"Stalin's wars, from world war to cold war" de Geoffrey Roberts, note de lecture d'Annie Lacroix-Riz (1/2)
« Geoffrey Roberts, Stalin’s Wars: From World War to Cold War, 1939-1953 : un événement éditorial »
Le texte est conforme à l’original de 2006, seules les notes ont été mises à jour, au 10 juillet 2010;
« Geoffrey Roberts, Stalin’s Wars: From World War to Cold War, 1939-1953 : un événement éditorial »
Stalin’s Wars: From World War to Cold War, 1939-1953, New Haven & London, Yale University Press, 2006, Diffusion sur le site www.historiographie.info
Il convient de signaler l’importance considérable du dernier ouvrage de Geoffrey Roberts, dont les travaux, qui ont d'abord porté sur la période précédant la « Grande Guerre patriotique » , tranchent depuis près de vingt ans avec l’effroyable portrait de Staline dressé par l’historiographie française en l’ère Courtois-Furet-Nicolas Werth du Livre Noir du communisme et popularisé par la grande presse . L’historien britannique décrit les trois phases de la période 1939-1953 sur la base des archives soviétiques, qu’il croise systématiquement avec les témoignages politiques et militaires a posteriori. Je n’ai guère, sur la première partie (1939-22 juin 1941), qu’une réserve notable à émettre. L’auteur, dans sa mise au point sur les années antérieures à la signature du pacte germano-soviétique, a suivi la tendance à laquelle avait cédé Jonathan Haslam avant lui, consistant à ne pas étudier les circonstances réelles de la répression conduite contre le haut état-major de l’Armée rouge à partir de mai-juin 1937 . Il soutient la thèse des « motivations siégeant au royaume de l’idéologie », optant d'ailleurs pour l’hypothèse de l’entière sincérité d’un Staline convaincu de la validité de la théorie du renforcement des luttes de classes en Union Soviétique. Il eût mieux valu vérifier par l’examen de sources strictement contemporaines de l’événement que cette affaire apparaissait alors claire, et qu’elle avait donc été progressivement enfouie dans les mensonges a posteriori (permettant telle réhabilitation hâtive) ou les ténèbres archivistiques de l’ère post-stalinienne.
Car Staline, en frappant impitoyablement la tête du secteur occidental de l’Armée rouge, ne fit que répliquer en 1937 à une enquête sérieuse de ses services de renseignements (d'ailleurs secondés par certains services étrangers, français notamment). Il ne se contenta pas, comme le croit Roberts, de se fier à une « vision apocalyptique du combat de classe entre communistes et capitalistes ». La haute trahison de Toukhatchevski et du noyau du haut état-major soviétique qui l’accompagna dans la tentative d’échange, discutée à Londres via le général Putna, attaché militaire soviétique, entre cession de l’Ukraine au Reich et renversement du pouvoir soviétique par la Wehrmacht visé par les conjurés, fut avérée : la correspondance occidentale, militaire et diplomatique, étirée sur plusieurs mois, revêt une diversité excluant toute erreur ou confusion. La négociation, conduite par Toukhatchevski et les siens avec quelques pairs de l’état-major de la Wehrmacht, eut bien lieu, à Londres surtout, via le général Putna, attaché militaire soviétique, sur la base suivante : renversement allemand du pouvoir soviétique requis par les conjurés intérieurs contre cession de l’Ukraine au Reich – sans parler de la satisfaction de ce dernier (et de nombre d’Occidentaux au silence complice et ravi, Anglais en tête) de se débarrasser enfin des Soviets.
Ces archives infirment formellement la thèse d’une Terreur irraisonnée dictée par des présomptions idéologiques de nature intérieure (ou extérieure) sincères mais infondées . L’affaire Toukhatchevski nous place au cœur de la problématique d’Arno Mayer d’une violence révolutionnaire défensive, intrinsèquement liée à la violence matériellement avérée de la contre-révolution ; elle nous éloigne de la thèse, aujourd'hui hégémonique en France, selon laquelle les révolutionnaires, depuis les débuts (français) de l’ère maudite des révolutions, auraient, en vue de justifier leur « système de pensée extrêmement violent », instrumentalisé l’ennemi contre-révolutionnaire sur une base largement, sinon exclusivement, fantasmagorique .
