Extraits de la philosophie d'Antonio Gramsci 2/3 : critique du matérialisme bourgeois (y compris chez les bolcheviks), début
Boukharine, qu'on pourrait qualifier de "stalinien de droite" jusqu'en 1928, écarté du pouvoir pour son opposition à la collectivisation, exécuté en mars 1938 pour participation à des complots qu'il avoua à son procès. Il existe une "lettre à Staline" où il rétracte ses aveux.
'anti-Boukharine, début : critique du matérialisme faussement dialectique
Extraits du Cahier de Prison 11, § 13
Notes sur une tentative de manuel populaire de sociologie historique.
Un travail comme le Manuel populaire [de Boukharine][1], destiné essentiellement à une communauté de lecteurs qui ne sont pas des intellectuels de profession, aurait dû partir de l'analyse critique de la philosophie du sens commun, qui est la « philosophie des non-philosophes », c'est-à-dire la conception du monde, absorbée d'une manière acritique par les différents milieux sociaux et culturels dans lesquels se développe l'individualité morale de l'homme moyen. Le sens commun n'est pas une conception unique, identique dans le temps et dans l'espace : c'est le « folklore » de la philosophie et, comme le folklore, il présente des formes innombrables : son trait fondamental et le plus caractéristique est d'être (même au niveau de chaque cerveau) une conception fragmentaire, incohérente, inconséquente, conforme à la situation sociale et culturelle de la multitude dont il est la philosophie. Quand s'élabore dans l'histoire un groupe social homogène, il s'élabore aussi, et contre le sens commun, une philosophie homogène, c'est-à-dire cohérente et systématique.
Le Manuel populaire fait fausse route, en supposant (implicitement) au départ qu'à cette élaboration d'une philosophie originale des masses populaires, s'opposent les grands systèmes philosophiques traditionnels et la religion du haut clergé, c'est-à-dire la conception du monde des intellectuels et de la haute culture. En réalité, ces systèmes sont inconnus des masses et n'ont aucune efficacité directe sur leur manière de penser et d'agir. Certes, cela ne signifie pas qu'ils soient absolument sans efficacité historique : mais cette efficacité est d'un autre genre. Ces systèmes influent sur les masses populaires comme force politique extérieure, comme élément de force de cohésion des classes dirigeantes, donc comme élément de subordination à une hégémonie extérieure, qui limite la pensée originale des masses populaires négativement, sans influer sur elles positivement, comme ferment vital de transformation profonde de ce que les masses pensent d'une manière embryonnaire et chaotique sur le monde et la vie. Les éléments principaux du sens commun sont fournis par les religions et par conséquent le rapport entre sens commun et religion est bien plus étroit qu'entre sens commun et système philosophique des intellectuels. Mais pour la religion aussi il faut distinguer critiquement. Toute religion, même la religion catholique (disons même surtout la religion catholique, si on pense à ses efforts pour sauvegarder son unité « superficielle », pour ne pas se fragmenter en églises nationales et en stratifications sociales) est en réalité une pluralité de religions distinctes et souvent contradictoires : il y a un catholicisme des paysans, un catholicisme des petits bourgeois et des ouvriers de la ville, un catholicisme des femmes et un catholicisme des intellectuels lui aussi bigarré et dépourvu d'unité. Mais sur le sens commun, n'influent pas seulement les formes les plus grossières et les moins élaborées de ces différents catholicismes, actuellement existants : ont eu également leur influence et sont composantes de l'actuel sens commun les religions précédentes, et les formes précédentes de l'actuel catholicisme, les mouvements hérétiques populaires, les superstitions scientifiques qui se rattachent aux religions passées, etc. Dans le sens commun prédominent les éléments « réalistes », matérialistes, c'est-à-dire le produit immédiat de la sensation brute, ce qui d'ailleurs n'est pas en contradiction avec l'élément religieux, bien au contraire ; mais ces éléments sont « superstitieux », acritiques. Voici d'abord un danger représenté par le Manuel populaire : celui-ci souvent confirme ces éléments acritiques, - auxquels le sens commun doit d'en être encore à une conception ptoléméenne [2], anthropomorphique, anthropocentrique -, au lieu de les critiquer scientifiquement.
