Dans les années soixante-dix, le PCF raisonnait encore largement à partir de son socle idéologique, économique et politique originel, à savoir le marxisme-léninisme. J’ai connu, jeune adhérent, ce temps où des camarades du Livre Club Diderot démarchaient les communistes pour leur vendre les œuvres complètes de Lénine [1]. Pourtant, c’est l’époque à laquelle on peut dater les revirements fondamentaux qui ont entraîné la direction de notre parti dans les abîmes du réformisme que l’on connaît aujourd’hui. C’est en effet à ce moment que le programme commun est signé (accord de sommet réhabilitant la social-démocratie), que le XXIIème congrès s’achève (abandon de la dictature du prolétariat) et que les directions s’installent dans l’illusion que la clef de la révolution se trouve dans les institutions bourgeoises (triomphe du "communisme" municipal en 1977 avec Saint-Etienne, Reims, Nîmes, Le Havre…). Malgré tout, au sein du PCF, s’exerce encore une grande effervescence de la pensée, toujours en rapport avec l’héritage des auteurs et acteurs révolutionnaires de l’histoire du mouvement communiste. Et puis, le PCF de l’époque était encore profondément enraciné dans la classe ouvrière.
Et c’est ainsi qu’en 1977, s’appuyant sur les toutes récentes décisions du XXIIème congrès et sur l’imminence de l’avènement au pouvoir de l’union de la gauche et de son programme commun, trois communistes, Jean Fabre, économiste, François Hincker, historien et Lucien Sève, philosophe, font paraître aux défuntes Editions sociales, un ouvrage de réflexion sur l’Etat, certainement commandité par la direction : Les communistes et l’Etat. Nos Assises du communisme étant programmées pour la fin juin 2013, et pour apporter de l’eau au moulin de ce futur brassage d’idées, c’est avec ce titre que je propose aux lecteurs de ce site, quelques articles amenant à la réflexion sur le rôle de l’Etat dans la société capitaliste, sur les illusions portées par le réformisme à son sujet et donc aussi sur son rôle dans la société socialiste pour laquelle nous luttons. Bien sûr, il y a l’inévitable ouvrage de Lénine, L’Etat et la révolution (1917). Et je renvoie à sa lecture. Il y a aussi toute la réflexion de Marx et d’Engels sur le sujet ; Lénine s’en est d’ailleurs nourri au point de commencer L’Etat et la révolution par cette citation d’Engels qui selon lui, « exprime en toute clarté l’idée fondamentale du marxisme sur le rôle historique et la signification de l’Etat » :
« L’Etat, dit Engels en tirant les conclusions de son analyse historique, n’est donc pas un pouvoir imposé du dehors à la société ; il n’est pas davantage "la réalité de l’idée morale", "l’image et la réalité de la raison", comme le prétend Hegel. Il est bien plutôt un produit de la société à un stade déterminé de son développement ; il est l’aveu que cette société s’empêtre dans une insoluble contradiction avec elle-même, s’étant scindée en oppositions inconciliables qu’elle est impuissante à conjurer. Mais pour que les antagonistes, les classes aux intérêts économiques opposés, ne se consument pas, elles et la société, en une lutte stérile, le besoin s’impose d’un pouvoir qui, placé en apparence au-dessus de la société, doit estomper le conflit, le maintenir dans les limites de l’"ordre" ; et ce pouvoir, né de la société, mais qui se place au-dessus d’elle et lui devient de plus en plus étranger, c’est l’Etat » Engels, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat, 1884.
