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Réveil Communiste

Halte à la décroissance !

22 Octobre 2014 , Rédigé par Réveil Communiste Publié dans #Economie

Table des matières (source du document)


Auteur: Henri Houben

La décroissance est une théorie nouvelle, ou plutôt nouvellement populaire auprès des milieux intellectuels qui cherchent à faire face aux nombreux défis actuels de l’humanité. Cette théorie se réfère en général au rapport du Groupe de Rome, datant de 1972, intitulé Halte à la croissance !, qui est la première véritable étude dénonçant l’acharnement des sociétés à se développer sur le plan économique. À partir de cette date, un certain nombre d’auteurs, comme Serge Latouche ou d’autres, ont critiqué les modèles de production et de consommation suivis par la quasi-totalité des pays de la planète et ont repris l’interrogation centrale de ce rapport : la croissance est-elle souhaitable ?

Certains, majoritaires au sein des gouvernements, affirment que, sans croissance, on ne pourra pas créer suffisamment de richesses pour satisfaire les besoins sans cesse renouvelés des populations, ni garantir l’emploi. D’autres estiment que la décroissance est une illusion qui va mener le monde à sa perte.

Si on observe la situation mondiale telle qu’elle se présente aujourd’hui, on devrait donner raison aux objecteurs de croissance : la croissance actuelle n’assure ni l’emploi, ni une bonne répartition des richesses, ni l’approvisionnement de tous en biens et en services nécessaires et elle se fonde sur un schéma de société très contestable où l’avoir est privilégié. Cependant, si le mode actuel de production et de consommation est extrêmement critiquable, notre interrogation est de savoir si la manière dont les « décroissants » posent les problèmes est pertinente. Notre réflexion abordera sept question. [8].

Une théorie floue, mal définie, avec des attentes contradictoires

Une des difficultés majeures que l’on rencontre lorsqu’on veut étudier les théories de la décroissance est qu’elles sont diffusées par des auteurs divers, venant d’horizons divers, avec des perspectives diverses. Il n’y a donc pas un corpus théorique cohérent, mais au contraire des avis parfois divergents. Sans doute, dira-t-on, il en va de même pour les marxistes, les keynésiens ou les libéraux. La différence est que chacune de ces trois écoles de pensée dispose d’une référence, certes susceptible d’interprétations, mais du moins relativement unique : Karl Marx (et Friedrich Engels), John Maynard Keynes ou Adam Smith et David Ricardo. Il n’y a pas, en revanche, de référence de ce type dans les théories de la décroissance.

Réginald Savag. [9], qui est en train de mener une étude sur ces théories, estime qu’il y a trois courants différents, avec des perspectives et des solutions assez dissemblables : le premier courant pense qu’il faudrait revenir en arrière, vers des situations économiques moins complexes et des modèles de développement moins avancés ; le second, auquel il rattache Tim Jackso. [10], plutôt techniciste, propose des solutions techniques pour éviter l’éclatement de la planète ; le troisième, plutôt de tendance néomarxienne, insiste sur la nécessité d’un changement radical de société.

Nous ne partageons certainement pas l’orientation des deux premières approches ; en revanche, nous souhaitons discuter la troisième, pour établir sur quels points il y a accord, convergence ou divergence.

Cependant, la diversité de ces courants pose deux problèmes. Tout d’abord, il n’est pas toujours aisé de connaître leurs propositions concrètes et détaillées. Il y a, sur ce plan, un flou dans lequel certains auteurs semblent baigner ou même s’épanouir. La seconde difficulté est qu’il leur est de ce fait toujours loisible — et les décroissants en abusent parfois — de tourner les difficultés, en affirmant : « Ce n’est pas cela que je voulais dire ou que je défends » ou encore « La décroissance, ce n’est pas cela ».

L’économiste français Jean-Marie Harribey, ancien président d’Attac France, dont la thèse de doctorat est consacrée à la décroissance et à ses promoteurs, est devenu très circonspect à leur égard. Il en est arrivé à se demander ce qui doit décroître à leurs yeux  : le PIB, la production, la consommation, le progrès technique ou l’empreinte écologique ? Il n’est pas parvenu à obtenir une réponse unifiée. Cela pose certainement un défi au mouvement décroissant et hypothèque son avenir s’il n’y a pas de précision sur ce point.

La situation est différente pour les autres courants déjà cités : les marxistes diront, par exemple, que la solution est de collectiviser les moyens de production, du moins les grandes entreprises, et de gérer les besoins essentiels par la planification ; les keynésiens appelleront de leurs vœux une intervention active de l’État pour réguler le marché et lui éviter de s’emballer et de créer des bulles spéculatives ; enfin les libéraux croient en un marché fondamentalement autorégulateur, même si certains veulent la suppression totale de l’État (les libertariens) et d’autres en acceptent une intervention plus ou moins importante.

