Répression antisyndicale en Colombie d'ordre de grandeur génocidaire
Surle blog de Jean Lévy :
15 septembre 2014
Depuis une dizaine d'années, l’Amérique latine opère un processus d’intégration, économique et politique, pour former un « bloc de gauche ». Objectif : contrer l’ingérence des USA dans le continent et avancer vers un avenir meilleur.
Mais un pays fait exception : la Colombie, toujours contrôlée par Washington et ses intérêts. Par quels moyens ? Classiques : néo-colonialisme, corruption et violence. Un membre d’Investig’Action a pu s’entretenir avec Edgar Paéz, du syndicat SINATRAL, l'un des plus actifs dans la résistance aux multinationales. Paéz nous apporte un important témoignage direct de la situation colombienne, avec une analyse profonde des causes et des conséquences possibles du conflit.
Raffaele Morgantini : Quels sont le rôle et l’importance du syndicat SINATRAL dans le panorama politique et socio-économique colombien ?
Edgar Paéz : SINATRAL naît en Colombie à l’intérieur de Nestlé dans les années 40, dans un processus de centralisation organique des travailleurs de la multinationale. Ce processus se déroule entre les années 1940 et 1982 et implique la mise en commun des forces des travailleurs de plusieurs multinationales, comme Coca-Cola et une soixantaine d’entreprises agroalimentaires.
Aujourd’hui, le syndicat se positionne comme un syndicat interprofessionnel, pour contrer la dispersion syndicale qui existait auparavant. Dans la situation politique et socioéconomique désastreuse que vit le pays,est très important de créer un grand syndicat interprofessionnel et centralisé, mais en même temps d’organiser les travailleurs dans des mouvements politiques de masse.
Le but étant celui de mobiliser la lutte et de renforcer les revendications des classes ouvrières pour le respect de leurs droits et, plus généralement, pour un pays plus égalitaire. Tout ça relève d’un processus organisationnel mais qui en même temps est « désorganisationnel », à cause de la possibilité pour les entreprises de créer leurs propres syndicats et de signer leurs propres conventions collectives, désarticulant les travailleurs et les droits acquis au cours des années. Cela n’est guère étonnant, c’est simplement le produit de l’imposition du système néolibéral.
Imposition qui relève de la crise du système capitaliste des années 70 et de la nécessité d’affaiblir la force du travail face au capital…
Oui, c’est exact. A partir de cette période il y a un processus de précarisation très intense de la force du travail, ce qui implique la perte de toutes les revendications des travailleurs. Les patrons des multinationales ont recouru aux déplacements forcés, aux menaces et même aux assassinats pour parvenir à gagner cette « guerre ». Toute cette politique de violence contre les travailleurs a aussi empêché que les syndicats se renforcent et puissent acquérir une force telle qu’elle leur permette de faire progresser les conditions de la classe ouvrière. Cette dynamique s’est accentuée et radicalisée progressivement au cours des années, conduisant à la situation épouvantable de nos jours et à une guerre civile sanguinaire.
Votre pays est ravagé par la violence : assassinats de représentants des syndicats, des partis de gauche, des mouvements sociaux, les enlèvements … Quelle est la situation pour votre syndicat, SINATRAL ?
Mauvaise, bien sûr. Pendant le conflit, vingt-sept de mes camarades ont été assassinés, dans la plus totale impunité. La justice en Colombie est bien entendu politisée. Pour pratiquement tous les assassinats, aucun responsable, ni exécutant ni instigateur, n’a été jugé. Pour l’assassinat d’un camarade, Luciano Romero, dont le meurtre a été si évident, nous sommes même allés en Suisse pour chercher justice devant les tribunaux. Les paramilitaires l’avaient attaché à un arbre et l’avaient torturé toute la nuit pour qu’il confesse ce qu’en réalité il ne savait pas.
La justice suisse s’est contentée de dire qu’elle ne pouvait rien faire, car il y avait un processus juridique ouvert en Colombie, déjà en prescription. En outre, selon la loi suisse ce crime spécifique ne pouvait pas être qualifié de crime contre l’humanité.
