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Réveil Communiste

"Stalin's wars, from world war to cold war" de Geoffrey Roberts, note de lecture d'Annie Lacroix-Riz (2/2)

16 Août 2010 , Rédigé par Réveil Communiste Publié dans #Front historique

.../... le début : "Stalin's wars, from world war to cold war" de Geffrey Roberts, note de lecture d'Annie Lacroix-Riz (1/2)

 

Sur les périls mortels que fit précocement courir à la survie de l’URSS la vieille association – héritée de 1918 ‑ entre le vainqueur économique américain de la guerre et le vaincu allemand du front de l'Est (en 1918, de l’Ouest), la description de l’avenir par Armand Bérard, en février 1952, sonne comme une prédiction de Cassandre. Le diplomate français révèle ainsi ce que les décideurs de « Occident » pensaient réellement, en pleine Guerre froide, du rapport de forces au sein de ce trio. Le propos, sincère (et inquiet, non des intentions soviétiques, mais des effets de la puissance germano-américaine), s’inscrit en faux contre les contes à dormir debout que ces décideurs bien informés diffusaient, France incluse, avec un entrain débridé depuis le discours au Congrès de Truman et la conférence de Moscou (mars-avril 1947) à leur « opinion publique » .

« La contre-offensive antisoviétique que commencent à déclencher les Américains […] éveille chez les Allemands l'espoir que la défaite de 1945 n'a été qu'un épisode dans un plus long conflit, qu’aucun traité ne le sanctionnera et que le règlement européen prendra pour base non pas la situation de 1945, mais celle qui résultera de cette contre-offensive. Dès maintenant leurs diplomates […] et leurs experts militaires manœuvrent pour qu'au moment de ce règlement l'Allemagne se trouve dans la position la plus favorable et tire le maximum d'avantages d'une paix où, pour la première fois, depuis 40 ans, elle prendra place aux côtés des vainqueurs. Ils pensent que des mérites qu'elle se sera acquis dépendra, dans une large mesure, la solution de la question autrichienne et celle des problèmes territoriaux en Europe Centrale et Orientale. Avec l'absence de mesure qui souvent la caractérise, l'Allemagne se précipitera avec ardeur dans la voie indiquée par l'Amérique, si elle acquiert la conviction que la plus grande force est de ce coté et se montrera même plus américaine que les États-Unis ».

La réorganisation territoriale commencerait par la « revendication allemande », désormais tapageuse, du « rétablissement de l'Allemagne dans ses frontières de 1937. […] Adoptant les thèses américaines, les collaborateurs du Chancelier [Adenauer] considèrent en général que le jour où l'Amérique sera en mesure de mettre en ligne une force supérieure, l'URSS se prêtera à un règlement dans lequel elle abandonnera les territoires d'Europe Centrale et Orientale qu'elle domine actuellement. » Cet avertissement, prophétique à la lumière des bouleversements du statu quo de 1945 intervenus au tournant des années 1980, atteste, comme le reste de la correspondance diplomatique occidentale, que les craintes de Staline sur les conséquences à moyen terme de la puissance conjuguée des États-Unis et du Reich déployée contre la « forteresse assiégée » soviétique relevaient de l’appréciation réaliste, non de la fantasmagorie.

Roberts n’en décrit pas moins un Staline très « dédiabolisé », presque trop aimable avec ceux qui bafouèrent quotidiennement l’URSS victorieuse mais impuissante et violèrent les accords conclus avec elle en 1944-45, encore en temps de guerre. Il lui prête un optimisme quasi naïf, dans les premiers mois de l’après-guerre, sur la capacité du « camp démocratique » à arracher à l’impérialisme quelques avancées notables, tant dans la sphère d'influence soviétique que dans l’américaine. L’interprétation est peut-être erronée (tout le reste de l’ouvrage tend à exclure la naïveté de Staline), mais elle a le mérite de contraster avec la dénonciation des noirs desseins dont nous abreuve en France la fureur fureto-courtoisienne qui n’épargne désormais aucune génération : arme de choix, les manuels scolaires y sont depuis une bonne vingtaine d’années périodiquement remaniés dans un sens de plus en plus violemment antisoviétique . Roberts décrit un Staline respectant scrupuleusement les compromis de 1944 sur la définition des sphères d'influence tandis que, à son grand dam, les enrichis de la guerre ne cessaient de lui disputer la « zone de sécurité » enfin acquise au prix de tant de souffrances et de sacrifices soviétiques.