Sur la période stricte annoncée par le titre de l’ouvrage, Roberts a travaillé de façon approfondie. Il rappelle ce qui a nourri ses ouvrages antérieurs, les conditions qui avaient imposé la signature du pacte germano-soviétique. Lequel ne fut jamais une alliance mais une sage précaution, imposée par le comportement des deux alliés vainement recherchés depuis 1933 – Paris et Londres ‑, et prévue par eux depuis la même date au cas où cette alliance de revers ne serait pas conclue . Il étudie pas à pas l’évolution des rapports germano-soviétiques entre le 23 août 1939 et le 22 juin 1941, et notamment le lien entre les « gages » territoriaux saisis par l’URSS et l’avancée du Blitzkrieg allemand entre les triomphes en Pologne (entrée de l’Armée rouge en Galicie orientale) et à l’Ouest (en Bessarabie et Pays Baltes, après la débâcle française). Entre autres mesures défensives de protection du territoire en vue de la guerre germano-soviétique imminente, il inclut la « guerre d’hiver » contre la Finlande (décembre 1939-mars 1940), épisode qui occupe dans l’historiographie française actuelle à peu près le même rôle de propagande-repoussoir antisoviétique qu’à l'époque même de l’événement : l’atmosphère en a été récemment décrite, pour le cas français et anglais, par un excellent collègue et ami de Geoffrey Roberts, Michael Jabara Carley . L’épisode sembla devoir aboutir à la Sainte Alliance « occidentale » unissant toutes les puissances « démocratiques » et l’Axe Rome-Berlin contre les Soviets, vieil objectif dont les tentatives de réalisation avaient occupé tout l’entre-deux-guerres. L’aspect militaire en est ici minutieusement décrit, avec ses difficultés initiales terribles (militaires et politiques), la victoire amorcée au début de 1940, et les leçons que ce rude conflit administra pour la suite, préparée et attendue par Staline et les siens : l’attaque prochaine de l’Allemagne.
Sur la Grande Guerre patriotique, il n’existe actuellement rien de comparable en langue française à cette synthèse exceptionnelle d’une histoire militaire anglophone considérablement renouvelée depuis une dizaine d’années. Histoire dont, il faut le déplorer, aucun fragment, qu’on eût par exemple pu puiser à l’œuvre foisonnante de l’ancien militaire américain, devenu historien militaire, David M. Glantz ‑ référence très fréquente de Roberts ‑, n’a filtré en France. L’auteur procède à une réfutation argumentée de la représentation a posteriori serinée depuis les années soixante du Staline 1° abruti d’illusions sur son compère Hitler, naïf surpris par l’assaut allemand puis 2° accablé, terré dans son bunker moscovite, tenté par l’abandon et incapable de la moindre initiative pendant plusieurs semaines. La liquidation de ces légendes inoxydables lui offre l’occasion, renouvelée ensuite maintes fois, de montrer les carences de l’« histoire officielle » post-stalinienne. Cette dernière trouva en effet un fondement essentiel dans les témoignages mensongers et intéressés de certains des compagnons et/ou successeurs de Staline. Or, les témoins concernés, soit étaient dépourvus du courage politique nécessaire pour affronter les graves problèmes de l’après-mars 1953 (par opposition au fidèle, assurément, mais surtout honnête Molotov), soit avaient beaucoup à se faire pardonner – tel Khrouchtchev, qui préféra la stigmatisation (non contrôlable) des manquements allégués de Staline à la dure mission d’informer les Soviétiques sur son propre comportement militaire défectueux de l’été 1941 en Ukraine.