En tant que syndicat, nous avons donc cherché d’autres moyens de pression. Nous avons lancé de nombreuses campagnes pour le respect des droits des paysans, des syndicalistes. Nous avons lancé des campagnes pour le droit vital à l’eau. Nous avons cherché et trouvé ainsi la solidarité de plusieurs mouvements et partis politiques colombiens et étrangers.
Les assassinats en Colombie ne visent pas l’individu en tant que tel, ils tentent d’anéantir le mouvement dans son ensemble. SINITRAL aussi subit cette stratégie : ils nous assassinent, nous emprisonnent, nous menacent, nous torturent.
Comment expliquez vous cette situation singulière et extrême du cas colombien qui ne connaît pas d’équivalents dans les autres pays latino-américains ?
La guerre actuelle commence en 1964 et depuis le début elle se distingue par son caractère de classe. La guerre civile colombienne est avant tout une guerre entre classes sociales. A cause de la limitation d’espaces démocratiques, une partie de la population colombienne s’est soulevée et a pris les armes, exigeant l’accomplissement de revendications par le biais de la violence révolutionnaire.
Dans la caractérisation de l’oligarchie colombienne, on s’aperçoit que celle-ci a été, et est toujours, l’oligarchie la plus criminelle de la région, qui a pu se maintenir et se renforcer avec le temps. Imaginez qu’en Colombie il y a eu plus de morts qu’en Chili, Argentine, Brésil… sans pourtant avoir vécu une dictature militaire ! C’est donc une oligarchie, la colombienne, qui s’est maintenue debout grâce à la violence, à la corruption et à la criminalité. Durant les 10 dernières années, il y a eu environ 500’000 morts, 50’000 desaparecidos… et cela afin de faciliter l’exploitation de toutes les ressources du pays par les multinationales.
Que réserve l’avenir à la Colombie ? Comment la situation va-t-elle évoluer ?
Pour l’instant, l’oligarchie colombienne se maintient au pouvoir. Le président actuel, Juan Manuel Santos, est le fils de cette vieille oligarchie criminelle dont il représente les intérêts. Par contre, l’ex-président Uribe, représente la nouvelle bourgeoisie émergente qui se finance avec l’argent de la mafia, du para-militarisme, du narcotrafic, de la corruption… et qui vise à se trouver dans l’oligarchie du futur.
En outre, ce qui caractérise le pouvoir de cette oligarchie colombienne, mais plus en général de l’oligarchie latino-américaine, c’est son lien avec l’Empire, avec l’impérialisme occidental (et notamment Etats-Unien). En effet, la Colombie est un pays totalement dépendant des Etats-Unis. C’est la raison qui explique le rôle prépondérant des multinationales dans notre pays qui contrôlent pratiquement tous les secteurs de l’économie et tous les types de ressources naturelles.
Aujourd’hui même l’eau est en train de tomber sous le contrôle de multinationales ! L’oligarchie traditionnelle n’a presque plus aucune forme de contrôle sur aucun secteur de l’économie colombienne, elle sert simplement les intérêts de ses maîtres, les multinationales. Auparavant en Colombie on avait la Bavaria, la bière colombienne, l’orgueil du pays… maintenant c’est Miller que l’a achetée.
Un autre exemple c’est la canne à sucre qui jadis était contrôlée par une famille très puissante de l’oligarchie. Aujourd’hui c’est différent, les multinationales ont tout pris. En outre, il faut se rappeler que la Colombie est de loin le pays le plus militarisé d’Amérique latine dont les effectifs militaires sont au service du capital international. On peut bien se rendre compte que le pouvoir de l’oligarchie, et donc de l’Empire, est bien sûr militaire, mais aussi économique et politique, et cela est très important. Les nombreuses bases militaires américaines en Colombie en attestent.
Comment l’assujettissement de la Colombie aux intérêts des Etats-Unis s’est-il déroulé ?