Mais qu’y a-t-il de commun chez les tenants de la décroissance ?

On passe aisément de la critique d’une position à la position diamétralement opposée

Une deuxième critique porte sur l’argumentaire des objecteurs de croissance. Ils croient pouvoir tirer de la dénonciation d’une chose la justification de son inverse ; ils réduisent ainsi la réalité à deux possibilités opposées et ignorent ou presque toute position intermédiaire. On dénonce la croissance donc on préconise la décroissance. Or, le fait — légitime — de critiquer la croissance ne justifie pas en soi d’adhérer à la décroissance.

On retrouve cette vision dichotomique dans le texte d’Alexis J. Passadakis et de Matthias Schmelze. [11], deux membres d’Attac en faveur de la décroissance. La section 2, « La nature a ses limites et ses résistances », en est un condensé. La thèse centrale est la suivante : « Une croissance illimitée sur une planète finie est impossible ». Une analyse plus fine consisterait à se demander si une croissance limitée ne pourrait pas être possible. Pourquoi cette dernière question est-elle éliminée ? Pourquoi n’y a-t-il d’alternative qu’entre la croissance illimitée et la décroissance ?

Alexis J. Passadakis et Matthias Schmelzer justifient par exemple la décroissance par la disparition des abeilles, ce qui nous causerait des problèmes. Il faut tout changer, parce qu’on va droit dans le mur. Ce n’est pas une analyse minutieuse de ce qui ne va pas et de ce qui doit effectivement changer. Comme tout animal les abeilles peuvent se reproduire ; ce qu’il faudrait, c’est prendre en compte les conditions de leur reproduction et étudier les dispositions nécessaires pour assurer cette reproduction.

L’évolution planétaire et humaine montre par ailleurs que tout change. Prenons l’exemple de l’énergie, qui est un point crucial de notre développement. Le combustible utilisé majoritairement auparavant était le bois. Puis ce fut le charbon. Le pétrole est devenu de plus en plus important depuis 1945. Maintenant, on parle davantage de gaz ou de nucléaire (malgré de graves problèmes non résolus à l’heure actuelle, comme la catastrophe de Fukushima nous l’a rappelé). On envisage le retour à l’hydraulique, à l’éolien, ou le recours aux cellules photovoltaïques. Cette énumération ne nous permet pas de dire que les ressources naturelles sont illimitées, mais elle montre qu’elles ont un caractère moins limité que ne le disent certains objecteurs de croissance, parce que les connaissances scientifiques évoluent et permettent de résoudre d’anciennes difficultés (même si elles en créent de nouvelles, comme le nucléaire en est l’illustration).

La sixième question abordée plus bas est de la même veine. On affirme que la croissance n’assure ni le mieux-vivre ni l’emploi. C’est totalement vrai dans le contexte capitaliste, puisque le but des entreprises est le profit et non l’emploi ou la satisfaction des besoins des gens. Mais cela implique-t-il la décroissance ?

Reprenant des termes lancés par Serge Latouche, le texte avance : « Il s’agit de décoloniser l’imagination, de dé-mystifier des concepts fétiches comme la croissance économique, le progrès, le travail salarié, l’efficience et le PIB. » De nouveau, aucun problème avec la démystification. Mais la critique d’une notion justifie-t-elle la notion opposée ?

Une erreur de diagnostic sur le contenu de la croissance et du PIB

La confusion est à son comble quand on associe croissance, PIB et épuisement des ressources naturelles. Il faut donc en revenir aux fondamentaux de l’économie.

Tout d’abord, il faut distinguer entre stock et flux. Un stock est l’ensemble des avoirs que l’on possède (actif) ou que l’on doit (passif) à un moment donné (par exemple le 31 décembre 2013). Un flux est constitué des entrées et des sorties d’avoirs entre deux moments (par exemple, entre le 31 décembre 2012 et le 31 décembre 2013). Il est évident que le stock se remplit ou se vide en fonction des flux. Les ressources naturelles sont un stock et le PIB, un flux.

Par ailleurs, dans le capitalisme, seules comptent les relations marchandes, c’est-à-dire celles qui font l’objet d’un achat ou d’une vente de biens ou de services. Même dans l’administration publique ou le non-marchand, on comptabilise les salaires. Ce qui est comptabilisé, en particulier dans le PIB, est fondé exclusivement sur l’activité humaine. Autrement dit, le PIB est la valorisation monétaire du travail humain.