Ce qu'on a dit plus haut à propos du Manuel populaire, qui critique les systèmes philosophiques au lieu de partir d'une critique du sens commun, doit être compris comme notation méthodologique et valable dans certaines limites. Cela ne veut certes pas dire que soit à négliger la critique des systèmes philosophiques des intellectuels. Quand, individuellement, un élément de la masse dépasse critiquement le sens commun, il accepte, par ce fait même une philosophie nouvelle : et voilà qui rend nécessaire dans un exposé de la philosophie de la praxis, la polémique avec les philosophies traditionnelles. Bien mieux, par son caractère tendanciel de philosophie de masse, la philosophie de la praxis ne peut être conçue que sous une forme polémique, de lutte perpétuelle. Toutefois, le point de départ doit être toujours le sens commun qui est la philosophie spontanée de la multitude qu'il s'agit de rendre homogène du point de vue idéologique.
Dans la littérature philosophique française existent, plus que dans d'autres littératures nationales, des études sur le « sens commun » : cela est dû au caractère plus étroitement « populaire-national » de la culture française, c'est-à-dire au fait que les intellectuels tendent, plus qu'ailleurs, en raison de conditions traditionnelles déterminées, à se rapprocher du peuple pour le guider idéologiquement et le maintenir en étroit rapport avec le groupe dirigeant. On pourra donc trouver dans la littérature française un matériel important sur le sens commun qui sera à utiliser et à élaborer; l'attitude de la culture philosophique française à l'égard du sens commun peut même offrir un modèle de construction idéologique et hégémonique. La culture anglaise et la culture américaine peuvent offrir également de nombreuses suggestions, mais non d'une façon aussi complète et organique que la culture française. Le « sens commun » a été considéré de différentes façons : franchement comme base de la philosophie; ou bien il a été critiqué du point de vue d'une autre philosophie. En réalité, dans tous les cas, le résultat a été le dépassement d'un certain sens commun pour en créer un autre répondant mieux à la conception du monde du groupe dirigeant. Dans Les Nouvelles littéraires du 17 octobre 1931, on lit dans un article d'Henri Gouhier sur Léon Brunschvicg, à propos de la philosophie de B. :
« Il n'y a qu'un seul et même mouvement de spiritualisation, qu'il s'agisse de mathématiques, de physique, de biologie, de philosophie et de morale : c'est l'effort par lequel l'esprit se débarrasse du sens commun et de sa métaphysique spontanée qui pose un monde de choses sensibles réelles et l'homme au milieu de ce monde. »
L'attitude de Croce à l'égard du « sens commun » ne semble pas claire. Chez Croce, la proposition que tout homme est un philosophe, pèse trop sur son jugement concernant le sens commun. On dirait que Croce prend souvent plaisir à voir certaines propositions philosophiques partagées par le sens commun, mais quelle peut être la signification concrète de ce fait ? Le sens commun est un agrégat chaotique de conceptions disparates où on peut trouver tout ce qu'on veut. D'ailleurs cette attitude de Croce à l'égard du sens commun n'a pas conduit à une conception féconde de la culture du point de vue national-populaire, c'est-à-dire à une conception de la philosophie plus concrètement conforme à l'histoire, ce qui du reste ne peut se produire que dans la philosophie de la praxis. (...)
On trouve souvent dans Marx une allusion au sens commun et à la fermeté de ses croyances. Mais il s'agit d'une référence non pas à la validité de contenu de ces croyances mais précisément à leur robustesse formelle et par suite à leur caractère impératif lorsqu'elles produisent des normes de conduite. Dans ces références est au contraire contenue implicitement l'affirmation de la nécessité de nouvelles croyances populaires, c'est-à-dire d'un nouveau sens commun, et par conséquent d'une nouvelle culture et d'une nouvelle philosophie qui prennent racine dans la conscience populaire avec la même force et le même caractère impératif que les croyances traditionnelles.
(M.S. pp. 119-123 et G.q. 11, § 13, pp. 1396-1402.)
