaires effectives. Au fond, le sabbat n’a pas existé, mais bien les croyances populaires chamaniques qui les constituent pour moitié, l’autre étant les stéréotypes cléricaux qui remontent aux pères de l’église. Le premier texte du recueil sur la crise antisémite du XIVème siècle en France est le meilleur, ainsi que l’étude de l’apparition de la croyance cléricale au sabbat, situé très précisément vers 1375 dans l’arc alpin occidental.

Dans certain cas il est donc possible de reconstituer des événements et des faits réels au sens positif, enfouis dans les mentalités, les moments précis où ces mentalités se sont cristallisées. C’est le cas de l’apparition historique du thème du complot des sorcières à partir des persécutions contre les lépreux et les juifs, en France en 1321 et 1348. Carlo Ginzburg pense donc, et il a raison, que l’antisémitisme n’explique rien, qu'il doit être expliqué.


4) A Distance, neuf essais sur le point de vue en histoire (2001)


Étude sur le thème de l'«estrangement» - Sur la mise à distance comme procédé littéraire, et aussi philosophique et critique, défini vers 1920 par le formaliste russe Chlovslki comme l’essence même de la littérature, et dont le but est de raviver les perceptions, de détruire la couche épaisse de non-sens déposée par les habitudes, qui anesthésient la perception. Ginzburg traque le procédé de Marc Aurèle à Tolstoï en rappelant les discours stoïciens de dévalorisation des choses (ce cadavre n'est que viande, et cette bonne viande est du cadavre, etc.) puis à un certain Guevara, franciscain espagnol du XVIème siècle, inventeur du “paysan du Danube”, qui interpelle Marc-Aurèle en ces termes; “vous faites un désert et vous appelez ça la paix”, et de là au thème de la critique sociale par la voix du sauvage lucide à travers Montaigne, la Bruyère et Voltaire.


Il passe ensuite à un autre coté de la question, et révèle avec Proust un nouvel "estrangement", inverse, impressionniste, qui au lieu de “décaper” le réel des apparences, par la mise à distance, veut au contraire en reconstituant la perception progressive, de la partie au tout, des éléments à la forme, préserver la fraîcheur originelle de la perception.


La description de ce concept conduit à réfléchir sur l’attitude critique, et sur le rapport entre le point de vue de l’historien et celui des auteurs de fiction. Car tous ces récits bien que littéraires, visent une forme de véracité.


Mythes - distances et mensonges -

C'est une longue enquête sur la signification du mythe, et l’équivocité du terme «muthos», en partant de Platon et d’Aristote, le premier chassant les mythographes de la République, le second développant une logique (à partir de l’exemple du terme hybride bouc-cerf) qui permet de penser la signification, comme indépendante du vrai et du faux. Les mythes et les hybrides qu’ils mettent en scène, quel est leur statut de vérité?

Ginzburg considère que “l’élaboration de concepts tels mythos, fictio, signum n‘est que l’un des aspects d’une tentative de manipulation du réel toujours plus efficace qui fait partie du patrimoine technologique de domination occidental».

Un deuxième thème d'analyse du mythe et de sa fonction sociale nous conduit de Platon et Machiavel pour lesquels les mythes sont des outils de gouvernement légitimes, à Nietzsche qui se désole de leur caducité, de par l’action de ces jalons démystificateurs que sont les libertins puis les philosophes des Lumières. La religion comme mystification des peuples est relayée par le mythe national au XIXème siècle.

Marx et Engels saisissent le point de basculement de la société française dans la modernité politique avec la domestication du suffrage universel par Napoléon III, et le début des mythes modernes de la publicité et de la propagande, point de départ d'une ligne historique qui conduit à Mussolini, qui dirige l’Italie comme un rédacteur en chef avec une idée nouvelle pour la Une de chaque jour.

Au milieu du XIXème siècle commence l’instrumentalisation politique du mythe, avec le cas particulièrement important par ses conséquences des Protocoles des sages de Sion , faux littéraire et politique forgé sur un original de l’époque de Napoléon III, le Dialogue de Montesquieu et Machiavel aux enfers de Joly et qui est toujours en circulation, surtout dans le monde musulman. CG termine en évoquant le spectacle de la politique démocratique comme mythe où la modernité renoue avec l’archaïsme.


Au passage, une frappante citation du journal The Economist, en 1917: en parlant du danger pour la bourgeoise anglaise de la convergence du mouvement ouvrier et du mouvement national irlandais, les milieux d’affaire l’avouent avec un soupir de soulagement: “la guerre nous a sauvé”.


