Mes deux fils aînés sont ce qu’on appellerait aux Etats-Unis colored. Issus du métissage, comme dirait Libération. Pour le Bidochon moyen, qui ne s’arrête pas aux nuances de peau, ce sont des Nègres, quoi. 50% Massif central, 37,5 % Antilles, 12,5% Arménie. Ils sont très beaux. La marraine de l’aîné, ma meilleure amie, est une négresse, elle aussi, tout comme son parrain. Nègre aussi mon plus vieil ami, connu à treize ans au collège. Mâtiné d’Indien du Brésil et de Noir mon filleul, qui est comme un fils.
A mes enfants, de bons paysans français pure souche du Massif central ont jeté des pierres en les traitant de «sales bougnoules». Ce jour-là, mes fils auraient pu y laisser leur peau. Ce pour quoi j’ai fait condamner en justice les bons Français en question. A ceux qui parlent de racisme, je peux donc dire que je sais de quoi je parle, moi, je connais la question, je la connais dans la chair de mes enfants.
Lorsque Millet est incommodé par la présence de Noirs dans le métro, ça me concerne très directement. Je lui réponds que mes enfants et mon filleul sont tout aussi français que lui, qu’ils connaissent Molière par cœur et jouent du Ravel, qu’ils sont à leur place dans le métro parisien, et que ses propos sont dégueulasses. Il se place objectivement du côté de ceux qui ont jeté des pierres. Et là, on ne négocie pas: on casse la gueule.
Casser la gueule, c’est précisément ce que j’ai fait il y a quelques années en Auvergne, lorsqu’on lapidait mes enfants. J’ai pu en sortir vivant en grande partie grâce aux leçons de Yacine, champion du monde de boxe française, un sale bougnoule, lui aussi, pour qui j’ai infiniment de respect et d’affection, même si ce n’est pas toujours le cœur léger qu’on le rejoint sur un ring, vous pouvez m’en croire.
Et là, je ne relève que les propos les plus anodins de Millet. Des dizaines de jeunes gens sont morts, massacrés de sang froid par un tueur abject. Mais pour Richard Millet, c’est Millet la victime. Il ose demander: «Pourquoi me tuez-vous?» On atteint là le fond de l’obscène. Que Millet soit un homme intelligent, sensible, un très bon écrivain et un très bon éditeur, très au-dessus, pouvait-on espérer, de ces conneries, voilà qui constitue une circonstance aggravante. Dénoncer ce qu’écrit Millet est plus que légitime, c’est une nécessité, c’est un devoir.
Mais demander le renvoi, se regrouper, signer des pétitions, c’est une autre affaire. En bas du texte d’Annie Ernaux, je relève des signatures de gens envers qui j’ai de l’estime, de l’admiration et de l’affection parfois, entre autres François Bon, Bernard Desportes, Jean-Baptiste Gendarme, Mathieu Larnaudie, Laure Limongi, Gérard Macé, Eric Marty, Christian Prigent, Michel Quint, Jean-Marie Blas de Roblès, Jean Rouaud, Lydie Salvayre, Boualem Sansal, Philippe Forest, et Annie Ernaux elle-même. J’en oublie. Estime, admiration, affection qui ne sont en rien affectées par mon désaccord avec leur démarche.
A ces gens de bonne foi, je voudrais simplement dire ceci.