[1932-1933]
Extrait du Cahier de Prison 11, § 15
Le concept de "science"
Le fait de poser le problème comme une recherche de lois, de lignes constantes, régulières, uniformes se rattache à une exigence, conçue d'une manière un peu puérile et naïve : celle de résoudre d'une manière péremptoire le problème pratique de la prévisibilité des événements historiques. Puisqu'il « semble », en vertu d'un étrange renversement des perspectives, que les sciences naturelles puissent donner la capacité de prévoir l'évolution des processus naturels, la méthodologie historique a été conçue « scientifiquement », à la condition qu'elle permette et dans la mesure où elle permet abstraitement de « prévoir » l'avenir de la société. D'où la recherche des causes essentielles, bien mieux de la « cause première », de la « cause des causes ». Mais les Thèses sur Feuerbach avaient déjà critiqué par avance cette conception simpliste. En réalité, on ne peut prévoir « scientifiquement » que la lutte, mais non les moments concrets de cette lutte, qui ne peuvent pas ne pas être les résultats de forces en opposition et en continuel mouvement, forces qui ne peuvent en aucun cas être réduites à des quantités fixes, car en elles la quantité devient continuellement qualité. Dans la réalité, on prévoit dans la mesure où on agit, où on met en application un effort volontaire et où on contribue donc concrètement à créer le résultat « prévu ». La prévision se révèle donc, non comme un acte scientifique de connaissance, mais comme l'expression abstraite de l'effort qu'on fait, la manière pratique de créer une volonté collective.
Et comment la prévision pourrait-elle être un acte de connaissance? On connaît ce qui a été ou ce qui est, mais non ce qui sera, qui est un « non-existant » et donc inconnaissable par définition. Prévoir n'est donc qu'un acte pratique, qui ne peut avoir d'autre explication que celle exposée ci-dessus, dans la mesure où il ne s'agit pas d'une recherche futile ou d'une occasion de perdre son temps. Il est nécessaire de poser en termes exacts le problème de la prévisibilité des événements historiques afin d'être, en mesure de faire subir une critique exhaustive à la conception du causalisme mécanique, pour la vider de tout prestige scientifique et la réduire à un pur mythe qui fut peut-être utile dans le passé, dans une période primitive du développement de certains groupes sociaux subalternes.
Mais c'est le concept même de « science », tel qu'il résulte du Manuel populaire, qu'il faut détruire critiquement ; il est tiré tout droit des sciences naturelles, comme si celles-ci étaient la seule science, ou la science par excellence, comme en a décidé le positivisme. Mais dans le Manuel populaire, le terme de science est employé dans toute une gamme de significations, parfois explicites, parfois sous-entendues ou à peine suggérées. Le sens explicite est celui que « science » a dans les recherches physiques. D'autres fois pourtant, on croit comprendre qu'il s'agit de la méthode. Mais existe-t-il une méthode en général et, si elle existe, ne signifie-t-elle pas tout simplement la philosophie ? Pourrait-elle d'autres fois ne signifier rien d'autre que la logique formelle, mais alors peut-on appeler cette dernière une méthode, une « science »? Il faut poser comme principe que toute recherche a sa méthode déterminée et construit une science déterminée qui lui est propre, et que la méthode s'est développée et a été élaborée en même temps que se développaient et s'élaboraient la recherche et la science déterminées, et qu'elle forme un tout avec elles. Croire qu'on peut faire progresser une recherche scientifique en lui appliquant une méthode type, choisie en raison de bons résultats qu'elle a donnés dans une autre recherche avec laquelle la méthode faisait corps, c'est faire preuve d'un étrange aveuglement qui relève très peu de la science. Il y a toutefois, il est vrai, des critères généraux dont on peut dire qu'ils constituent la conscience critique de tout savant, quelle que soit sa « spécialisation », critères qui doivent être toujours spontanément en éveil au cours de son travail. De même, on peut dire que n'est pas un savant, le chercheur qui n'a pas suffisamment assuré ses critères particuliers, celui qui n'a pas une pleine intelligence des concepts qu'il emploie, celui qui, insuffisamment informé, révèle une intelligence indigente de l'état des questions qu'il traite, celui qui n'a cure d'être très prudent dans ses affirmations, celui qui, à la rigueur de la nécessité, préfère des progrès arbitraires dépourvus d'enchaînement, ou le chercheur qui, au lieu de tenir compte des lacunes qui existent dans ses connaissances acquises, les passe sous silence et se contente de solutions ou de relations purement verbales, sans dire clairement qu'il s'agit de positions provisoires qui sont susceptibles d'être reprises et développées, etc.