Le grand journaliste britannique Alexander Werth avait dès 1964 souligné les périls d’une réécriture de l’histoire soviétique systématiquement antistalinienne, et confronté des réalités politiques ou événements que, ayant passé les années de guerre en URSS, il connaissait personnellement, à des manipulations « khrouchtchéviennes » . Roberts a, sur la base, désormais, des archives et d’une confrontation permanente entre ces sources originales et les « témoignages » postérieurs à mars 1953, établi et réfuté des interprétations et descriptifs que leur seul caractère antistalinien avait depuis lors suffi à avérer.
Montrant la profonde popularité du régime et notamment le retentissement énorme du courage du chef du pays sur le moral et la combativité de sa population, il analyse avec une extrême précision la conduite de la guerre et les leçons tirées par Staline et les dirigeants militaires des erreurs et des carences des débuts. On est ici à mille lieues de l’historiographie dominante française, qui ne recule devant rien quand il s'agit d’accabler le communisme et les Soviets. Ainsi va-t-elle actuellement jusqu'à banaliser le caractère atroce de la guerre menée par le Reich en URSS, imputant au surplus à cette dernière la responsabilité, en dernière analyse, de l’immensité de ses pertes. Jean-Jacques Becker, spécialiste de la guerre de 1914-1918 – pas de la suivante, mais c’est sans importance, tomber à bras raccourcis contre l’URSS conférant en France compétence automatique sur le sujet ‑, a ainsi récemment tranché en des termes dont le ridicule le dispute à l’odieux : « mis à part qu’elle s’est déployée sur des espaces bien plus vastes, mis à part le coût extravagant des méthodes de combat surannées de l’armée soviétique, sur un plan strictement militaire, la seconde guerre a été plutôt moins violente que la première » .
Le spécialiste de l’URSS Roberts préfère étudier par le menu les origines historiques des « méthodes de combat » soviétiques, tel le passage de l’« offensive » ‑ tradition contemporaine de la fondation de l’Armée rouge pendant la guerre civile et étrangère de 1918-1920, enracinée par les succès bolcheviques d’alors ‑, à la « défensive » rendue impérative par la supériorité matérielle initiale de l’ennemi. Il n’inscrit pas l’extrême rigueur des mesures prises à l’été 1941 contre tout recul devant l’ennemi au passif de Staline et des siens. Il démontre que l’ampleur et la férocité de l’assaut allemand ôtèrent aux dirigeants soviétiques la liberté d’esquiver cette répression impitoyable contre « les lâches et les espions » – répression d'ailleurs brève et relativement limitée vu son efficacité, et surtout beaucoup plus sévère contre les officiers supérieurs que contre les soldats. Faute d’un tel « choix », l’URSS aurait connu la défaite quasi immédiate.
Même si le lecteur n'est pas d’ordinaire (c’est mon cas) transporté par ce qu’on appelle l’histoire militaire, il ne peut être que passionné par le descriptif de toutes les étapes d’une guerre de « Titans » conduite, du côté soviétique, dans la solitude. Car l’URSS dut vaincre l’assaillant en l’absence du « second front » vainement réclamé pendant si longtemps, grâce, donc, à ses seules forces économiques, politiques et militaires. Outre que les morts de la guerre menée contre la Wehrmacht furent quasi exclusivement soviétiques, la contribution économique américaine à cet effort, le Prêt-Bail, sans être nulle, fut extrêmement modeste. La quasi totalité n’en fut en outre acquise qu’après l’extraordinaire victoire de Stalingrad, c'est à dire quand Washington eut acquis la certitude définitive que l’Armée rouge triompherait des envahisseurs. Cet ouvrage apporte la démonstration catégorique, certes naguère universellement admise, mais oubliée chez nous depuis des lustres, que la victoire militaire contre la Wehrmacht fut, et fut seulement, une victoire soviétique.
Roberts expose également avec sérieux et méthode tous les aspects de la question polonaise, dont je ne retiendrai ici que deux, qui ont joué un rôle essentiel dans la diabolisation des Soviets depuis 1943-1944 : d'une part, le dossier de Katyn et, d'autre part, celui de la chronologie de la libération (tardive) de Varsovie par l’Armée rouge.