La Colombie est en effet un pays dépendant de la politique des USA et des multinationales. Il y a eu un processus de néo-colonisation qui s’est fait avant tout par le biais des multinationales. Par exemple, Nestlé : cette entreprise est arrivée en Colombie en 1947 et peu à peu a commencé à acheter toutes les autres petites entreprises agroalimentaires, avec l’aval des politiciens pro-occidentaux bien sûr, commençant à prendre le leadership des marchés, à contrôler les prix et les achats de matières premières. Avec Coca-Cola, on a connu la même dynamique, mais aussi avec toute une série d’autres multinationales dans d’autres secteurs (charbon, pétrole, or…).
En outre, avec le temps, les multinationales ont commencé à diversifier leurs politiques (par exemple British Petroleum aujourd’hui est impliqué dans la production de biocombustible à partir de la canne à sucre), avançant dans un processus de centralisation de la main d’œuvre, très important pour s’assurer un contrôle étendu sur l’économie du pays.
Ce qu’il faut retenir ici c’est que ces entreprises ne sont pas arrivées ici exclusivement avec une valise, mais aussi avec des armes, des troupes, afin de défendre leurs intérêts bien sûr. C’est là qu’apparaît le para-militarisme, instrument des multinationales pour abattre, avec tous les moyens, toute forme d’opposition à la politique d’exploitation et de pillage des ressources.
La lutte des FARC (Forces Armées Révolutionnaires Colombiennes) et d’autres groupes de résistance, commencée dans les années 60, s’inscrit dans ce contexte de violence. Cela a conduit le pays vers une militarisation croissante, irréfrénable, et vers des formes de violence qui peuvent, et doivent, être appelées du terrorisme d’Etat.
Comment voyez-vous l’avenir des négociations de paix entre les FARC et le gouvernement qui se déroulent aujourd’hui à La Havane (Cuba) ? Une paix est-elle possible ? Est-elle imaginable ?
La guerre dure depuis plus de 50 ans, avec des degrés de violence qui connaissent peu d’équivalents dans le monde. Néanmoins les mouvements de résistance, les mouvements progressistes, les syndicats, résistent. Ce processus de paix a apporté beaucoup d’espoir pour les Colombiens, surtout parce qu’il s’agit d’une solution politique au conflit. Cependant, beaucoup de contradictions ressortent en ce moment. A La Havane il y a eu un pré-accord pour la redistribution des terres aux paysans… mais dans les faits, les multinationales continuent leur course à l’accaparement des terres.
Mais alors, peut-on affirmer que ce processus de paix n’est en fait qu’un masque que le gouvernement est en train d’utiliser pour cacher la poursuite de sa politique de néo-colonisation ?
Oui, exactement. Le gouvernement colombien n’est pas du tout intéressé à résoudre les problèmes économiques, sociaux, politiques et environnementaux du pays. Les discussions à La Havane ne portent pas sur les droits des travailleurs colombiens, sur les droits des femmes et des enfants, ni sur les problèmes climatiques…
On parle d’autres choses, importantes aussi, mais pas suffisantes pour une solution durable et surtout acceptable. En réalité, le principal intérêt est celui d’en finir avec l’insurrection armée, ce qui permettrait d’avoir une meilleure « confianza inversionista » (par ce terme on entend l’emprise sur l’économie par des entreprises étrangères) pour que les multinationales occidentales continuent dans leur processus d’appropriation.
Regardez, quand les guérillas ont vu le jour en Colombie, en 1964, la population était pour 50% urbaine et 50% rurale. Aujourd’hui, les 85% de la population est urbaine, et seulement 15% rurale. Où sont allés tous les paysans ? Pourquoi cette inversion ? Et bien, c’est l’action des multinationales ! Des milliers de paysans ont été expulsés, assassinés, emprisonnés… et cela continue aujourd’hui, malgré la rhétorique de paix.