Une remarque qu'on peut faire à bon nombre de références polémiques du Manuel, c'est la méconnaissance systématique de la possibilité d'erreur de la part des différents auteurs cités, ce qui conduit à attribuer à un groupe social, dont les savants seraient toujours les représentants, les opinions les plus disparates et les volontés les plus contradictoires. Cette remarque se rattache à un critère de méthode plus général : il n'est pas « très scientifique » ou plus simplement « très sérieux » de choisir ses adversaires parmi les plus stupides et les plus médiocres ou encore de choisir parmi les opinions de ses adversaires les moins essentielles, les plus occasionnelles et de donner pour certain qu'on a « détruit tout entier » l'adversaire parce qu'on a détruit une de ses opinions secondaires ou incidentes, ou qu'on a détruit une idéologie ou une doctrine parce qu'on a montré l'insuffisance théorique des champions de troisième ou de quatrième ordre qui la défendent. D'autre part « il faut être juste avec ses adversaires », en ce sens qu'il faut s'efforcer de comprendre ce qu'ils ont réellement voulu dire et ne pas s'arrêter, non sans une certaine malignité, aux significations superficielles et immédiates de leurs expressions. Tout cela bien sûr, si on se propose pour but d'élever le débat et le niveau intellectuel de ses lecteurs, et non pour but immédiat de faire le vide autour de soi, par tous les moyens et de toutes les façons. Il faut se placer du point de vue suivant à savoir que le militant doit discuter et soutenir son propre point de vue au cours de discussions qu'il peut avoir avec des adversaires capables et intelligents et pas seulement avec des interlocuteurs frustes et sans préparation que l'on peut convaincre par la méthode « autoritaire » ou par l' « émotion ». Il faut pouvoir affirmer et justifier la possibilité de l'erreur, sans pour autant faillir à la conception qu'on défend, car ce qui importe n'est pas tant l'opinion de telle ou telle personnalité, mais cet ensemble d'opinions qui sont devenues collectives, un élément social, une force sociale : ce sont ces dernières qu'il faut réfuter, en s'attaquant aux théoriciens les plus représentatifs qui les exposent, à ceux-là mêmes qui sont les plus dignes de respect en raison de leur haute pensée et même de leur désintéressement immédiat, et sans bien sûr penser qu'on a pour autant « détruit » l'élément social et la force sociale correspondants (ce qui serait du pur rationalisme du genre siècle des lumières), mais qu'on a seulement contribué : 1. à maintenir et à renforcer dans ses propres rangs l'esprit de distinction et de scission ; 2. à créer le terrain permettant aux siens d'absorber et de vivifier une véritable doctrine originale, correspondant à leurs propres conditions de vie.
(M.S. pp. 135-138 et G.q. 11 § 15, pp. 1403-1406.)