Il présente la décision du 5 mars 1940 d’exécuter les officiers supérieurs polonais (prisonniers de guerre depuis le 17 septembre 1939 dont Moscou avait vainement recherché l’adaptation au « nouvel ordre soviétique » en Galicie orientale) non comme une preuve de la barbarie stalinienne, mais comme une précaution à motivation militaire. Représentant 5% des effectifs polonais qui avaient été neutralisés après septembre 1939 puis largement libérés par l’Armée rouge entre cette date et novembre 1941 (400 000 prisonniers ou relégués polonais), 20 000 officiers et dirigeants politiques (soit un effectif supérieur à celui ordinairement présenté, pour les seules exécutions de Katyn) furent classés en russophobes incurables, prêts à tout contre les Soviets. Ils faisaient courir à l’URSS alors confrontée à la dure « guerre d’hiver » contre la Finlande un péril militaire jugé insupportable : elle redoutait l’extension en guerre générale de ce conflit dans lequel le Reich ‑ soutenu par la ligue unanime, de l’Axe aux « démocraties », des ennemis de l’État russe d’après novembre 1917 ‑ avait précipité son alliée finlandaise; elle voyait consécutivement dans ces russophobes acharnés des alliés potentiels notables pour les troupes allemandes qui bientôt franchiraient ses frontières occidentales.
Roberts ne le précise pas, mais la férocité des maux que la germanophilie et la russophobie du régime des colonels polonais, auxiliaires zélés du Reich depuis 1933-1934, avaient récemment contribué à infliger aux États slaves voisins – Tchécoslovaquie en tête – donnait très solide fondement aux soupçons et craintes soviétiques. L’URSS de Staline n’eut, il est vrai, pas le courage politique d’assumer cette décision, exécutée, rappelle Roberts, « non seulement à Katyn mais dans nombre d’autres endroits de la Russie, de la Biélorussie et de l’Ukraine ». On ne peut, pour des raisons tant scientifiques que politiques, que le regretter, comme l’a récemment fait Thomas Kenny dans sa recension de l’ouvrage de Roberts : « hélas, comme un ami sage me l’a écrit : “quel dommage que les Soviétiques n’aient pas eu le courage d’ouvrir leurs archives plus tôt”. Le débat serait clos de nos jours » . D'autant plus que le silence ou les dénégations visaient un dossier dont, à partir de 1943, se saisirent tous les ennemis de la Russie d’après novembre 1917 : le Reich, les Polonais de Londres, puis les « alliés » occidentaux, sans oublier le Vatican, auquel sa haine recuite contre la Pologne n’ôtait jamais la moindre capacité de nuire à la Russie, firent du dossier dit de « Katyn » un brûlot permanent, qui n’a de nos jours rien perdu de sa vigueur.
Que « le débat [soit] clos de nos jours » par l’éventuelle présentation au public des archives du dossier est cependant douteux, comme le prouve a contrario la question des conditions réelles de la prise tardive de Varsovie par l’Armée rouge. Car elles furent pour leur part connues pratiquement depuis l’été 1944, c'est à dire dès la survenue des faits. Roberts montre avec précision que l’Armée rouge ne put entrer dans Varsovie pour des raisons strictement militaires à l'origine : la puissance des regroupements alors opérés dans Varsovie et sa région par la Wehrmacht, chassée du territoire soviétique, excluait formellement, comme l’avait naguère montré Alexander Werth, la libération immédiate ou rapide de la capitale polonaise. Le gouvernement polonais de Londres, qui n’en ignorait rien, comme les alliés occidentaux, avait d’autres préoccupations. Sa virulence antirusse n’avait pas faibli d’un pouce depuis la débâcle immédiate infligée par la Wehrmacht à dater du 1er septembre 1939. Il lança donc à la résistance anticommuniste un ordre d’insurrection qu’il savait prématuré, provoquant l’indignation des Soviétiques placés devant le fait accompli de ces « aventuriers » politiques : il s'agissait uniquement pour ceux-ci d’éviter que l’Armée rouge ne jouât dans la libération de Varsovie un rôle décisif ‑ et qu’elle n’assurât à l’URSS l’influence décisive sur l'avenir politique de la Pologne qui en résulterait immanquablement.