Pour en revenir aux années soixante-dix, concernant la question de l’Etat, on peut réellement parler d’une importante réflexion, puisqu’en farfouillant les tréfonds de ma bibliothèque, j’ai aussi dégoté un autre ouvrage des Editions sociales consacré à l’Etat, L’Etat du changement de Jean-Pierre Delilez, paru également en 1977. Il faut dire qu’à l’époque, le programme commun et l’Union de la gauche avaient soulevé un tel mouvement de fond, qu’il y avait l’illusion que le socialisme était à portée de main et que cela valait bien quelques révisions du "dogme" marxiste-léniniste. En tous cas, il fallait redéfinir la position du PCF vis-à-vis de l’Etat, la confronter au réel, en réalité, la revisiter en fonction des prises de position du XXIIème congrès et de la participation évidente du PCF dans le futur gouvernement d’Union de la gauche. Mais à cette époque en 1977, la direction, voire la majorité des adhérents, s’imaginaient encore hégémoniques ; peu se doutaient que cette politique avait d’ores et déjà déroulé le tapis rouge du pouvoir à la social-démocratie, et que la participation du PCF au gouvernement ne serait qu’anecdotique. Surtout, qui aurait cru à l’époque, que c’était le PS qui allait mener l’équivalent de la révolution conservatrice des Reagan et Thatcher en France ? D’ailleurs, je pense qu’aujourd’hui, la direction actuelle du PCF n’en a toujours pas conscience…
Les communistes et l’Etat (1977) nous montre en tous cas un visage du PCF dont on n’a plus l’habitude, celui d’un PCF dont la culture profonde était encore marxiste-léniniste, même de la part de Lucien Sève qui, pourtant, ces dernières années, reniera "l’horrible" Lénine, soi-disant porteur d’une sorte de péché originel totalitaire, et jusqu’à certaines analyses de Marx, notamment concernant l’analyse du rôle de l’Etat. A propos de cette question de l’Etat, nous sommes bien au cœur du débat, de la réflexion qui va repousser une partie du mouvement communiste dans les cordes de l’autophobie [2], allant jusqu’à rejeter l’engagement communiste sur la base de l’échec de l’URSS et donc de la manière dont les partis communistes auraient exercé le pouvoir d’Etat, à savoir une sorte de "totalitarisme" qui serait intrinsèque à l’analyse théorique de l’Etat par Marx et Lénine, pour faire court.
Il n’en reste pas moins que cette effervescence théorique au sein du PCF sur la question de l’Etat à la fin des années soixante-dix en restera là. Les deux ouvrages évoqués semblent bien être les derniers sur le sujet en provenance de la direction du PCF ou de son environnement proche. Et je dirais même que toute la réflexion politique théorique, quelque soit le sujet, va aller petit à petit en s’éteignant pour faire place au vide sidéral de la période Robert Hue, puis aux élucubrations réformistes de la période actuelle.
En évoquant cet ouvrage théorique, Les communistes et l’Etat, il ne s’agit pas de lancer le débat sur les conséquences du XXIIème congrès ou les impasses du programme commun, encore que pour avancer, il faudrait pouvoir se retourner un jour sur ces évènements de notre passé. Non, il s’agit simplement de reprendre peut-être le débat là où il en était resté, et très modestement, de se réapproprier ce qui semble être aujourd’hui un sujet tabou, ou en tous cas complètement passé sous silence, mais pourtant fondamental pour les communistes : le rôle de l’Etat.
Il y a beaucoup de choses à prendre dans cet ouvrage et notamment l’acquis historique des communistes concernant le rôle de l’Etat, acquis qui est parfaitement présenté dans ces pages. L’objectif n’est pas d’en retranscrire littéralement les 250 pages qui peuvent être pour certaines datées, mais de donner à lire quelques extraits essentiels susceptibles de repositionner notre compréhension de la société capitaliste et de la manière dont la bourgeoisie exerce sa domination au travers de l’Etat, afin d’ouvrir au débat. Pour commencer, je propose cet extrait du préambule du livre qui pose les bases de la définition de l’Etat tel qu’il était vu par ses auteurs en 1977 et qui me semble également convenir à la situation actuelle :
« Traiter de l’Etat, c’est aborder un ensemble de problèmes immense, historiquement mouvant, où la plupart des points appellent encore l’approfondissement, où le vocabulaire même recèle des pièges. Précisons donc d’emblée, dans la mesure du possible, la terminologie que ce livre s’emploiera à éclaircir et à concrétiser. Dans la France d’aujourd’hui, la grande bourgeoisie monopoliste a, au sens le plus large et le plus global du terme, le pouvoir, c’est-à-dire que, possédant les grands moyens de production et d’échange, ce qui fait d’elle la classe économiquement dominante, elle dispose de moyens essentiels, privés et publics, pour faire prévaloir en tout domaine ses intérêts de classe, assurer la reproduction de l’ensemble des rapports sociaux où s’enracine sa domination politique et idéologique. Le principal de ces moyens est la maîtrise de l’appareil étatique, c’est l’exercice du pouvoir d’Etat.