[1932-1933]
Extraits du Cahier de Prison 11, § 17 :
La "réalité du monde extérieur"
Toute la polémique contre la conception subjectiviste de la réalité, avec la question « terrible » de la « réalité objective du monde extérieur », est mal posée, conduite encore plus mal et en grande partie futile et oiseuse (je me reporte également au mémoire présenté au Congrès d'histoire de la science, qui a eu lieu à Londres en juin-juillet 1931). Si on se place du point de vue d'un Manuel populaire, l'ensemble de l'exposé répond davantage à un prurit de pédantisme intellectuel qu'à une nécessité logique. Le public populaire ne croit même pas qu'on puisse sérieusement poser un tel problème, à savoir si le monde extérieur existe objectivement. Il suffit de poser le problème en ces termes pour susciter un tonnerre d'hilarité digne de Gargantua et impossible à maîtriser. Le public « croit » que le monde extérieur est objectivement réel, et c'est précisément là que surgit le problème . quelle est l'origine de cette « croyance » et quelle valeur critique a-t-elle « objectivement » ? En fait cette croyance est d'origine religieuse, même si ceux qui y participent sont indifférents du point de vue religieux. Puisque toutes les religions ont enseigné et enseignent que le monde, la nature, l'univers ont été créés par Dieu avant la création de l'homme et que par conséquent l'homme a trouvé le monde tout prêt, catalogué et défini une fois pour toutes, cette croyance est devenue une donnée inébranlable du « sens commun » et vit avec la même force, même si le sentiment religieux est éteint ou assoupi. Et c'est ainsi que se fonder sur cette expérience du sens commun pour détruire par le côté « comique » la conception subjectiviste a une signification plutôt « réactionnaire », de retour implicite au sentiment religieux; en fait les écrivains et orateurs catholiques recourent au même moyen pour obtenir le même effet de ridicule corrosif. [3] Dans le mémoire présenté au Congrès de Londres l'auteur du Manuel populaire répond implicitement à cette remarque (qui est après tout de caractère extérieur, encore qu'elle ait son importance) en notant que Berkeley, à qui on doit le premier énoncé achevé de la conception subjectiviste, était un archevêque (il semble qu'on doive en déduire l'origine religieuse de la théorie); à quoi l'auteur du Manuel ajoute que seul un « Adam » qui se trouve pour la première fois dans le monde, peut penser que celui-ci n'existe que parce qu'il le pense (et ici aussi s'insinue l'origine religieuse de la théorie, mais sans grande vigueur de conviction ou sans vigueur du tout).
En réalité, le problème est à mon avis le suivant comment peut-on expliquer qu'une telle conception, qui n'est certes pas une futilité, même pour un philosophe de la praxis, puisse aujourd'hui, quand elle est exposée au publie, ne provoquer que rire et dérision ? C'est, je crois, le cas le plus typique de la distance qui a progressivement séparé la science et la vie, qui sépare certains groupes d'intellectuels qui conservent la direction « centrale » de la haute culture, et les grandes masses populaires; cas typique aussi de la manière dont le langage de la philosophie est devenu un jargon qui a le même effet que celui d'Arlequin. Mais si le « sens commun » se tord de rire, le philosophe de la praxis doit tout de même chercher une explication, à la fois de la signification réelle de la conception, et de la raison pour laquelle elle est née et s'est répandue parmi les intellectuels, et également de la raison pour laquelle elle fait rire le sens commun. Il est certain que la conception subjectiviste est propre à la philosophie moderne dans sa forme la plus achevée et la plus avancée, puisque c'est d'elle et comme dépassement d'elle qu'est né le matérialisme historique qui, dans la théorie des superstructures, pose, en langage réaliste et historiciste, ce que la philosophie traditionnelle exprimait dans une forme spéculative. La démonstration de cette thèse qui n'est ici qu'à peine indiquée, aurait la plus grande portée culturelle, car elle mettrait fin à une série de discussions futiles et oiseuses et permettrait un développement organique de la philosophie de la praxis, pour en faire finalement la représentante hégémonique de la haute culture. On est même saisi d'étonnement quand on constate que le lien entre la thèse idéaliste qui pose la réalité du monde comme une création de l'esprit humain, d'une part, et l'affirmation de l'historicité et de la caducité de toutes les idéologies de la part de la philosophie de la praxis (parce que les idéologies sont les expressions de la structure et se modifient en même temps que se modifie cette dernière), d'autre part, n'a jamais été affirmé et développé d'une manière satisfaisante.
La question est étroitement liée - et on le comprend - à la question de la valeur des sciences qu'on est convenu d'appeler exactes ou physiques, et à la position qu'elles ont progressivement prises dans le cadre de la philosophie de la praxis, position qui tient du fétichisme, et par laquelle elles deviennent même la seule, la vraie philosophie, la seule et la vraie connaissance du monde.