Les alliés occidentaux ne venaient pour leur part d’ouvrir le « second front », à l’Ouest du continent européen, que parce que l’Armée rouge était sortie des frontières (de 1939-1940) du territoire soviétique, et s’apprêtait à repousser la Wehrmacht au-delà, c'est à dire à l’Ouest desdites frontières, dans le « cordon sanitaire » de l’entre-deux-guerres. Ils firent désormais, d'abord clandestinement ou discrètement, puis de plus en plus fort, de la question polonaise un abcès de fixation qu’ils ne cesseraient plus d’entretenir, en tant que de besoin. Cela les conduisit à flatter outrageusement les héritiers des « colonels » et des hobereaux qui s’étaient révélés depuis l’entre-deux-guerres aussi criminels pour leurs voisins que pour leur propre peuple, et à la fin de la guerre aussi irresponsables qu’avant et pendant .
Roberts cède parfois aux attraits de la thèse en vogue de « la cour politique » de Staline, « tsar rouge », thèse qu’il a empruntée à autrui et qui, on s’en doute, a trouvé quasi immédiate traduction française . Mais, de fait, il déboulonne surtout l’image du « tyran » décisionnaire unique : il montre au fil des chapitres un fonctionnement collégial de l’exécutif civil et militaire soviétique et la forte tendance de Staline à déléguer pouvoirs et attributions à ceux qui avaient démontré un dévouement sans bornes à la « patrie en danger » ‑ critère prioritaire de son jugement sur les individus de son entourage. Il balaie la thèse de la volonté d’expansion soviétique au profit de la démonstration sur les impératifs, objectifs et subjectifs, de la sécurité soviétique dans la perspective de l’après-guerre – ce qui, hors des manuels d’histoire français, est largement admis ‑ et l’était naguère par tous les historiens sérieux.
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Je serai plus longue sur la troisième partie, l’après-mai 1945 ou la Guerre froide, dernière des « guerres de Staline », qui n’occupe que trois chapitres sur douze mais qui prête davantage à débat. Notamment parce qu’elle ne répond pas assez nettement à la question de savoir à quel titre la Guerre froide fut une « guerre de Staline » : y eut-il manipulation de l’appréhension par le peuple soviétique de la guerre dans laquelle le « dictateur » aurait recherché des atouts intérieurs – cœur de la thèse de « l’instrumentalisation » stalinienne chère à l’historiographie dominante française ? Erreur d’appréciation de Staline sur la véritable stratégie d’après-guerre de ceux avec lesquels il avait depuis juin 1941 conclu la « Grande alliance »? Ou inversement, craintes anglo-américaines, si infondées soient-elles, de plans expansionnistes soviétiques? Guerre strictement imposée par le grand vainqueur (non militaire) de la Deuxième Guerre mondiale, celle-ci à peine finie, et subie par le grand vainqueur militaire quasi anéanti? Sur cette mise au point, que j’estime préalable à toute étude de la politique soviétique entre 1945 et 1953, les études « révisionnistes » anglo-saxonnes (adjectif, je le rappelle, synonyme de « radicales ») consacrées à la politique américaine vont plus loin que le présent ouvrage. Elles affirment catégoriquement, archives occidentales à l'appui, au contraire de ce que Roberts suggère, que :
1° Washington et Londres n’interprétèrent pas mal la politique soviétique et ne crurent aucunement à une volonté d’expansion là où il n'y avait que recherche de sécurité. Ils comprirent simplement à quel degré de faiblesse l’URSS épuisée par la guerre était parvenue et quel boulevard cette situation leur ouvrait – ou plus exactement ouvrait aux Américains, les Anglais jouant surtout les utilités idéologiques au service de leurs prêteurs et tuteurs. La réalité des rapports américano-soviétiques ou américano-anglo-soviétiques se situe fort loin de la thèse psychologisante de la « défiance » mutuelle ou de l’erreur d’appréciation.