Représentation  - Sur l’origine de cette notion ambiguë et réflexive, de présence de l’absent et d’absence du présent, qui permet semble-t-il un grand festin d’absurdités postmodernes. Au départ, paradoxalement, il y a eu historiquement deux rituels funéraires presque contraires: l’exhibition du mannequin royal à l’imitation du défunt, ou le catafalque vide, qui sont désignés tous deux comme représentation. Hommage un peu fourbe est rendu à Kantorowicz et à sa théorie du roi symbole de l’État, développé dans le célèbre essai Les deux corps du roi, théorie prétendument convaincante mais qui est invalidée incidemment par la révélation que cette pratique s’étendait aussi aux simples mortels. Les mannequins funéraires royaux et impériaux ont les caractéristiques particulières du signe religieux (définit selon J.P. Vernant) qui approche le sacré tout en interdisant son accès. Ginzburg en définitive après avoir passé en revue ces problématiques, choisit la solution réaliste, et explique la montée de la notion moderne de représentation comme le résultat sur la longue durée du culte des reliques qui a permis par contact le retour de la statuaire, et du dogme de l’eucharistie, avec l’idée de présence réelle, adaptée ensuite à la fonction symbolique du corps du roi. Gramsci avait déjà pointé ce matérialisme paradoxal inhérents au pratiques religieuses de l’Occident.


Ecce - Un texte sulfureux dans la mesure où il explique le contenu factuel et les détails anecdotiques des évangiles par des schémas textuels tous préparés issus de la tradition juive, dissolvant leur valeur de témoignage.

 
5) Rapports de Forces - Histoire, Rhétorique, Preuves (1999)
 

Recueil d’études paru en 2001 dont le titre suggère l’existence d’une lutte dans l’historiographie qui fait penser à la « lutte de classe dans la théorie » d’Althusser.

Introduction: Dans ce texte long CG s’attaque au relativisme en histoire, Comme Sokal et Bricmont dans les sciences dures, et les études qui forment le recueil sont autant d’essais critiques à l’appui, mais au lieu de démonter ou de ridiculiser directement les interprétations relativistes et le jargon creux du postmodernisme, comme ce duo démystificateur, il tente de remonter à leur source, et il trouve un texte de Nietzsche, abondamment utilisé ensuite par les philosophes de la “déconstruction” d’après lequel la vérité n’est qu’un tissu de métaphores, une pure affaire de rhétorique. Mais il ne veut pas non plus retourner à la position scientiste implicite dans l’idée que l’objet historique existe déjà, quelque part dans le passé certes mais quand même dans la réalité, ce dont chaque étudiant en histoire a pu se convaincre du contraire!

Il s’appuie donc sur Aristote, et Valla, celui qui démontra au XVème siècle la fausseté de la donation de Constantin (le texte où l’Empereur léguait soi-disant Rome au Pape), pour tenter d’expliquer une troisième voie ou rhétorique et preuves ne s’opposent pas, après avoir montré que le relativisme “tolérant” qui se conclut de l’incommensurabilité des cultures entre elles repose sur le mêmes bases théoriques que le relativisme “féroce”, et que le Nietzsche nazi est compatible avec le Nietzsche gauchiste (d’où la biographie d’un certain De Man, commençant sa carrière en collaborateur des nazis, et la continuant en “déconstructeur” d’extrême gauche). Il pense avoir trouvé à illustrer que la preuve est un élément de la rhétorique (que le vrai n’est pas séparable de la qualité de son expression). Un bon livre d’historien est effectivement celui qui donne l’impression de révéler le vrai. Il fait droit à l’élément ténu de vérité qu’ont repéré les post modernes (si l’on veut bien ranger dans cette catégorie Foucault et Derrida, Heidegger, Deleuze) tout en limitant très sérieusement leurs prétentions.