Mais que faudra-t-il entendre par conception subjectiviste de la réalité ? Sera-t-il possible de s'arrêter à n'importe laquelle de ces mille théories subjectivistes, élucubrations de toute une série de philosophes et de professeurs qui vont jusqu'au solipsisme ? Il est évident que la philosophie de la praxis, dans ce cas également, ne peut être mise en rapport qu'avec la philosophie de Hegel qui, de la conception idéaliste, représente la forme la plus achevée et la plus géniale, et que des théories qui ont suivi, il ne faudra prendre en considération que quelques aspects partiels et les valeurs utiles. Et il faudra rechercher les formes bizarres que la conception a prises, aussi bien chez les disciples que chez les critiques plus ou moins intelligents. (...)
Il faut démontrer que la philosophie « subjectiviste », après avoir servi à critiquer la philosophie de la transcendance d'une part, et la métaphysique ingénue du sens commun et du matérialisme philosophique d'autre part, ne peut prendre son vrai sens et trouver son interprétation historiciste qu'à l'intérieur de la conception des superstructures, alors que dans sa forme spéculative, elle n'est rien d'autre qu'un pur roman philosophique. [4]
Le reproche qu'il faut faire au Manuel populaire, c'est d'avoir présenté la conception subjectiviste telle qu'elle apparaît à travers la critique du sens commun, et d'avoir accueilli la conception de la réalité objective du monde extérieur dans sa forme la plus triviale et la plus acritique, sans même soupçonner qu'on peut, contre cette dernière forme, formuler l'objection du mysticisme, ce qui se produisit en effet. [5] L'ennui est qu'en analysant cette conception, il n'est, somme toute, pas très facile de justifier un point de vue d'objectivité extérieure conçu aussi mécaniquement. Semble-t-il possible qu'il existe une objectivité extra-historique et extra-humaine ? Mais qui jugera d'une telle objectivité ? Qui pourra se placer de cette sorte de « point de vue du cosmos en soi » et que signifiera un tel point de vue? On peut très bien soutenir qu'il s'agit d'un résidu du concept de Dieu, précisément dans sa conception mystique d'un Dieu inconnu. La formulation d'Engels selon laquelle « l'unité du monde consiste dans sa matérialité démontrée... par le long et laborieux développement de la philosophie et des sciences naturelles » contient précisément en germe la conception juste, parce qu'on recourt à l'histoire et à l'homme pour démontrer la réalité objective. Objectif signifie toujours « humainement objectif », ce qui peut correspondre exactement à « historiquement subjectif », autrement dit « objectif » signifierait « universel subjectif ». L'homme connaît objectivement dans la mesure où la connaissance est réelle pour tout le genre humain historiquement unifié dans un système culturel unitaire ; mais ce processus d'unification historique a son avènement quand disparaissent les contradictions internes qui déchirent la société humaine, contradictions qui sont la condition de la formation des groupes et de la naissance des idéologies non universelles, concrètes, mais que rend immédiatement caduques l'origine pratique de leur substance. Il y a donc une lutte pour l'objectivité (pour se libérer des idéologies partielles et fallacieuses) et cette lutte est la lutte même pour l'unification culturelle du genre humain. Ce que les idéalistes appellent « esprit » n'est pas un point de départ mais l'arrivée, l'ensemble des superstructures en devenir vers l'unification concrète et objectivement universelle, et non présupposé unitaire, etc.
La science expérimentale a offert jusqu'ici le terrain sur lequel une telle unité culturelle a atteint le maximum d'extension : elle a été l'élément de connaissance qui a le plus contribué à unifier l' « esprit », à le faire devenir plus universel ; elle a été la subjectivité la plus objectivée, la plus concrètement universalisée.
Le concept d' « objectif » du matérialisme métaphysique semble vouloir signifier une objectivité qui existe même en dehors de l'homme, mais quand on affirme qu'une réalité existerait même si l'homme n'existait pas, ou bien on fait une métaphore, ou bien on tombe dans une forme de mysticisme. Nous ne connaissons la réalité que par rapport à l'homme et comme l'homme est devenir historique, la conscience comme la réalité sont également un devenir, et l'objectivité, elle aussi, est un devenir, etc.
(M.S. pp. 138-145 et G.q. 11, § 17, pp. 1411-1416.)