2° Washington ne s’opposait pas aux réparations parce qu’elles auraient mis en danger « la restauration de l’économie européenne après la guerre » qui n’aurait pu se concevoir sans « reconstruction économique » préalable et prioritaire « de l’Allemagne ». Cet argument fut en effet officiellement seriné, mais il servit de simple masque aux objectifs américains réels, qui demeuraient antagoniques avec l’octroi de réparations aux vainqueurs militaires en 1945 pour les mêmes raisons qu’en 1919. Les motifs du veto étaient encore renforcés en 1945 par le fait que le principal vainqueur avait soustrait ses 22,4 millions de km2 à la propriété privée et à la libre circulation des capitaux ‑ ce qui n’était pas le cas des deux rivaux (et gros débiteurs) français et anglais de 1919. Un apport matériel conséquent de « réparations » aurait bénéficié à des nations rivales (en premier lieu à la France en 1919, en premier lieu à l’URSS en 1945 – sans parler de l’Angleterre et des autres) : il aurait amélioré leur position concurrentielle dans le commerce international et, plus largement, dans l’économie mondiale. Il aurait grandement nui au rendement maximal des capitaux que les Américains projetaient d’exporter comme naguère et dans les meilleurs délais dans le Reich, pays européen au capitalisme le plus puissant et le plus concentré. Ceci sans préjudice des projets d’exportation de ces mêmes capitaux dans tout le reste du Vieux Continent, alors même que, pour en interdire ou en menacer l’accès, la sphère d'influence soviétique venait désormais s’ajouter au territoire de l’Union lui-même agrandi par rapport à l’avant 17 septembre 1939.
3° Moscou n’exagéra pas davantage après 1945 qu’avant les menaces directes que l’impérialisme, désormais placé sous la houlette des États-Unis, faisait peser sur le système socialiste. Dimension militaire incluse : Washington prépara dès la guerre elle-même, comme l’ont montré les travaux de Michael Sherry , l’assaut sérieux et définitif non contre l’Allemagne mais contre l’URSS – enjeu décisif pour une économie américaine dont la guerre était au XXème siècle devenu un mode de gestion permanent de la surproduction chronique . Voilà un domaine qui démontre de façon particulièrement nette la faiblesse de la thèse d’une « défiance » mutuelle croissant au fil des étapes chronologiques de la Guerre froide .
Sur le problème des relations générales Est-Ouest (ou plutôt Washington-Londres-Moscou) dans l’immédiat après-guerre, Roberts, qui pour la première fois aborde dans un ouvrage cette période, cède donc plus que pour les années antérieures à l’idéologie dominante. Il se situe en retrait par rapport aux « révisionnistes » américains les plus radicaux en accordant crédit aux motivations officielles que les États-Unis donnèrent à leur politique d'emblée et systématiquement antisoviétique. Même trotskistes (donc peu suspects de sympathie pour Staline, sinon résolument hostiles), les « révisionnistes », comme Gabriel Kolko , ont démontré, depuis plusieurs décennies, qu’aucune ligne tactique ou stratégique de Staline n’aurait pu épargner à l’URSS la vindicte américaine. Rien n’aurait en effet dissuadé l’impérialisme américain, considérablement enrichi et renforcé par une guerre mondiale dont plus de la moitié des victimes étaient soviétiques, de renoncer à exploiter l’appauvrissement de l’URSS ravagée par cette guerre d’attrition pour parvenir à transformer la modeste « sphère d'influence » soviétique en « sphère d'influence » américaine – sans préjudice de la suite et fin visée, la frappe au cœur même des 22,4 millions de km2 soustraits à la libre circulation des capitaux américains.