Une audace indigna particulièrement le leader soviétique dans le deux poids, deux mesures « occidental », le traitement des cas respectifs de la Grèce et de la Pologne : Staline invoqua ‑ aussi régulièrement que vainement ‑ le contraste entre le désintéressement soviétique, qu’il avait promis à Moscou à Churchill en octobre 1944, dans le dossier grec (la Grèce étant incluse en « zone britannique »), et la contestation permanente par les Anglo-Américains du droit que les Soviétiques estimaient avoir entre juin 1941 et mai 1945 gagné, pour un certain temps, à ne plus vivre avec à leur frontière occidentale des dirigeants polonais assez hostiles pour ouvrir avec zèle la route de la Russie à tout envahisseur, y compris au prix de la liquidation territoriale de leur propre pays. Le lecteur trouvera dans les réalités d’aujourd'hui de l’Europe orientale utile réflexion sur l’espoir, longuement décrit, de Staline (et son échec consacré par les dernières décennies) de réaliser une solide union des peuples slaves contre un Reich que, bien avant la fin de la guerre, il savait promis à une reconstitution-éclair par la politique des États-Unis. En lisant les paragraphes consacrés à l’épouvantable sort du peuple grec qui, après avoir si vaillamment résisté à l’occupant allemand, fut livré à la répression féroce des Anglais puis des Américains – successivement affairés à remettre en selle les complices grecs des occupants allemands ‑, on est tenté de regretter que le respect soviétique du compromis ait été si rigoureux. Mais le reste des chapitres sur l’ère de Guerre froide montre que l’URSS n’avait guère le choix, le rapport de forces général établi en mai 1945 excluant d'emblée que l’Armée rouge pût porter secours aux Grecs assaillis.

Sur la scission de 1949 avec Tito, Roberts insiste sur la condamnation de l’hérétique yougoslave indocile – par opposition au fidèle entre tous, le Bulgare Dimitrov – devant le veto de Staline contre une fédération balkanique que ce dernier jugeait de nature à intensifier les « efforts [occidentaux] de consolidation d’un bloc antisoviétique ». Les archives occidentales apportent là encore un autre éclairage, non idéologique, établissant la responsabilité du leader yougoslave dans la rupture et ses motivations financières : la quête éperdue de crédits américains par Tito eut pour contrepartie une tutelle précoce (bien avant « la chute du Mur ») exercée sur la ligne intérieure et extérieure de son pays par les États-Unis et de l’Allemagne occidentale. Ces deux puissances tutélaires furent quotidiennement secondées par le Vatican, dont la haine antiserbe n’avait jamais faibli depuis la naissance de la Serbie et qui ne cessa pas un jour de servir contre elle avant, pendant (et après) l’ère de l’unité territoriale yougoslave les intérêts de ses ennemis (empire austro-hongrois, puis Reich, puis association entre États-Unis et héritier ouest-allemand du Reich, association qui maintint cependant le second dans le statut de favori).