«  Aristote et l’histoire », encore une fois : D’après Moses Finley, Aristote a rejeté l’histoire comme traitant du particulier, contrairement à la poésie qui traite du général, même si chez les poètes le cas général est illustré par un personnage exemplaire. (et d’ailleurs Deleuze démasque partout chez les philosophes des personnages conceptuels). Mais à cette idée présente dans la Poétique, Ginzburg oppose l’idée exprimée ailleurs par le philosophe, dans sa Rhétorique, selon laquelle la rhétorique contient un noyau rationnel, la preuve, qui est la base de ce que l’on appelle aujourd’hui la recherche historique. CG combat les théories dues à Roland Barthes et Hayden White qui développaient depuis 1967 une théorie du texte de l’histoire comme rhétorique autoréférentielle, comme la fiction. A la suite d’une longue analyse philologique des textes d’Aristote pour affiner la compréhension de sa théorie de la preuve, CG aboutit à l’idée qu’Aristote se base sur l’enthymème, syllogisme incomplet partant d’une prémisse informulée “parce que tout le monde le sait” pour ancrer le discours historique dans la réalité. Puis il vient à dire que l’histoire désignée par ce mot dans l’Aristote de la Poétique n’est pas ce que nous entendons ainsi aujourd’hui, mais qu’ailleurs, dans la Rhétorique, appuyée sur des preuves, il définit une activité très proche de la pratique historiographique, selon quoi :

a) l’histoire peut être reconstituée à partir d’indices

b) “cette reconstitution implique tacitement des relations naturelles, nécessaires, certaines” (ex: les hommes ne vivent pas 200ans, ne peuvent pas être simultanément en deux endroits, etc.)

c) au delà de ces relations, le domaine de l’histoire est le vraisemblable et le presque certain, mais pas la certitude.

Momigliano, historien italien qui a compté dans la formation de CG, vers 1950 a démontré qu’entre “historia” et “histoire”, la continuité des termes dissimule une forte diversité de contenu; on peut dire la même chose de “rhétorique”.

L’histoire au sens moderne remonte à 1700 environ, et s’appuie largement sur l’archéologie.

Le même historien s’indigne en 1981 du “linguistic turn” dans la mesure où il pense qu’il tend à exonérer l’historien du devoir de recherche de la vérité. Juges et historiens ont en commun la recherche de preuves, mais contrairement au juge, d’après Ginzburg, l’historien ne prononce pas de verdicts. (Ce qui n’est pas sur, il est bien probable au contraire que l’évaluation du passé soit la tâche principale de l’historien, ou en tout cas celle pour laquelle on le paye. Je me souviens ici que son livre le juge et l’historien ne m’avait pas convaincu de l’innocence de Sofri (si tel était bien le débat)).

Et il égratigne au passage des livres « événements » sur la Shoah qui n’ont pas selon lui bien tenu compte de cette distinction dont Goldhagen: Les bourreaux volontaires d’Hitler.

Qui relèvent d’une tradition historiographique qui passe par Kristeller et remonte à Nietzsche et Heidegger, pour montrer qu’ils confondent les deux traditions qui sont deux concepts différents de la rhétorique. Valla fonctionne aussi dans ce texte comme emblème de l’exigence de vérité en histoire, et il est d’ailleurs l’objet d’une tentative postmoderne de réduction à la rhétorique justement pour cela.

« Les Voix de l’autre » - Une révolte au seizième siècle aux îles Marianne, contre les Espagnols, dont l’expression authentique est masquée par des discours imités de l’Antiquité qui sont placés dans la bouche des révoltés, mais le compte rendu de ces mauvais historiens laisse entrevoir tout de même le réel, sous la forme incroyable des rats qui ont envahis les îles avec l’arrivée des européens.

« Déchiffrer un espace blanc » - Sur Flaubert, et le “blanc” de l’Education sentimentale qui correspond pour Ginzburg à une forme de récit historiographique qu’il rapproche de textes de Marc Bloch utilisant l’image du cinéma comme homologue du temps historiographique (une manière de dérouler la bobine), et on peut ajouter que cette saute de chronologie correspond à un moment où l’époque change de style, le vrai sens historique de la “coupure” d’Althusser, la liquidation du romantisme.

 

6) Nulle île n’est une île -2005

 

Ici l’historien se fait chercheur en histoire littéraire, dans une voie qui ressemble à celle de Mikhaïl Bakhtine.

« Dans la recherche des origines de Tristram Shandy » - Contrairement à l’idée répandue qui place à l’origine du roman de Sterne les idées de Locke, il suggère d’en chercher la source dans le Dictionnaire de Bayle, texte subversif dans sa forme même, digressive à l’extrême, qui au départ voulait relever toutes les erreurs de la culture de son temps. On peut y voir l’illustration de l’idée selon laquelle la forme est subversive. Bref le vrai sujet est la fécondité extrême de l’œuvre de Bayle non seulement sur Tristram mais aussi sur Hume (et donc sur Kant, etc.). En ce sens Ginzburg ce sont des Lumières qui font de la résistance dans l’obscurantisme postmoderne. La edémarche déconcertante de Ginzburg c’est d’utiliser le vagabondage de l’érudition comme méthode, partir de l’éclectisme pour retrouver des cohérences et la réalité incontournable dans la forêt du signifiant.