En outre, la production agricole des petits paysans est de plus en plus frappée par la production de substituts des multinationales (le lait en poudre par exemple) qui est exporté vers l’extérieur. C’est donc un modèle de développement d’exclusion, qui contraint les paysans à l’exode rural, les condamnant à vivre dans la misère extrême des (bidon)villes. On retrouve les mêmes schémas partout dans le monde, notamment en Afrique où l’exode rural a atteint des niveaux effrayants à cause des stratégies des multinationales et des politiques économiques mises en œuvre par les USA et l’Union Européenne.
Pouvez-nous nous expliquer la raison pour laquelle la Colombie, à différence du Chili, de la Bolivie, de l’Argentine, du Brésil, du Paraguay et de l’Uruguay, n’a pas connu de dictature militaire dans les années 70-80 ? Est-ce que la position privilégiée de pouvoir de l’oligarchie et sa toute-puissance peuvent constituer un élément de réponse ?
Oui, tout à fait. En Colombie l’oligarchie a été tellement criminelle, tellement violente, qu’une dictature militaire formelle n’était pas nécessaire. Comme je vous l’ai dit, sans dictature militaire, on compte plus de morts que dans les pays avec. Et les morts continuent ! Rien que parmi les syndicalistes, entre 1982 et 2004 il y a eu plus de 4’000 assassinats. Entre 2004 et 2014, 500 syndicalistes sont morts, en 10 ans.
C’est une politique systématique d’annihilation du mouvement syndical, une sorte de génocide, sans doute un crime contre l’humanité. En effet, la Colombie a été accusée à la Cour Pénale Internationale (CPI). Mais les cibles ne sont pas exclusivement les syndicalistes. Ce sont aussi les mouvements indigènes, les mouvements paysans, les mouvements afro… bref, tous les mouvements et secteurs sociaux.
Et les organisations politiques aussi ! Dans les années 80 naît l’Union Patriotique, parti politique de gauche radicale. 5’000 hommes et femmes actifs dans ce parti ont été assassinés. Et les assassins sont toujours en place, impunis, dans le gouvernement, dans les multinationales et, n’oublions pas, dans les bases militaires et dans le gouvernement des Etats-Unis d’Amérique.
Dans les dernières élections de mai, on a assisté à une sorte de conflit inter-bourgeois, inter-oligarques : le vieux président Alvaro Uribe s’est opposé à son vieux pote et ex-ministre des affaires étrangères Juan Manuel Santos. Pourquoi ?
En effet Uribe a élu son propre candidat avec son parti, le Centro Democratico. De l’autre côté, Santos a fondé un autre parti, avec l’appui des libéraux et des conservateurs. Il faut savoir que quand l’oligarchie en Colombie a besoin de se défendre, il le fait avec tous les moyens. Ce à quoi on a assisté durant les dernières élections c’est une contradiction inter-bourgeoise : d’un côté la vieille oligarchie rance représentée par Santos et de l’autre la nouvelle oligarchie émergente attachée au para-militarisme de Uribe qui s’est enrichie essentiellement avec la corruption et le narcotrafic.
Tous les deux veulent la même chose : remettre le pays dans les mains des multinationales et un retour des échanges économiques avec les pays capitalistes… c’est-à-dire continuer à se remplir les poches sur le dos des Colombiens. Les deux aussi veulent en finir avec la guérilla, avec les mouvements sociaux et toute forme d’opposition. La différence est celle-ci : Uribe veut obtenir cela par la guerre, la violence ; Santos sans la guerre, présentée comme une entrave à l’intensification de l’inversion économique, d’où la hâte à terminer le soi-disant processus de paix.
Du moment que pour l’oligarchie l’objectif du processus n’est pas de résoudre les problèmes du pays mais de continuer dans la même politique criminelle, l’apaisement de la situation sera difficile. Le peuple ne se laissera pas faire. La réunion de différents groupes sociaux, groupes ethniques et secteurs de l’économie autour d’une même table pour organiser une grève générale, en est la preuve.
Le peuple veut une solution réelle au conflit et continuera dans sa lutte pour que cela se réalise.
Retranscrit et traduit de l’espagnol par Raffaele Morgantini (Investig’Action)
Source : Investig’Action