Ce fut Tito qui neutralisa son propre combat, indéniable, contre le Vatican, en laissant de fait à la « clique Spellman-Stepinac » la liberté, pour cause de prêts en dollars, d’agir contre la Yougoslavie dans ses frontières et au-dehors au service de l’alliance germano-américano-oustachie. « Il y a, dans la question catholique yougoslave, assez de force explosive pour désagréger un jour l'empire slave que Tito a recueilli de la succession des Karageorges », et le PC yougoslave « sent parfaitement ce danger », avait en juin 1947 rapporté G. Heuman, consul de France à Ljubljana . La rupture officielle pour « indépendance » à l'égard de Staline entretint la réputation d’un Tito souverain en masquant la dépendance financière envers les États-Unis dans laquelle ce dernier avait engagé la Yougoslavie. Staline tenta certes avec autorité ou autoritarisme de combattre cette orientation. Mais, outre qu’on puisse douter que la douceur ait été en mesure de lutter contre l’attirance de Tito pour la carotte dollar, Staline, si cassant qu’il se montrât, ne fut pas l’initiateur réel de cette première rupture ‑ économique et de politique extérieure ‑ précocement intervenue dans la sphère d'influence soviétique. C’est à Tito que revint la responsabilité de gérer l’antagonisme entre la dépendance « atlantique » et le maintien des frontières yougoslaves ‑ là où ses prédécesseurs monarchiques avaient dû gérer l’antagonisme entre un Reich rendu à la puissance et la survie de l’État yougoslave. Quoiqu'il en soit, l’explication « idéologique » ‑ Staline aurait visé une tutelle soviétique absolue sur la sphère d'influence soviétique – pèche autant que celle, fort courante, qui consiste, à propos de la guerre d'Espagne, à attribuer l’échec des Républicains à leurs querelles internes . Roberts se rapproche d'ailleurs de la réalité des enjeux en liant le conflit soviéto-yougoslave à l’appréciation par Staline « de la situation internationale toujours plus dangereuse et complexe créée par la Guerre froide ».

Sur l’histoire intérieure de l’URSS après-guerre Roberts oscille entre éloignement net de l’image dominante et rapprochement ‑ la hargne en moins, ce qui n'est pas rien. Il a tendance à imputer les rigueurs politiques de l’après-guerre et « la campagne contre l’Occident » à des tendances « ultra-patriotiques et nationalistes » nées de l’excessif orgueil (hubris) de Staline quant à « la place que la victoire aurait dû accorder à l’URSS dans le monde d’après-guerre. » Mais il ne renonce pas à liquider, comme pour la période antérieure, quelques préceptes de « la guerre de Staline contre son peuple » ‑ cheval de bataille de Nicolas Werth ‑ dans son analyse et son chiffrage de la répression contre les civils et les prisonniers de guerre soviétiques conduite après examen du cas de tous les ressortissants soviétiques ayant été en contact, de quelque type que ce soit, avec l’ennemi allemand.

Le lecteur francophone comparera avec profit la présentation du dossier par Roberts à celle de Nicolas Werth. Ce dernier a consacré dans les nombreux manuels d’histoire contemporaine des concours de recrutement des professeurs d’histoire français (entre 2003 et 2005) auxquels il a participé beaucoup plus de place et d’indignation à l’examen biaisé du sort réservé par l’URSS à ses civils et à ses prisonniers de guerre revenus des camps allemands – traitement qualifié de « “sale guerre” d’une extraordinaire violence » ‑ qu’à la liquidation par la Wehrmacht d’un pourcentage situé entre les 2/3 et les 3/4 des prisonniers de guerre soviétiques tombés (entre 1941 et 1943 surtout) en mains allemandes : aux deux questions le soviétologue français a consacré respectivement plus de trois pages et deux lignes.

La répression qui frappa les Soviétiques revenus dans leur pays après mai 1945 résulta, expose à l’inverse Roberts, d’enquêtes limitées à un double souci, qu’il est permis de juger légitime au terme d’une guerre si coûteuse, plus légitime encore vu les intentions américaines : débusquer « les traîtres et les espions » et s’assurer que les prisonniers de guerre ne s’étaient pas rendus trop facilement aux Allemands, les critères demeurant beaucoup plus sévères pour les officiers supérieurs que pour les soldats. Le chiffrage cité exclut à lui seul la thèse des atrocités soviétiques infligées à des innocents pour fautes imaginaires qui n’auraient, selon Nicolas Werth, germé que dans le cerveau malade des chefs des « “détachements d’extermination” du NKVD » engagés par Staline dans une persécution aveugle de l’Ukraine occidentale (la Galicie orientale anciennement polonaise) ou des Pays Baltes martyrs où « la guerre n’a pas pris fin le 9 mai 1945 » . Relevons d'ailleurs que c’est dans le même chiffrage que celui repris par Roberts que Werth a puisé l’interprétation conforme à son postulat de « la guerre de Staline contre son peuple » : sur 4 millions de personnes (2,66 de civils, un peu plus d’1,5 million d’anciens soldats survivants des massacres allemands), moins de 273 000 furent transférés au NKVD « pour crime ou délit ». Ces sanctions, graduées donc selon les fautes, ne châtiaient pas des griefs forgés pour les besoins de la cause par les bolcheviques, mais des actes bien établis, commis pendant, voire après l’occupation allemande : 1° la collaboration avec l’occupant : « un million de citoyens soviétiques avaient servi les forces armées de l’Axe pendant la guerre, dont la moitié en fonction militaire, le reste comme auxiliaires civils »; 2° la participation, dès la libération des territoires concernés par l’Armée rouge, à l’inexpiable guérilla menée par les éléments antisoviétiques dans les marches occidentales, payée de plusieurs nouvelles dizaines de milliers de morts soviétiques (question évoquée plus loin).