Grâce au pouvoir d’Etat, dont les dimensions sont politiques, économiques, sociales, idéologiques, elle n’est pas seulement la classe dominante, elle dispose d’un pouvoir de décision et de contrainte qui garantit son hégémonie sur la collectivité nationale. L’Etat, c’est le dispositif à travers lequel s’élabore et se met en œuvre la politique qui répond aux intérêts globaux de la classe dominante, à travers lequel son pouvoir s’exerce sous les formes de l’autorité publique. C’est par excellence l’instrument grâce auquel la classe possédante maintient et reproduit sa domination. Ses formes, ses structures, ses organes sont essentiellement déterminés par son contenu de classe. La tête en est constituée par le pouvoir politique proprement dit, les hommes et les institutions clefs qui prennent les décisions essentielles – présidence de la République, gouvernement, direction des partis politiques de la majorité intégrés au plus haut niveau de l’appareil d’Etat, direction des grands corps d’Etat – intimement liés, y compris derrière la scène, aux dirigeants des grands monopoles, et appuyés sur la majorité réactionnaire qui en est le support politique, et qui sert de relais à leur emprise sur une partie des masses.
Pour faire appliquer ses décisions, le pouvoir politique dispose de tout un appareil d’Etat étendu, ramifié, historiquement mobile : administrations, forces répressives, organismes publics ou semi-publics, centraux ou locaux, collectivités territoriales. La politique qui s’élabore et se met en œuvre à travers ce dispositif rencontre des obstacles : contradictions d’intérêts entre fractions du capital que l’autonomie relative de l’Etat a pour rôle de subordonner aux intérêts globaux de la caste dominante, résistance et lutte des masses exploitées et de leur organisations, dont elle est contrainte de tenir compte pour devenir une réalité effective. L’Etat, sa politique, ses formes, ses structures traduisent donc les intérêts de la classe dominantes non de façon mécanique, mais à travers un rapport de forces qui en fait une expression condensée de la lutte des classes en développement. Tel est schématiquement, l’ensemble des réalités que, dans le langage ordinaire, on comprend de façon plus ou moins confuse sous la notion générale d’« Etat ».
En se proposant de développer les idées des communistes français sur l’Etat à la fois dans leur formation historique et dans leur actualité politique, les auteurs de ce livre, qui ne prétendent attribuer à leur démarche aucun caractère exemplaire, ont conscience de la complexité de l’entreprise, dès lors qu’on est soucieux de l’aborder de façon authentiquement marxiste. Mais qu’est-ce que traiter de l’Etat en marxiste ? Question qui a elle-même un double aspect : celui de la fidélité aux enseignements de portée universelle que le marxisme-léninisme a dégagés de toute l’expérience passée, et celui de l’attention aux traits spécifiques de la situation concrète, de l’aptitude aux développements inédits qu’elle réclame dans l’ordre de la théorie comme de la pratique. Car le marxisme est inséparablement savoir constitué et méthode d’analyse, bilan théorique de l’expérience passée et guide pour l’action présente et future. »
[1] Ce n’était pas non plus aussi idyllique qu’il peut paraître, car plusieurs années après, j’ai aussi connu le reflux, à savoir la revente ou la mise au rebut de ces mêmes œuvres de Lénine, dont la plupart des tomes n’avaient jamais été ouverts…
[2] Cf. le livre de Domenico Losurdo Fuir l’histoire, éditions Delga et Le Temps des Cerises, 2007.