Millet est obsédé par la pureté. Pour moi, la pureté, c’est la mort. La vie, la création excluent la pureté. Les purs tuent au nom de la pureté, raciale, religieuse, tout ce qu’on voudra. Mais précisément, l’épuration est la plus mauvaise réplique à apporter à ces obsédés de la pureté. C’est leur répondre sur le même mode. En France, nous adorons les épurations rituelles, nous nous y livrons régulièrement, comme si nous pensions éliminer par là le mal. On n’épure pas plus la littérature qu’on ne l’expurge. Tout le mal qu’il y a en l’homme, c’est aussi ce qu’elle a à porter, oui, y compris «l’apologie de la violence» et le «mépris de l’humanité». Ce qu’il y a d’inhumain en l’homme, elle a à le porter. Cher Jean, cher Bernard, cher Christian, chère Lydie, cher Eric, que j’admire, vous qui êtes d’excellents écrivains, des êtres charmants, souvenez-vous de Jean Paulhan. Ce grand résistant s’est opposé à l’épuration à la Libération, il s’est battu contre la censure qu’on voulait faire subir aux écrivains collaborateurs, il a travaillé à leur permettre de publier, notamment Céline, cette ordure. Donnerons-nous des leçons à Paulhan? Ne répondons pas à la pureté par la pureté.
Au début de sa biographie de Sainte Lydwine de Schiedam, Huysmans, et c’est l’auteur qui s’exprime très clairement, appelle à brûler les juifs. C’est sans ironie, pour le coup, et c’est immonde. Allons-nous brûler Huysmans? Non. Nous dirons ce que représente cette pensée, nous l’analyserons, sans indulgence. Dans le Dictionnaire des Lettres française du XXe siècle, publié dans la «pochothèque», j’ai écrit, à la notice Henri Vincenot, ce que personne n’avait jamais dit: fêté à la télévision, adulé comme un bon papy régionaliste, Vincenot était en fait un antisémite pur jus. Le Pape des escargots est une dénonciation en règle du juif corrupteur qui détourne du droit chemin le brave petit Français bien enraciné dans les vraies valeurs du terroir. Tout s’est passé comme si personne n’avait jamais lu Vincenot, qui plastronnait sur les plateaux télé. Je déplore qu’on ne l’ait pas attaqué. J’aurais déploré qu’on l’interdît ou qu’on se mît à faire des pétitions.
La campagne contre Millet a porté ses fruits. Il vient de quitter le comité de lecture de Gallimard. Je ne crois pas qu’il y ait là de quoi être fier. Je préfère rester dans la ligne de Paulhan.
Comme Renaud Camus, Millet est obsédé par l’invasion de la France par les hordes barbares venues d’Afrique. C’est le fond du problème, et de son libelle sur Breivik. Sa manière d’aborder cette question est, pour moi, à la fois délirante, confuse et nocive. Mais l’irénisme de ceux qui lui répondent me gêne aussi parfois. La folie de Millet devient un épouvantail commode qui permet d’esquiver la question. LA question, celle sur laquelle on s’écharpe immanquablement, en se traitant à qui mieux mieux de fasciste, de raciste ou de bobo bien-pensant. D’un côté, un délire paranoïaque, l’éloge de la pureté. De l’autre, le refus d’admettre qu’il puisse y avoir le moindre problème, car parler de problème, c’est déjà être raciste. Deux manières de refuser le réel.
Ma détestation de la pureté mortifère, dans tous les domaines, fait que, pour nous en tenir à la question ethnique, je n’aime rien tant que croiser des couples mixtes. A chaque coup, c’est plus fort que moi, ça m’attendrit. J’aspire à une France avec des Indiens, des Marocains, des Polonais, des Chinois, des Viets, des Colombiens, des Haïtiens, des Maliens, des Egyptiens, des Ethiopiens, des Portugais, des Turcs, se mélangeant joyeusement, avec leurs coutumes, leurs langues, leurs traditions, leurs cuisines, leur histoire, leur hospitalité, leurs vêtements, leurs religions, parce que c’est la vie, la richesse, la joie, la diversité, l’humanité. Comme il y a une France avec des Bretons et des Basques. Il y a quelque part dans le sud de l’Egypte un Mohammed El Adly Hassen que j’appelle mon frère. Quelque part dans l’Himalaya un Vinod que j’ai aimé. Tout le contraire de Millet, quoi. Mais je ne veux pas qu’on attente à la liberté. Je m’explique.
Le réel et le refus du réel, je voudrais les illustrer ici par deux anecdotes.