Sur ce point aussi, le travail de Roberts tranche sur la complaisance inouïe de l’historiographie française à l'égard de la collaboration polono-ukrainienne et balte aux pires atrocités, notamment antisémites, de la guerre d’extermination menée par l’Allemagne contre l’URSS (Slaves et juifs mêlés). Par antisoviétisme, la soviétologie française en est arrivée à nier la contribution active d’une fraction des ressortissants soviétiques à « la destruction des juifs d’Europe ». Elle a désormais définitivement opté pour l’équation : Balte ou Ukrainien criminel de guerre – catégorie jugée précieuse par les États-Unis en Guerre froide contre l’URSS et systématiquement recyclée à divers usages ‑ égale héros victime de l’abominable Staline. Se prêtant à une manipulation scientifique, elle assume en outre, surtout à l’heure où le fascisme relève la tête et exalte en Europe orientale les bourreaux vernaculaires de 1941-1945, une lourde responsabilité politique et civique.

Moins solidement documentés sont les trois dossiers de « l’affaire de Leningrad », du « comité juif antifasciste » et du « complot des médecins ». Roberts fournit des éléments documentés contestant le grief d’antisémitisme stalinien universel sous nos climats et, chiffres à l'appui, il réduit considérablement, par rapport à nos usages, l’ampleur de la répression politique conduite sur fond de Guerre froide exacerbée. Mais il n’examine pas sur la base des archives originales l’éventuelle pertinence des accusations portées contre les accusés divers, « sionistes » ou pas, tentés après-guerre par un appui politique sur et par les États-Unis. Or, les archives occidentales (je puis en témoigner personnellement) et soviétiques et les travaux qui en sont issus mettent sérieusement en cause la thèse selon laquelle la répression conduite à partir de 1948 aurait été le fruit essentiel ou exclusif soit de la « croyance [de Staline] dans les conspirations criminelles » soit de sa « paranoïa politique ». Roberts a d'ailleurs tenu compte de ces apports contradictoires avec la thèse des bases « idéologiques » de la répression en livrant le bilan chiffré de la guérilla, soutenue par l’étranger, dans les marches occidentales de l’URSS : « 35 000 cadres militaires et du parti en Galicie orientale tués entre 1945 et 1951; 100 000 ressortissants des Pays Baltes » affairés à « empêcher la restauration du pouvoir communiste » – estimation empruntée à des études anglo-saxonnes et à des archives soviétiques récemment publiées (entre 2001 et 2006) .