Extrait du Cahier de Prison 11, § 34 :
La formule d'Engels qui dit que :
« La matérialité du monde est démontrée par le long et laborieux développement de la philosophie et des sciences naturelles », devrait être analysée et précisée. Entend-on par science l'activité théorique ou l'activité pratique-expérimentale des savants ? Ou la synthèse des deux activités ? On pourrait dire qu'on a dans l'activité expérimentale du savant le type de processus unitaire du réel, car elle est le premier modèle de médiation dialectique entre l'homme et la nature, la cellule historique élémentaire grâce à laquelle l'homme, en se mettant en rapport avec la nature à travers la technologie, connaît cette nature et la domine. Il ne fait pas de doute que l'affirmation de la méthode expérimentale sépare deux mondes de l'histoire, deux époques, et qu'elle met en branle le processus de dissolution de la théologie et de la métaphysique, le processus de développement de la pensée moderne, dont le couronnement est la philosophie de la praxis. L'expérience scientifique est la première cellule de la nouvelle méthode de production, de la nouvelle forme d'union active entre l'homme et la nature. Le savant-expérimentateur est également un ouvrier, et non un pur penseur, et sa pensée est continuellement contrôlée par la pratique et vice versa, jusqu'à ce que se forme l'unité parfaite de la théorie et de la pratique.
Note. Il faut étudier la position de Lukacs [6] à l'égard de la philosophie de la praxis. Il semble que Lukacs affirme qu'on ne peut parler de dialectique que pour l'histoire des hommes, et non pour la nature. Il peut avoir tort et il peut avoir raison. Si son affirmation présuppose un dualisme entre l'homme et la nature, il a tort, car il tombe dans une conception de la nature qui est précisément celle de la religion et de la philosophie gréco-chrétienne, et qui est aussi celle de l'idéalisme, lequel en fait ne réussit pas à unifier l'homme et la nature et à les mettre en rapport sinon verbalement. Mais si l'histoire humaine doit être conçue aussi comme histoire de la nature (et aussi à travers l'histoire de la science) comment la dialectique peut-elle être détachée de la nature ? Peut-être Lukacs, par réaction contre les théories baroques du Manuel populaire, est-il tombé dans l'erreur opposée, dans une forme d'idéalisme.
(M.S. pp. 138-145 et G.q. 11, § 34, pp. 1418-1420.)
Extrait du Cahier de Prison 11, § 18 :
Jugement sur les philosophies passées
La critique superficielle du subjectivisme qui est faite dans le Manuel populaire, s'insère dans un problème plus général, à savoir celui de l'attitude à avoir à l'égard des philosophies et des philosophes du passé. Juger tout le passé philosophique comme un délire et une folie n'est pas seulement une erreur due à une conception anti-historique, - car dans cette conception, se trouve la prétention anachronique d'exiger du passé qu'il pensât comme nous pensons aujourd'hui -, mais c'est à proprement parler un résidu de métaphysique, car on suppose une pensée dogmatique valable en tout temps et dans tous les pays, qui devient la mesure de tout jugement sur le passé. L'anti-historicisme méthodique n'est rien d'autre que de la métaphysique. Que les systèmes philosophiques aient été dépassés, n'exclut pas qu'ils aient été historiquement valables ni qu'ils aient rempli une fonction nécessaire : leur caducité doit être considérée du point de vue du développement historique tout entier et de la dialectique réelle ; quand on dit qu'ils étaient dignes de tomber, on ne prononce pas un jugement d'ordre moral ou répondant à une hygiène de la pensée, formulé d'un point de vue « objectif », mais un jugement dialectique-historique. On peut comparer avec la présentation faite par Engels de la proposition hégélienne disant que « tout ce qui est rationnel est réel et que tout ce qui est réel est rationnel » [7], proposition qui doit être également valable pour le passé.
Dans le Manuel, on juge le passé « irrationnel » et « monstrueux » et l'histoire de la philosophie devient un traité historique de tératologie, parce qu'on part d'un point de vue métaphysique. (Et au contraire, le Manifeste contient un des plus hauts éloges du monde qui doit mourir.) [8] Si cette manière de juger le passé est une erreur théorique, si c'est une déviation de la philosophie de la praxis, pourra-t-elle avoir une quelconque signification éducative, sera-t-elle inspiratrice d'énergies ? Il ne semble pas, car la question se réduirait à penser qu'on est quelque chose uniquement par le fait qu'on est né dans le temps présent, au lieu d'être né dans un des siècles passés. Mais de tout temps, il y a eu un passé et une contemporanéité, et être « contemporain » est un titre qui n'a de valeur que dans les histoires drôles. [9]
(M.S. pp. 145-146 et G.q. 11, § 18, pp. 1416-1417.)
