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Réveil Communiste

La Russie et la crise ukrainienne : le projet euro-asiatique en conflit avec la politique impérialiste de la Triade , par Samir Amin

22 Octobre 2014 , Rédigé par Réveil Communiste Publié dans #Impérialisme, #Russie, #Asie, #Chine, #Ukraine

Sur le blog de Danielle Bleitrach :

 

 

Samir Amin

 

par Samir Amin
Moscou, mars 2014

1. L’actuelle scène mondiale est dominée par la tentative des centres historiques de l’impérialisme (les États-Unis, l’Europe occidentale et centrale, le Japon – que nous désignerons par la suite comme « la Triade ») de garder leur contrôle exclusif sur la planète via une combinaison :

  • de prétendues mesures néolibérales de mondialisation économique permettant au capital financier transnational de la Triade de décider seul de toutes les questions et ce, dans leur intérêt exclusif ;
  • et du contrôle militaire de la planète par les États-Unis et ses alliés subordonnés (l’Otan et le Japon) afin d’annihiler toute tentative par tout pays ne faisant pas partie de la Triade de se soustraire à leur joug.

À cet égard, tous les pays ne faisant pas partie de la Triade sont des ennemis ou des ennemis potentiels, hormis ceux qui acceptent la soumission complète à la stratégie économique et politique de la Triade – comme les deux nouvelles « républiques démocratiques » que son l’Arabie saoudite et le Qatar ! La prétendue « communauté internationale » à laquelle les médias occidentaux font allusion se réduit en effet au G7 plus l’Arabie saoudite et le Qatar. Tous les autres pays, même si leur gouvernement s’aligne actuellement sur la Triade, sont des ennemis potentiels puisque leurs peuples peuvent rejeter cette soumission.

2. Dans ce cadre, la Russie est « un ennemi ».

Quelle que soit notre évaluation de ce que fut l’Union soviétique (« socialiste » ou autre chose), la Triade l’a tout simplement combattue parce qu’elle était une tentative de développement indépendant vis-à-vis du capitalisme / impérialisme dominant.

Après l’effondrement du système soviétique, certains (en particulier en Russie) ont pensé que l’« Occident » n’allait pas s’opposer à une « Russie capitaliste » – de même que l’Allemagne et le Japon avaient « perdu la guerre mais gagné la paix ». Ils oubliaient que les puissances occidentales avaient appuyé la reconstruction des anciens pays fascistes précisément pour faire face au défi de la politique indépendante de l’Union soviétique. Aujourd’hui, du fait que ce défi a disparu, l’objectif de la Triade est la soumission complète, la destruction de la capacité de résistance de la Russie.

3. L’actuel développement de la tragédie ukrainienne illustre la réalité de l’objectif stratégique de la Triade.

La Triade a organisé à Kiev ce qu’il conviendrait d’appeler un « putsch euro-nazi ». Pour atteindre son objectif (la séparation de deux nations historiquement jumelles – la russe et l’ukrainienne), elle avait besoin du soutien des nazis locaux.

La rhétorique des médias occidentaux, prétendant que la politique de la Triade est de promouvoir la démocratie, est tout simplement un mensonge. Nulle part, la Triade n’a jamais promu la démocratie. Au contraire, cette politique a systématiquement soutenu les forces locales les plus antidémocratiques (dans certains cas, « fascistes »). Quasi fascistes dans l’ancienne Yougoslavie – en Croatie et au Kosovo – de même que dans les États baltes et en Europe de l’Est (la Hongrie, par exemple). Les pays de l’Europe de l’Est ont été « intégrés » à l’Union européenne non en tant que partenaires égaux, mais en tant que « semi-colonies » des puissances capitalistes / impérialistes majeures de l’Europe occidentale et centrale. La relation entre l’Ouest et l’Est dans le système européen est, jusqu’à un certain point, similaire à ce qui domine les relations entre les États-Unis et l’Amérique latine ! Dans les pays du Sud, la Triade a soutenu les forces antidémocratiques extrémistes comme, par exemple, l’Islam politique, ultra-réactionnaire, et, avec leur complicité, a détruit des sociétés ; les cas de l’Irak, de la Syrie, de l’Égypte, de la Libye illustrent ces objectifs du projet impérialiste de la Triade.

4. Par conséquent, la politique de la Russie (telle qu’elle a été développée par l’administration de Poutine) visant à résister au projet de colonisation de l’Ukraine (et d’autres pays de l’ancienne Union soviétique, en Transcaucasie et en Asie centrale) doit être soutenue. L’expérience des États baltes ne doit pas se répéter. L’objectif qu’est la construction d’une communauté « euro-asiatique », indépendante de la Triade et de ses partenaires européens subordonnés, doit également être soutenu.

Mais cette « politique internationale » positive de la Russie est vouée à l’échec si elle n’est pas appuyée par le peuple russe. Et ce soutien ne peut être gagné sur la base exclusive du « nationalisme », même de nature progressiste positive – et non chauviniste et, a fortiori, non par une rhétorique russe « chauviniste ». Le fascisme en Ukraine ne peut être défié par le fascisme russe. Le soutien ne peut être acquis que si la politique économique et sociale interne poursuivie favorise les intérêts de la majorité des travailleurs.

Qu’entends-je par une politique « orientée vers le peuple » et favorisant les classes laborieuses ?