À la fin des années 1990, Carolyn Eisenberg a démontré, après bien d’autres spécialistes – tel le pionnier de l’analyse des motivations réelles (économiques et strictement américaines) du veto de Washington contre les réparations, Bruce Kuklick , dont elle se réclame ‑, que sur la question allemande, l’URSS fut depuis le 8 mai 1945 en situation perdante. Son influence fut sur le sort de l’Allemagne, et en particulier du cœur industriel de son économie de guerre, la Ruhr, annulée par la mise à bas de ses armes. Depuis ce jour, les États-Unis furent placés en posture de vainqueur à tous coups . La récente synthèse sur Truman d’Arnold Offner , faisant suite à une foule d’autres, décrit un rouleau compresseur américain : dès la fin du conflit, les États-Unis pratiquèrent moins le containment (endiguement) de l’URSS, mot d'ordre des gouvernants démocrates devenu officiel à partir de 1946-1947, que le roll back (refoulement – autrement dit la reconquête de la sphère d'influence soviétique), qui servirait en 1952 de programme électoral officiel à l’équipe présidentielle républicaine d’Eisenhower et John Foster Dulles. J’arrête la liste mais on délaisse ici, sur les réparations et sur le reste, l’approche psychologisante qui obère en partie l’analyse finale de Roberts.
.../... la suite :Stalin's wars, from world war to cold war" de Geffrey Roberts, note de lecture d'Annie Lacroix-Riz (2/2)
The unholy alliance : Stalin’s pact with Hitler, Londres, Tauris, 1989; The Soviet Union and the origins of the Second World War. Russo-German relations and the road to war, 1933-1941, New York, Saint Martin’s Press, 1995.
Exemples significatifs entre tous: 1° le dossier consacré en mars 2003 par Le Monde au cinquantenaire de la mort de Staline ; 2° l’émission de la chaîne 6 du groupe allemand Bertelsmann sur « Staline, le tyran rouge » qui a reçu la caution du Ministère de l'éducation nationale et de l’association des professeurs d’histoire et géographie, et a eu pour conseiller historique Nicolas Werth, diffusée le 13 mars 2007.
Jonathan Haslam, The Soviet Union and the struggle for collective security in Europe, 1933-1939, Londres, Macmillan Press Ltd, 1984, p. 138-139 (« The year of the Terror, 1937 », p. 129-157).
Critique d’Haslam et présentation du dossier Toukhatchevski, Annie Lacroix-Riz, Le Choix de la défaite : les élites françaises dans les années 1930, Paris, Armand Colin, 2e éd., 2010, p. 395-401.
Arno Mayer, Les Furies, 1789, 1917, Violence vengeance terreur aux temps de la révolution française et de la révolution russe, Paris, Fayard, 2002
« Classification [qui…] a surtout représenté un instrument par lequel la radicalisation a pu s’opérer, au détriment de groupes disqualifiés dans le jeu des luttes politiques, ceci hors de toute réalité politique », Jean-Clément Martin, titulaire de 2000 à 2008 de la chaire de Paris I (naguère fief marxiste), « Les mots de la violence : les guerres révolutionnaires », in Stéphane Audoin-Rouzeau et al., dir., La violence de guerre 1914-1945, Bruxelles, Complexe, 2002, p. 28-42, citation p. 29, et Contre-révolution, Révolution et Nation, France, 1789-1799, Paris, Seuil, 1998.
Sur la recherche d’alliance depuis les débuts de la décennie, et même la décennie précédente, voir aussi les ouvrages cités n. suiv.
Michael Jabara Carley, 1939, the alliance that never was and the coming of World War 2, Chicago, Ivan R. Dee, 1999, p. 236-241 (traduction, 1939, l’alliance de la dernière chance. Une réinterprétation des origines de la Seconde Guerre mondiale, Les presses de l’université de Montréal, 2001) ; sur le cas français, Le Choix, chapitre 11.