Première anecdote. Invité dans une émission de Frédéric Taddei sur les banlieues, il y a trois ou quatre ans, j’ai raconté ceci. J’étais professeur à Creil, banlieue difficile s’il en est. Au cœur de la question de l’immigration, en tous cas plus près du cœur de la question que le Boulevard Saint-Germain. J’enseignais la littérature dans une classe de chaudronnerie, et ça se passait plutôt bien. Ces futurs chaudronniers étaient tous de bons petits Français de souche. Ils m’expliquaient après les cours qu’ils n’aimaient pas les Arabes, qui les volaient et les agressaient. Je ne les ai pas sermonnés. Je ne leur ai pas fait la morale. Si je les avais traités de racistes, si leur avais dit que leur «sentiment d’insécurité» ne correspondait pas à la réalité de Creil, ils m’auraient ri au nez, parce que je leur aurais menti, et j’aurais contribué à faire des électeurs du Front National.
Je les ai écoutés, et puis j’ai été voir un autre de mes élèves, dans une autre classe, un jeune homme d’origine maghrébine, un Arabe, quoi, dont j’appréciais la finesse, l’intelligence posée. Je lui ai demandé quelque chose de très difficile, qu’il a accepté. Il est venu, courageusement, dans la classe des chaudronniers, et pendant une heure il leur a parlé. Il leur a expliqué ce que c’était qu’être un Arabe à Creil. Ils ont discuté, sans mâcher leurs mots. Et je sais que cela a quelque peu bouleversé les positions arrêtées dans les esprits.
Pendant que je racontais ça, sur le plateau, m’écoutait un ancien conseiller de Lionel Jospin. La gauche, quoi. Et puis il est intervenu. Pas pour me dire que j’avais lutté activement contre le racisme, pas pour me couvrir de médailles pour le travail accompli, non non, pas du tout. Il est intervenu pour dire ceci: «il est indigne d’un professeur d’employer sans cesse comme vous le faites le mot Arabe». J’en suis resté pantois. Donc, il ne faut pas dire qu’on est Arabe. Et si être Arabe est un problème pour certains, comment aborder et traiter le problème, sinon en reprenant le mot? C’est par ce genre d’attitude qu’une certaine gauche prétendument antiraciste empêche en réalité toute lutte concrète contre le racisme. C’est l’esprit de la pureté; ne prononçons pas le mot, ne voyons pas la chose.
Deuxième anecdote. L’an dernier, mon fils aîné, le sale bougnoule, donc, se promenait sur les Champs Elysées avec un ami très visiblement homosexuel. Ils se sont fait agresser par un groupe de racailles qui voulaient casser de l’homosexuel. Admirez la cocasserie de la chose: un «noir» se battant avec des «jeunes issus de l’immigration» pour défendre un homosexuel. Zut alors. La situation n’est pas pure. Où est le Bien? D’où vient que ces racailles voulaient la peau d’un pédé? Est-ce qu’il faut faire l’impasse sur la dimension culturelle de la chose? Est-ce que mon fils était raciste en cognant des jeunes «issus de l’immigration»? Est-ce que l’immigration massive de personnes venant de pays où l’imprégnation religieuse est très forte ne pose aucune espèce de problème à la laïcité, et par là à la liberté?
A cette question Millet répond par un repli qui sent le rance. Mais ce n’est pas une raison pour nier la question, et écrire gentiment, comme Le Clézio ici-même, que «la question du multiculturalisme est caduque». A une amie au teint mat qui se fait traiter de salope dans le bus parce qu’elle ne porte pas le voile, je n’ai qu’à répondre: «tu nous embêtes, la question du multiculturalisme est caduque». A un copain médecin qui se fait agresser par des barbus exigeant un médecin femme pour leur sœur, il faut dire: «Où est le problème? Puisqu’on te dit que la question du multiculturalisme est caduque». A ma voisine juive qui a émigré en Israël à force de se sentir agressée dans mon quartier du XXe arrondissement, j’aurais dû dire: «franchement tu es dégueulasse de nourrir l’islamophobie».