[1932-1933]
[1] Il s'agit du Manuel populaire de N. Boukharine, publié pour la première fois à Moscou en 1921. C'est de la traduction française que s'est vraisemblablement servi Gramsci pour son travail : N. BOUKHARINE : La Théorie du matérialisme historique. (Manuel de sociologie marxiste). Traduction de la 4e édition suivie d'une note sur la position du matérialisme historique, Paris, Éditions sociales internationales, 1927. (Bibliothèque marxiste nº 3). Cf. également l'exposé du marxisme que fait Boukharine dans le recueil publié pour le 50e anniversaire de la mort de Marx (1933) par l'Académie des Sciences de l'U.R.S.S. : Marx' teaching and its historical importance in Marxism and modern thought, translated by Ralph Fox, London G. Routledge 1935, pp. 1-90.
[2] Conception du monde conforme au système de Ptolémée (ne siècle après J.-C.) qui posait la terre fixe au centre du monde. L'anthropomorphisme est l'attitude de l'homme qui n'est capable que de projeter sa propre forme. L'anthropocentrisme place l'homme au centre du monde.
[3] « L'Église, par l'intermédiaire des jésuites et en particulier des néo-scolastiques (université de Louvain et du Sacré-Cœur a Milan) a cherché à absorber le positivisme et se sert même de ce raisonnement pour tourner en ridicule les idéalistes auprès des foules : « Les idéalistes sont des gens qui croient que tel campanile n'existe que parce que tu le penses; si tu ne le pensais plus, le campanile n'existerait plus. » (Note de Gramsci.)
[4] On peut trouver une allusion à une interprétation un peu plus réaliste du subjectivisme dans la philosophie classique allemande, dans un compte rendu de G. De Ruggiero des écrits posthumes (des lettres, je crois) de B. Constant *, publiés dans la Critica de quelques années en arrière. (Note de Gramsci.)
[5] Dans le mémoire qu'il a présenté au Congrès de Londres, l'auteur du Manuel populaire fait allusion à l'accusation de mysticisme qu'il attribue à Sombart et qu'il néglige avec mépris : Sombart l'a certainement empruntée à Croce. (Note de Gramsci.)
[6] Voir notamment l'article écrit par Georges Lukacs dans la revue Internationale Literatur de Moscou en 1933, Heft II (mars-avril) reproduit dans Georg Lukacs zum siebzigsten Geburtstag, Berlin, Aufbau-Verlag, 1955, sous le titre « Mein Weg zu Marx » [Mon chemin vers Marx]. pp. 225-231. G. L. y déclare qu'après des années de travail révolutionnaire et de luttes théoriques avec Marx, « le caractère compréhensif [umfassende] et unitaire [einheitliche] de la dialectique lui est devenu concrètement clair. Cette clarté apporte avec elle la reconnaissance que l'étude réelle du marxisme ne fait que commencer et que cette étude ne peut jamais connaître de repos. » Lukacs avait publié dix ans plus tôt son premier ouvrage sur la dialectique marxiste : Geschichte und Klassenbewusstsein. Studien über marxistische Dialektik. Berlin, Malik-Verlag, 1923.
[7] Cf. F. ENGELS : Ludwig Feuerbach, Ed. s., 1970, p. 10.
[8] Cet éloge développe le rôle historique de la bourgeoisie ainsi formulé : « La bourgeoisie a joué dans l'histoire un rôle éminemment révolutionnaire. » (Manifeste, Ed. soc., 1973, p. 17.)
[9] On raconte l'histoire d'un petit bourgeois français qui sur sa carte de visite avait justement fait imprimer « contemporain » : il pensait qu'il n'était rien et un jour, il découvrit qu'il était au contraire quelque chose, qu'il était un « contemporain ». (Note de Gramsci.)