Il faudra dans l'avenir étudier sérieusement dans quelle mesure le masque de la protection des juifs soviétiques a, en URSS même et hors d’URSS, offert aux États-Unis un levier considérable et permanent contre l’État soviétique. Et comment ce tapage de plusieurs décennies, sous Staline et au-delà, a fait oublier aux populations efficacement mobilisées, ici et là, contre les féroces dirigeants de l’URSS que 1° ces juifs n’étaient pas si différents, somme toute, de ceux contre lesquels Washington avait durci ses lois des quotas anti-immigration dans les années trente des persécutions fascistes en Europe non soviétique; 2° Washington violait aussi ses lois de quotas d’après-guerre pour faire entrer librement en territoire américain, en tant qu’auxiliaires du « roll back », les criminels de guerre de l’Europe orientale qui avaient, entre 1939 (ou 1941) et 1945, massacré tant de juifs d’Europe . On peut donc reprocher à l’étude des années de Guerre froide des carences qu’a presque toujours évitées jusqu'alors l’ouvrage et qui proviennent de la non-confrontation systématique de l’analyse soviétique et de la réalité de la politique américaine – démarche qui seule permet de se prononcer sur la question de l’éventuelle « paranoïa » de Staline ou de conclure à sa lucidité. D'autant plus que, dans la tactique américaine de guérilla contre l’URSS, la dénonciation, à propos d’accusations parfaitement fondées, de la paranoïa soviétique fut érigée en système.

La tradition en était née du temps des complots anglais, français, puis allemands contre l’URSS de l’entre-deux-guerres. De ces opérations répétées, passant par le financement de tout élément antisoviétique jugé intéressant, le record fut peut-être détenu dans l’entre-deux-guerres par le grand nazi britannique Sir Henry Deterding, champion toutes catégories de l’anticommunisme pétrolier : aucune agitation en terre caucasienne ‑ « Tchétchénie », aujourd'hui si notoire, incluse ‑, où sa compagnie, la Royal Dutch Shell, avait à la fâcheuse ère soviétique perdu ses avoirs pétroliers, ne se produisit jusqu'à sa mort (le 4 février 1939 à Berlin, où il s’était installé en 1936) sans qu’il eût loué les services de ses animateurs; il accompagna aussi les Allemands dans tous leurs plans russes, Ukraine comprise, etc. L’impérialisme allemand à l’ère nazie avait constitué en matière de fieffé mensonge ou de religion du démenti formel de son terrorisme d’État quotidien une sorte de modèle achevé. La victime tchécoslovaque constitua à cet égard un cas de figure, au point que l’intoxication allemande antérieure à son dépeçage trouve encore écho chez certains historiens : ils croient par exemple que la mobilisation des 20-21 mai 1938 fut une « provocation inutile [de Prague] contre l’Allemagne » .

Les impérialismes concurrents, ceux des pays « démocratiques » n’eurent pas grand chose à envier au Reich de l’entre-deux-guerres en quête d’expansion. Washington fit merveille aussi dans la tactique consistant à ridiculiser un adversaire qu’il s’efforçait par tous les moyens d’affaiblir et d’écraser, à lui imputer les manœuvres et méfaits divers mis en œuvre contre lui et à gloser sur son effondrement assuré pour motifs purement internes : l’inépuisable littérature américaine sur les services secrets en fait foi . Cette ligne privant l’assailli des soutiens que lui aurait peut-être valus la notoriété de pareilles pratiques et mettant les sceptiques et les rieurs du côté de l’agresseur a été si étudiée que l’ampleur de l’entreprise découragerait presque de citer des références. On en trouvera écho dans tous les travaux qui suivent, tels ceux d’Arnold Offner et de Christopher Simpson, déjà cités, de Walter L. Hixson , d’Eric Thomas Chester , de Thomas G. Paterson ‑ qui a étudié les méthodes terroristes américaines contre les Soviets avant de passer à leur application au cas cubain (en tous points semblable) ‑ et de mille autres. Certes, Roberts présente une bibliographie imposante, mais la référence à ce genre d’ouvrages, puisés aux sources occidentales, aurait convaincu son lecteur que les frayeurs obsidionales soviétiques avaient des fondements objectifs de béton. Ce qui eût entièrement changé la présentation de cette « guerre de Staline » dont ni ce dernier ni l’URSS après sa mort ne sortirent victorieux.