On aura une idée de l’atmosphère irrespirable que font régner les maîtres absolus du champ historiographique français en lisant mon article « Complément à la bibliographie de capes-agrégation 2003-2005 parue dans Historiens et Géographes n°383 », La Pensée, n° 336, octobre-décembre 2003, p. 137-157 (Historiens et Géographes est la revue de l’APHG (association des professeurs d'histoire et géographie) mentionnée à la n. 3).
Jean-Jacques Becker, « Retour sur la comparaison et réflexion sur les héritages », in Stéphane Audoin-Rouzeau et al., dir., La violence de guerre 1914-1945, Complexe, Bruxelles, 2002, p. 333.
David M. Glantz et Jonathan M. House, When Titans Clashed: How the Red Army Stopped Hitler, University Press of Kansas, 1995.
« An honest book by a bourgeois historian », Socialist Voice (mensuel du parti communiste d'Irlande), avril 2007, traduction par moi-même.
Sur la virulence russophobe et tchécophobe et l’obséquiosité germanophile des dirigeants polonais de l’entre-deux-guerres, Le Choix, passim (index, Pilsudski, Beck, Radziwill), « La Pologne dans la stratégie politique et militaire de la France (octobre 1938-août 1939) », communication au colloque de Varsovie sur la campagne de Pologne, 16-17 octobre 2009, non publié, consultable www.historiographie.info ; sur leur irresponsabilité, et sur les fureurs vaticanes, Le Vatican, l'Europe et le Reich de la Première Guerre mondiale à la Guerre froide (1914-1955), Paris, Armand Colin, 2e édition complétée et révisée, à paraître, octobre 2010 (en poche), passim, dont chap. 10-11.
Simon Sebag Montefiore, Stalin, The Court of the Red Tsar, Londres, Weidenfeld & Nicolson, 2003, promptement traduit en Staline, La cour du Tsar rouge, Paris, Éditions des Syrtes, 2005.
Voir par exemple, pour les années trente, la thèse, erronée, de la peur de la guerre manipulée par Staline, de Sabine Dullin, Des hommes d’influences. Les ambassadeurs de Staline en Europe 1930-1939, Paris, Payot, 2001.
Preparation for the next war, American Plans for postwar defense, 1941-1945, New Haven, Yale University Press, 1977; The rise of American Air Power: the creation of Armageddon, New Haven, Yale University Press, 1987; In the shadow of war : the US since the 1930’s, New Haven, Yale University Press, 1995.
Problématique au cœur de la synthèse de Jacques Pauwels, Le Mythe de la bonne guerre : les USA et la Seconde Guerre mondiale, Bruxelles, Éditions Aden, 2005 (et de sa bibliographie).
On trouvera en français dans le CV de mes travaux nombre de publications dont les intitulés sont consacrés (explicitement) à ces questions, www.historiographie.info et comportant une bibliographie américaine abondante (complétée dans les ouvrages américains récents, tel celui d’Offner, déjà cité).
Entre autres, Joyce et Gabriel Kolko, The Limits of Power. The World and the United States Foreign Policy 1945-1954, New York, Harper and Row, 1972).
American Policy and the Division of Germany. The clash with Russia over Reparations, Cornell University Press, Ithaca, 1972.
Drawing the Line. The American decision to divide Germany, 1944-1949, Cambridge University Press, 1996.
Another Such Victory: President Truman and the Cold War, 1945-1953, Stanford, CA, Stanford University Press, 2002, Relevons pour mémoire, vu les circonstances présentes, qu’on y trouve une analyse détaillée de la provocation permanente contre les Soviets que constitua la politique iranienne – strictement pétrolière – de Washington après la guerre et surtout à partir du début de 1946. Offner nous rappelle que les États-Unis n’ont pas découvert l’Iran quand les Anglais les ont suppliés de les aider à vaincre Mossadegh et quand ils ont combattu ce dernier avec leur (richissime) laquais, le Shah Reza Pahlavi : ils n’ont en 1953 que remporté la victoire définitive qu’ils avaient solidement amorcée en 1946 en compagnie d’un des prédécesseurs de Mossadegh et avec l’aide du même Shah.