Entends-je « socialisme », voire une nostalgie du système soviétique ? Ce n’est pas ici qu’il convient de réévaluer l’expérience soviétique en quelques lignes ! Je me contenterai de résumer mes points de vue en quelques phrases. L’authentique révolution socialiste russe a produit un socialisme d’État qui était la seule première étape possible vers le socialisme ; après Staline, ce socialisme d’État s’est transformé pour devenir un capitalisme d’État (expliquer la différence entre les deux concepts est important, mais ce n’est pas le sujet du présent petit article). Et, en 1991, le capitalisme d’État a été démantelé et remplacé par un capitalisme « normal » s’appuyant sur la propriété privée, ce qui, comme dans tous les pays du capitalisme contemporain, représente fondamentalement la propriété des monopoles financiers, détenus par l’oligarchie (similaire aux – et non différente des – oligarchies gérant le capitalisme dans la Triade), dont beaucoup provenaient de l’ancienne nomenklatura, et parmi lesquels on trouvait aussi des nouveaux-venus.

L’explosion de pratiques démocratiques authentiques et créatives, telle qu’elle fut initiée par la Révolution (russe) d’Octobre fut par la suite muselée et remplacée par un modèle autocratique de management de la société, tout en garantissant cependant des droits sociaux aux classes laborieuses. Ce système aboutit à une dépolitisation massive et ne fut pas protégé contre des déviations despotiques et même criminelles. Le nouveau modèle de capitalisme sauvage s’appuie sur la continuation de la dépolitisation et du non-respect des droits démocratiques.

C’est un système de ce genre qui dirige non seulement la Russie, mais aussi toutes les autres républiques soviétiques anciennes. Des différences ont trait à la pratique de ce qu’on appelle la démocratie électorale « occidentale », plus réelle en Ukraine, par exemple, qu’en Russie. Néanmoins, ce modèle n’est pas de la « démocratie », mais une farce, quand on le compare à la démocratie bourgeoise telle qu’elle fonctionnait dans les anciens stades du développement capitaliste, y compris dans les « démocraties traditionnelles » de l’Occident, puisque le pouvoir réel est désormais restreint au pouvoir des monopoles et qu’il opère à leur profit exclusif.

Une politique orientée vers le peuple implique par conséquent qu’on s’éloigne autant que possible de la recette « libérale » et de la mascarade électorale qui lui est associée et qui prétend conférer une légitimité à une politique sociale régressive. Je suggérerais de remplacer cela par un nouveau capitalisme d’État à dimension sociale (je dis bien « sociale », par « socialiste »). Ce système ouvrirait la voie vers d’éventuels progrès vers une socialisation du management de l’économie et, partant, de nouveaux progrès véritables vers l’invention d’une démocratie correspondant aux défis d’une économie moderne.

Ce n’est que si la Russie change de cap dans cette direction que le conflit entre, d’une part, la politique internationale indépendante voulue par Moscou et, d’autre part, la poursuite d’une politique interne sociale réactionnaire pourrait avoir une issue positive. Un tel changement de cap est nécessaire et possible : certains fragments de la classe politique dirigeante pourrait s’aligner sur un tel programme pour autant que la mobilisation et l’action populaires en fassent la promotion. Dans la mesure où des progrès similaires seraient également réalisés en Ukraine, en Transcaucasie et en Asie centrale, une authentique communauté des nations euro-asiatiques pourrait s’établir et se muer en un acteur puissant dans la reconstruction du système mondial.

5. Le pouvoir de l’État russe restant dans les strictes limites de la recette néolibérale annihile les chances de succès d’une politique étrangère indépendante et les chances pour la Russie de devenir un pays réellement émergent agissant en tant qu’acteur international important.

Pour la Russie, le néolibéralisme ne peut produire qu’une tragique régression économique et sociale, un modèle de « lumpen development » et un statut subordonné croissant dans l’ordre impérialiste mondial. La Russie fournirait à la Triade du pétrole, du gaz et certaines autres ressources naturelles ; ses industries seraient réduites au statut de sous-contractantes au profit des monopoles financiers occidentaux.

Dans une telle position, qui n’est pas très loin de celle qu’occupe aujourd’hui la Russie dans le système mondial, les tentatives d’agir en toute indépendance dans le domaine international resteront extrêmement fragiles, menacées par des « sanctions » qui renforceront l’alignement désastreux de l’oligarchie économique au pouvoir sur les demandes des monopoles dominants de la Triade. Le flux actuel vers l’extérieur du « capital russe », associé à la crise ukrainienne, illustre ce danger. Rétablir le contrôle de l’État sur les mouvements du capital est la seule réponse efficace à ce danger.

Lectures complémentaires

Amin, Samir. The Implosion of Contemporary Capitalism (L’implosion du capitalisme contemporain), Londres et NY: Pluto and Monthly Review Press, 2013.

Amin, Samir. « What ‘Radical’ Means in the 21st Century » (Ce que « radical » signifie au 21e siècle), Review of Radical Political Economics 45.3 (septembre 2013).

Amin, Samir. « The Democratic Fraud and the Universalist Alternative » (La fraude démocratique et l’alternative universaliste), Monthly Review 63.5 (octobre 2011).

Amin, Samir. « Unity and Diversity in the Movement to Socialism » (Unité et diversité dans le mouvement vers le socialisme), Monthly Review (paraîtra dans le numéro de juin 2014).

Amin, Samir. « Russia in the Global System » (La Russie dans le système mondial). Traduit de l’arabe en russe par Said Gafourov.

Samir Amin est directeur du Third World Forum i(Forum du tiers monde) à Dakar, au Sénégal. Parmi ses derniers ouvrages : The Implosion of Contemporary Capitalism (L’implosion du capitalisme contemporain) et Three Essays on Marx’s Value Theory (Trois essais sur la théorie de la valeur de Marx). Tous deux ont été publiés par Monthly Review Press en 2013.

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