L’obsession de Millet est perverse, mais la question du multiculturalisme n’est pas caduque, elle est brûlante, c’est son déni qui est dangereux. Ce que je veux dire, c’est qu’on ne peut pas lutter contre les idées de Millet en disant juste que c’est un salaud et que tout est parfait dans le meilleur des mondes, comme l’aurait voulu le conseiller de Jospin. L’immigration, cette immigration tant redoutée par Millet et Camus, c’est une richesse. Mais c’est aussi parfois un problème.
Il y a des banlieues où des groupes de jeunes machos, imbibés des rudiments d’une culture patriarcale et d’une caricature de religion, oppressent les femmes, manifestent leur haine des juifs et des homosexuels, attentent à la liberté de se déplacer, de croire ce qu’on veut, de manger ce qu’on veut, de s’habiller comme on veut, de fréquenter qui on veut. Je n’aime pas l’idée que mon ami Salah doive dissimuler son homosexualité à ses compatriotes Marocains, ni se cacher pour boire un coup. Il y a, en Millet, du fasciste, c’est entendu. Et applaudir Anders Breivik, c’est écœurant. Que dire de ceux qui ont applaudi naguère celui qui a brûlé vive une jeune fille? Qui brûlent vives de jeunes femmes dans les autobus? La haine des juifs, des femmes, des homosexuels, de la mixité, cela a un nom, cela s’appelle aussi du fascisme. Et la pauvreté n’est en rien une excuse. Un fasciste pauvre est quand même un fasciste. Et sur beaucoup de gens aussi pauvres que lui, il exerce sa tyrannie. Il y a des libertés que nous avons mis des siècles de luttes à obtenir, mais on a par moments le sentiment d’une régression. Si on se tait, on met en danger les libertés acquises.
Comprenez-moi bien, je n’excuse rien, je ne renvoie personne dos à dos. Je veux dire ceci: il n’y a pas de grande mutation, et l’immigration massive en est une, sans problèmes, comme veut nous le faire croire Le Clézio. Richard Millet, avec tout son immense talent, est l’enfant monstrueux de ce problème, l’enfant pervers qui nous entraîne, depuis des semaines, dans la spirale de sa perversité. Nous avons, comme écrivains, comme intellectuels, à dénoncer le racisme, la xénophobie, l’esprit d’exclusion, la violence. A dénoncer Millet, donc.
Mais nous devons aussi reposer sainement les termes d’une question qu’il a complètement pervertie. Sa pensée malsaine engendre l’attitude malsaine du déni. Il faut prendre en compte le réel dans sa violence et sa complexité. Il y a un idéal avec lequel nous ne pouvons pas transiger, et que nous devons défendre, d’où que proviennent les attaques, c’est la liberté. C’est sur ce plan qu’il faut poser le problème. Le reste, l’origine, la couleur, la religion, on s’en fout. La Liberté comme droit absolu et fondement du vivre ensemble, dès lors qu’elle n’attente pas à la liberté de l’autre. Liberté de croire ce que l’on veut, de manger ce que l’on veut, d’avoir la sexualité que l’on veut, de se marier avec qui on veut, homme, femme, juif, Arabe, musulman, chrétien.
La liberté, nous devons la maintenir pour les gens qui arrivent en France. Ils nous font le cadeau de leur richesse culturelle et humaine, faisons-leur le cadeau de la liberté, comme on échange des présents. Et cessons de penser qu’il y a pour eux une exception à la liberté. Et par là-même, affirmons qu’ils doivent, eux aussi, respecter cette liberté. Le délire de Millet ne doit pas nous empêcher de veiller sur ces libertés. Et ce n’est pas parce qu’on vit dans des banlieues qu’on devrait être privé de cette liberté dont on jouit tranquillement boulevard Saint-Germain.