Ainsi voilà qui retrouve la genèse littéraire d’un concept ethnologique, la “Kula” chez Malinowski viendrait toute armée d’un récit de Stevenson... tout en rapprochant la théorie du fétichisme de Marx de La Peau de Chagrin de Balzac. Il montre que Malinowski est bien plus proche de Marx qu’il le croit. NB: le fait de retracer la “kula” dans un motif folklorique européen traité par la littérature réutilisé par Stevenson (le motif de la Mandragore de Fouqué) ne signifie pas du tout pour Ginzburg que cette théorie de l’économie du don soit fausse, elle peut fort bien faire rejouer des catégories mentales très archaïques. Il situe la recherche de Malinowski dans la ligne des critiques de la fiction de l’homo economicus, ce que prouve sa postérité, Mauss et Polanyi, et son essentialisme, qui semble situer tout ce qui fait science, y compris Marx, du coté d’un Platon, réaliste de la connaissance.

 
Conclusion
 

L’intérêt de cet auteur, de cet enquêteur, est qu’il remonte à l’origine des idées, retrace leur filiation, reconstruit les contextes. Ce qu’il fait maintenant dans ce genre d'"enquêtes idéologiques” est plutôt plus intéressant que ce qu’il trouvait quand il reconstituait les “batailles nocturnes” des sorciers du seizième siècle, mais déjà dans ces études quasi folkloristes, ce qui était notable était son point de vue réaliste. Si le sabbat n’a pas existé, une religion populaire préchrétienne peut être retrouvée. Ginzburg est donc un militant du “réalisme historique” qui significativement provient du champ des études de mentalité qui ne permettent pas le flou romantique et verbeux, sous peine de se dissoudre dans le sensationnel ou le mythe fasciste des origines. Sa connaissance érudite est mise au service de la critique généralisée des emprunts et des réinvestissements culturels qui donnent le sens caché, souvent politique ou idéologique, de nombreux textes.

Ceci dit son érudition le conduit parfois à des rapprochements tirés par les cheveux et la centralité acquise par ces problèmes qui sont quand même assez “folkloriques” dans l’historiographie récente fait question. On a l’impression d’un amateur de grand style, un peu comme Lampedusa en littérature qui s’offre le luxe d’écrire un vrai roman d'un Flaubert sicilien en 1958, réalisant le mythe de l’écriture de Borges, et qui soudain se retrouve au centre des débats les plus actuels parce que sa discipline s’est effondrée en son centre, dans ses appartements plus prestigieux; politique, économie, social, avec le statut universitaire du marxisme. Mais il peut se rassurer, la fin de l’histoire n’est pas la fin de l’histoire qu’on croit: c’est la fin du genre littéraire et pseudo scientifique qu’elle n’a pas cessé d’être.

 

PS sur Le fil et la Trace

 

Recueil paru fin 2006 traduit en français en 2010, centré sur la question philosophique du vrai en histoire, et qui se veut une réfutation polémique de toutes les approches postmodernes qui tendent à promouvoir le relativisme et à absorber le récit historique dans le mythe et l’idéologie. Ginzburg polémique aussi avec Hobsbawm, bien qu’il soit d’accord avec lui pour considérer le postmodernisme relativiste comme un sérieux danger, au bout du compte politique. Il pense en effet que les historiens qui ont changé les priorités de la recherche vers 1970 en réhabilitant le récit, en passant de l’histoire sérielle à la micro histoire, et dont il fait partie, ont posé de bonnes questions. Il pense que cette modification des priorités n’invalide pas la demande de savoir le vrai, la demande de savoir « ce qui a vraiment eu lieu ». Il évoque en passant la « l’implacable innocence des révolutionnaires ». Mais Ginzburg a sans doute eu tort de s'éloigner de la lutte des classes. C’est sans doute l’éloignement de ce concept qui explique l’enlisement de la connaissance historique dans les marais de la subjectivité et les délices du relativisme. C’est ce qu’il a oublié dans l’Italie normalisée de Berlusconi, de Prodi, et à sa chaire à Los Angeles.


 GQ, janvier 2008

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