Staline, histoire et critique d’une légende noire, note de lecture de Jean Bricmont
28 Juin 2011 , Rédigé par Réveil Communiste Publié dans #Front historique
Envoyé par Alain Rondeau
« Oh, mais nous ne sommes pas staliniens ». Un peu comme les catholiques contemporains qui n'ont rien de plus pressé que de rejeter le pape, les communistes actuels se désolidarisent autant qu'ils le peuvent de la période durant laquelle le communisme a été, non pas une simple « hypothèse », mais un mouvement rassemblant des millions de gens, ayant un poids réel dans l'histoire, et qui fut la période de Staline. Le philosophe italien Domenico Losurdo ne partage pas cette forme de fuite face à l'histoire ou d'autophagie des communistes, comme il l'appelle, et c'est sans doute pour cela qu'il a consacré un livre à l'homme qui a été à la fois l'un des plus adulés et des plus haïs du 20ème siècle et qui a incarné plus que tout autre le caractère prométhéen de son époque.
Réflexions sur Staline, à partir du livre de Domenico Losurdo, Staline, histoire et critique d'une légende noire ; traduit de l'italien par Marie-Ange Patrizio, avec une postface de Luciano Canfora ; Aden, Bruxeles, 2011.
Même si l'auteur démonte la « légende noire » forgée entre autres par Arendt, Conquest, Khrouchtchev et Trotski, ce livre n'est pas une apologie de Staline (bien qu'il sera sans doute accusé d'en être une) mais plutôt une tentative pour faire sortir Staline de la démonologie occidentale, où il occupe une place de choix aux côtés de son « frère jumeau » Hitler, et de le faire entrer dans l'histoire, une histoire certes tragique, mais qui ne se résume pas à la lutte du Bien démocratique contre le Mal totalitaire. L'auteur aborde de front plusieurs questions sensibles, comme la direction par Staline de la guerre patriotique (1941-1945), la famine en Ukraine, les camps, l'industrialisation forcée ou encore l'antisémitisme, et il s'appuie pour cela essentiellement sur des sources non communistes.
Losurdo montre que les pratiques de déportation ou de travail forcé, dénoncées comme « monstrueuses » quand elles étaient dues aux staliniens, étaient parfaitement acceptables pour l'Occident libéral lorsque celui-ci les appliquait aux peuples colonisés. Ce livre offrira peut-être un antidote à la culpabilisation dans laquelle beaucoup de communistes sont enfermés depuis des décennies.
Il devrait surtout permettre de comprendre le régime soviétique comme étant une dictature développementiste, pour utiliser le terme de Losurdo, dont le but principal n'avait rien à voir avec le socialisme, tel qu'il était compris avant 1917, mais visait au rattrapage de l'Occident par un pays arriéré. Tout Staline peut être résumé par ces phrases de Isaac Deutscher (qui ne l'aimait pas) : « il a trouvé la Russie qui travaillait la terre avec des charrues de bois et il la laisse propriétaire de la pile atomique... Un pareil résultat n'aurait pas pu être obtenu sans une vaste révolution culturelle au cours de laquelle on a envoyé tout un pays à l'école pour lui donner une instruction étendue ». (cité par Losurdo, p.12). Deutscher aurait pu ajouter que tout cela s'est fait dans un climat d'hostilité internationale et de sabotage inouï et a été accompagné par la mise sur pied d'une puissante armée qui a vaincu pratiquement seule le fascisme. Bien sûr, ce fut le résultat d'une dictature féroce ; comment a-t-on pu imaginer que cela soit réalisé autrement ? Et comment a-t-on pu jamais imaginer que tout cela fut accompli par le fou sanguinaire, stupide et inculte décrit par la « légende noire » ?
Quelles conclusions politiques tirer du livre de Losurdo ? Bertrand Russell remarquait, déjà en 1920, que « Les bolcheviks se donnent pour être les alliés du socialisme occidental avancé, et, à ce point de vue, ils prêtent le flanc à de sérieuses critiques....Mais comme gouvernement national, une fois dépouillés de leur camouflage et en les considérant comme les successeurs de Pierre-le-Grand, ils accomplissent une tâche nécessaire, quoique ingrate. » L'erreur fondamentale des communistes occidentaux a été de s'être laissé berner par le « camouflage », et d'avoir perverti ainsi l'idée même du socialisme, en l'identifiant à cette œuvre de « successeurs de Pierre le Grand ». Ce faisant, ils ont inauguré une tradition, qui se poursuit aujourd'hui, de méfiance à gauche envers les libertés démocratiques (entre autres, la liberté d'expression), perçues comme « bourgeoises », vu qu'elles avaient été supprimées en URSS, alors qu'avant 1917, les socialistes, toutes tendances confondues, réformistes comme révolutionnaires, avaient défendu ces libertés.
Mais ce que la gauche occidentale « radicale » est devenue, avec la déstalinisation et surtout après mai 68, un mélange de subjectivisme et d'utopisme est, à bien des égards, pire que ce qu'étaient les PC occidentaux à l'époque « stalinienne ». Cette gauche a progressivement admis l'idée que la fin de l'URSS signifiait la fin du socialisme (ce qui revenait à perpétuer sous forme inversée l'erreur fondamentale des staliniens) et a renoncé à tout projet radical de transformation socio-économique. Ce faisant, elle a abandonné peu à peu la majorité du peuple, en se concentrant exclusivement sur les « exclus » : minorités sexuelles, sans papiers, personnes issues de l'immigration. Le discours tenu envers la majorité n'a plus été un discours tourné vers l'avenir (« construire le socialisme ») mais vers le passé, et ne cherche pas à rassembler mais à culpabiliser : sur l'holocauste, le colonialisme, le racisme, l'empreinte écologique ou, pour ce qui concerne les rares défenseurs de la gauche classique, à les culpabiliser sur le stalinisme. Les mythes européistes ou alter-européistes, justifiés eux-mêmes par la culpabilisation anti-nationaliste, ont éliminé toute réflexion politique réelle et nous enferment dans une régression sociale sans fin. L'internationalisme « prolétarien » a été remplacé par le « droit d'ingérence humanitaire ». Le contrôle du discours, au nom de l'antiracisme et de l'antifascisme, est encore plus totalitaire qu'avant : pour la gauche actuelle, il est bien plus grave de prononcer une phrase raciste que de privatiser une banque publique.
Malgré tous leurs défauts, les communistes occidentaux « staliniens » se battaient pour des causes généralement justes : la lutte contre le fascisme, les politiques de progrès social et la décolonisation. Aujourd'hui, la gauche occidentale est, avec sa rhétorique grandiloquente sur les droits de l'homme, sans projet, sans avenir et totalement en marge de l'histoire réelle.
Le livre de Losurdo permettra peut-être aux communistes, en se réappropriant une vision réaliste de leur histoire, de commencer à se réinventer un avenir.
Jean Bricmont
Réveil Communiste :
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