L’idée de l’aggravation de la lutte internationale des classes (et de ses profonds effets internes) tant qu’existaient hors de l’URSS et de sa sphère d'influence des impérialismes puissants, nettement plus puissants que « le camp socialiste » des nations les plus éprouvées par la guerre récente (et pour la plupart, fort arriérées naguère), n’était pas une figure de rhétorique. Les analyses du Jdanov de 1947 sur « le camp impérialiste » n’étaient pas moins fondées que sa dénonciation, en juin 1939, d’un consensus de l’« Occident » ‑ « démocratique » et fasciste – en vue de la liquidation des Soviets . Staline et les siens avaient eu matière à alarme bien avant l’émergence publique du Pacte atlantique (avril 1949) qui visait, non seulement le contrôle définitif, économique et politique, de l’ensemble de la sphère d'influence américaine de 1945, via l’installation définitive de bases aéronavales dans les « stepping stone countries », mais aussi l’encerclement de l’URSS et de sa sphère d'influence. Washington avait en effet préparé ledit encerclement et le recours au « potentiel militaire que représent[ai]ent en Allemagne de nombreuses générations bien aguerries » contre les « armées russes » ‑ formule de Bonnet en mars 1949 bien avant que réarmement allemand ne prît un caractère public ou officiel : ses origines américaines remontaient aux années de guerre mêmes et les étapes de sa réalisation, sous la houlette des États-Unis, au jour même de la capitulation sans condition . L’assaut fut programmé bien avant la guerre de Corée, qui ne « commença [pas] par une invasion nord-coréenne de la Corée du Sud en juin 1950 » ‑ formule reprise à la vulgate occidentale, que le grand journaliste-historien I.F. Stone avait démentie précocement ; mais qui, surtout, permit enfin à Washington de mettre en œuvre la résolution NSC-68 d’avril 1950 requérant un développement considérable des dépenses militaires, seul susceptible de résoudre la crise américaine de surproduction en cours depuis deux ans .

Le descriptif de ce qui ne fut qu’une réplique de l’URSS à l’immixtion américaine tous azimuts dans ses affaires intérieures et extérieures, nécessitait des précisions au moins bibliographiques sur les capacités réelles d’intervention de Washington dans la sphère d'influence soviétique et en URSS avant même la fin de la guerre – intervention directe ou via les auxiliaires, tel le Vatican, partenaire décisif et irremplaçable dans cette partie de l’Europe au moins autant que dans la sphère d'influence américaine. Des décennies de recherche m’ont convaincue qu’il n'y a pas eu plus de paranoïa soviétique après qu’avant mai 1945, mars 1946 (le discours de Churchill à Fulton) ou mars 1947 (celui de Truman au Congrès), et que l’URSS abattue par quatre ans de destructions est demeurée après la capitulation allemande une « forteresse assiégée ». C’est Washington qui menait désormais contre le premier pays ayant décidé l’abolition de la propriété privée des moyens de production et d’échange la coalition que Londres (et Paris) avai(en)t dirigée dans les années 1920, puis à son tour le Reich dans les années trente et celles de la guerre. Roberts le suggère d'ailleurs en lui-même en montrant que Staline passa d’un optimisme raisonné, entre la fin de la guerre et les mois qui la suivirent, à un pessimisme marqué sur les relations avec l’Occident dirigé désormais par les Américains : pourquoi donc son « hubris » aurait-il cédé entre 1944 et l’été 1945 de Potsdam?

Il n'en reste pas moins que, sur le Staline (et l’URSS) des années 1939-1953, je n’ai pas souvenir d’avoir lu de travail universitaire aussi honnête, sérieux et indifférent au qu’en dira-t-on (c'est à dire à l’historiographie occidentale dominante) depuis que j’ai fait de l’histoire des relations internationales mon métier – et particulièrement depuis la généralisation à l’ensemble de l’Europe, au cours des années 1980, de la chape de plomb réactionnaire. De même que je n’ai sur la décennie antérieure rien lu de plus honnête et sérieux que les travaux de Michael Carley qui ont débouché sur l’ouvrage 1939, auquel j’ai proclamé toute ma dette dans Le choix de la défaite. Bref, Roberts s’est livré à un bel exercice de courage intellectuel en résistant à la marée antisoviétique qui a recouvert le champ de la « soviétologie » internationale (et submergé la française). Il nous porte à mille lieues des imprécations non documentées de l’historiographie qui règne chez nous depuis le milieu des années 1990. Il aura notablement contribué à donner satisfaction posthume à la revendication d’histoire honnête d’Alexander Werth qui ‑ à la différence de son fils Nicolas, porté toujours plus loin au fil des décennies vers la diabolisation de Staline et vers l’indulgence à l'égard de tout label antisoviétique ‑ aima l’URSS de la « Grande Guerre patriotique » et estima grandement son leader « aux nerfs d’acier » (formule empruntée au maréchal Joukov). À lire les 468 pages consacrées au chef politique et militaire qui avait montré depuis son accession au pouvoir suprême un dévouement total au système socialiste et à la « patrie soviétique », on a la conviction que le peuple soviétique, en le pleurant en mars 1953, démontra non son hébétude, mais son intelligence politique, et lui manifesta une gratitude légitime.

Un éditeur français s’honorerait en décidant de faire traduire et de publier le livre de Roberts.

Sur cette phase de l’intoxication efficace jusqu'à la mort de l’URSS, Lacroix-Riz, « 1947-1948. Du Kominform au “coup de Prague”, l'Occident eut-il peur des Soviets et du communisme? », n° 324, août-septembre 1989, Historiens et Géographes, p. 219-243.

Tél. Bérard n° 1450-1467, réservé, Bonn, 19 février 1952, Europe 1949-1955, vol. 22, CED, janvier-avril 1952, MAE ; la citation complète montre les angoisses que ces perspectives éveillaient chez ce haut fonctionnaire spécialiste de l’Allemagne, Lacroix-Riz, « La France face à la puissance militaire ouest-allemande à l'époque du Plan Pleven (1950-1954) », Cahiers d'histoire de l'institut de recherches marxistes (chirm), n° 45, 1991, p. 95-143.

Analyse des débuts du phénomène par l’historienne américaine Diana Pinto, après lecture des manuels français d’histoire du secondaire de la cuvée 1983, « L'Amérique dans les livres d'histoire et de géographie des classes terminales françaises », Historiens et Géographes, n° 303, mars 1985, p. 611-620 ; sur la suite, Lacroix-Riz, L’histoire contemporaine sous influence, Pantin, Le temps des cerises, 2004.

Dépêche 75, Ljubljana, 25 juin 1947, Europe Yougoslavie 1944-1960, vol. 35, Questions religieuses, relations avec Saint-Siège octobre 1946- juin 1947, archives du ministère des Affaires étrangères (MAE), et sur la question serbe depuis l’avant 1914, Lacroix-Riz, Vatican, chap. 1, et passim.

Le lecteur curieux sera fixé en lisant les archives allemandes publiées, Documents on German Foreign Policy, Series D (1937-1945), vol. III, Germany and the Spanish Civil War, 1936-1939, USGO, Washington, 1950 (et Le choix, chapitre 7).

Nicolas Werth, « La société russe en guerre », in Omer Bartov et al., Les sociétés en guerre 1911-1946, Paris, Armand Colin, p. 144-148 ; citations, p. 144-145 (je renonce à la liste de ses autres contributions, identiques, à la préparation de ce concours).

Tom Bower, Blind eye to murder. Britain, America and the purging of Nazi Germany, a pledge betrayed, London, André Deutsch, 1981 ; Christopher Simpson, Blowback. America’s recruitment of Nazis and its effects on the Cold War, New York, Weidenfeld & Nicolson, 1988. Voir l’obligeante et précoce (1944) contribution suédoise au recyclage américain des « réfugiés baltes en Suède », Lacroix-Riz, L'économie suédoise entre l'Est et l'Ouest 1944-1949: neutralité et embargo, de la guerre au Pacte Atlantique, L'Harmattan, 1991, p. 45 et 49.

Sur la complicité du Vatican à cette guerre soutenue par Washington de l’après-guerre allemande, Le Vatican, chapitres 10 et 11.

Juste pour éclairer ces allusions : David Wyman, L’abandon des juifs. Les Américains et la Solution finale,Paris, Flammarion, 1987 (édition américaine, 1984), Peter Novick, L’holocauste dans la vie américaine, Gallimard, Paris, 2001(édition américaine, 1999), et Christopher Simpson, Blowback, déjà cité.

Le choix de la défaite, index, Deterding, et sur l’épisode tchécoslovaque, p. 428 et n. 36, p. 617 (et passim).

Voir par exemple Burton Hersh, The old boys : The American Elite and the origins of the CIA, New York, Scribners, 1992

George F. Kennan: Cold War iconoclast, New York, Columbia University Press, 1989, et Parting the Curtain: Propaganda, Culture and the Cold War, 1945-1961, New York, St. Martin's Press, l997.

Covert network, Progressives, the International Rescue Committee and the CIA, Armonk, New York, M. E. Sharpe, 1995

Soviet-American Confrontation, Postwar Reconstruction and the Origins of the Cold War, The John Hopkins University Press, Baltimore, 1973; On every front: the making of the Cold War, New York, 1979; Meeting the communist threat, Truman to Reagan, New York, Oxford University Press, 1988.

« Fixation with Cuba: the Bay of Pigs, Missile Crises and covert war against Fidel Castro », in Paterson, dir., Kennedy’s quest for victory, American Foreign Policy, 1961-1963, Oxford University Press, 1989, Oxford University Press, 1989

Sur sa dénonciation des intentions malignes de Paris et Londres mitonnant un accord avec le Reich aux dépens de l’URSS qu’ils traitaient, tout en faisant mine de rechercher un accord avec elle, en « valet de ferme qui porterait tout le poids des engagements sur ses épaules », Lacroix-Riz, Le Choix, p. 493-494.

Tél. Bonnet n° 1212, Washington, 19 mars 1949, MAE, Z Europe Généralités 1944-1960, vol. 26, Pacte Atlantique, 10-31 mars 1949, archives du MAE.

Ajouter aux travaux de Michael Sherry, déjà cités,Preparation for the next war; The rise of American Air Power; In the shadow of war, Albert Resis, « Spheres of Influence in wartime Diplomacy », Journal of Modern History, vol. 53, septembre 1981, p. 417-439, et Lacroix-Riz, « Sécurité française et menace militaire allemande avant la conclusion des alliances occidentales: les déchirements du choix entre Moscou et Washington (1945-1947) », relations internationales, n° 51, automne 1987, p. 289-312; «Vers le Plan Schuman: les jalons décisifs de l'acceptation française du réarmement allemand (1947-1950)», guerres mondiales et conflits contemporains, 1989 (« I. De la reconstruction prioritaire au réarmement», n° 155, juillet 1989, p. 25-41); « II. Paris et le projet américain de réarmement de l'État allemand », n° 156, octobre 1989, p. 73-87 ; « La France face à la menace militaire allemande au début de l'ère atlantique: une alliance militaire redoutée, fondée sur le réarmement allemand (1947-1950) », Francia, vol. 16, cahier n° 3, mai 1990, p. 49-71.

Citation de Roberts, p. 364: sur les réalités de la guerre de Corée, Stone I.F., The hidden history of the Corean War, New York, Monthly Review Press, 1971 (1e édition 1952), et, sur la base des archives désormais, Jon Halliday et Bruce Cumings, Korea : The Unknown War, Pantheon Books, New York, 1988; Bruce Cumings, The Origins of the Korean War, vol. I: Liberation and the Emergence of Separate Regimes, 1945-1947, vol. 2, The Roaring of the Cataract, 1947-1950, Princeton University Press, 1981 et 1990 (et pour en avoir une idée, en français: Bruce Cumings, « Mémoires de feu en Corée du Nord », Monde diplomatique, décembre 2004, p. 22-23).

Voir, outre les travaux « révisionnistes » déjà cités, Lacroix-Riz,  « La France », chirm, n° 45, 1991, p. 95-143 ; « La perception militaire de l'URSS par l'Occident au début des années cinquante: peur de l'Armée rouge ou "ogre soviétique"? », chirm, n° 46, 1991, p. 19-61.

 

 

 

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