Quant aux ressources naturelles, elles ne sont pas comptabilisées dans le capitalisme, car elles n’ont aucune valeur marchande en tant que telles. C’est sans doute surprenant, mais c’est ainsi. Ce qui intéresse les capitalistes ce sont les bénéfices, donc les activités marchandes. C’est un biais qui laisse de côté la problématique des ressources.

On pourrait et on devrait critiquer ce biais. Mais ce n’est pas l’angle retenu par les objecteurs de croissance. Ce qui est retenu est le couplage entre l’utilisation des ressources naturelles et le PIB.

Une fois de plus, Alexis J. Passadakis et Matthias Schmelzer, comme d’autres, concluent directement de la critique d’une position à la position diamétralement inverse. En effet, ils avancent que le découplage absolu est impossible (section suivante). De fait, on ne peut pas produire sans utiliser de ressources naturelles. Ils en concluent à une liaison directe entre PIB et ressources naturelles et donc à la nécessité de réduire le PIB pour économiser les ressources naturelles.

En particulier, comme un certain nombre d’études établissent un lien direct entre la croissance du PIB et le rejet croissant de CO2 dans l’atmosphèr. [12], ils affirment que si l’on veut réduire le second, il faut diminuer le premier. Ceci est vrai à court terme et dans les conditions du capitalisme d’aujourd’hui. Pas nécessairement dans l’absolu. En effet, prenons l’exemple de la France. Les estimations d’émissions de gaz à effet de serre montrent qu’elles proviennent des transports pour 26 %, de l’industrie pour 22 %, de l’agriculture pour 19 %, de la production d’énergie pour 13 % et du traitement des déchets pour 3 %. Mais ce qui dépend directement du PIB, c’est seulement l’industrie et l’agriculture. Dans les domaines du transport et du chauffage résidentiel, d’autres formes d’utilisation (transport en commun, meilleure isolation des maisons) ne réduiraient pas nécessairement le PIB.

Par ailleurs, il y a d’autres manières de produire que celles du capitalisme contemporain. Dans les conditions actuelles, ce dernier utilise le moins de main-d’œuvre possible et, par contre, plus de ressources naturelles. Ce qui épuise à la fois les hommes, qui doivent trimer pour tenir la vitesse exigée par les chefs d’entreprise, mais aussi la nature, qui doit fournir des biens à une vitesse toujours plus grande. Mais ces conditions de production sont celles du capitalisme, ce ne sont pas des impératifs techniques. On pourrait changer les conditions techniques, produire autrement et avoir ainsi un autre effet économique. Si, comme le proposent certains, on substituait à la production de masse actuelle, hautement mécanisée, une agriculture plus biologique, utilisant davantage de main-d’œuvre, ceci aurait pour effet d’augmenter le PIB. Et non de le restreindre !

En résumé, même dans le capitalisme « sauvage », il manque un indicateur qui pourrait montrer l’épuisement des ressources, ce que ne fait pas le PIB. Un indicateur de stock en quelque sorte. Il faut cependant garder à l’esprit que les indicateurs sont imparfaits, qu’aucun indice ne peut être la mesure de tout et qu’il faut donc en général une palette de statistiques pour rendre une réalité d’ensemble.

Enfin, il ne faut pas créer l’illusion que l’on peut changer une société en changeant d’indicateurs. Tout au plus cela peut-il servir d’argument pour la transformer. L’indicateur doit être en rapport avec la société dans laquelle on vit. Or, de ce point de vue, c’est le PIB qui permet le mieux d’indiquer comment la richesse est créée dans le capitalisme, car il porte en premier lieu sur les marchandises. C’est bien ce qu’on dit implicitement aux gens : si vous produisez des marchandises, vous vous enrichissez ; si vous cultivez pour vous-mêmes vos légumes, vous restez pauvres. C’est incontestablement absurde, mais ce sont les principes sur lesquels la société capitaliste est construite.

La croissance n’est pas au centre des objectifs capitalistes

Une question fondamentale face aux thèses sur la décroissance est la suivante : pourquoi s’en prendre à la croissance ?

Il est écrit, parfois même dans la Constitution de certains États, que la politique économique de leurs gouvernements doit viser la croissance. La stratégie de Lisbonne (maintenant Europe 2020), politique centrale des instances européennes, a été modifiée sous la forme du slogan : « De la croissance et des emplois ». Mais, à bien lire les directives, elles restent dans le flou sur les objectifs chiffrés et sur la notion même de croissance.

Si de son côté, la Chine a une vision avec des perspectives quelque peu chiffrées, c’est pour permettre le transfert, en une génération, de 200 millions de paysans de la campagne vers les villes : son objectif est une croissance d’au moins 6 % par an pour cela. L’objectif reste imprécis en ce que la croissance pourrait être supérieure, jusqu’à 10 %.

Les firmes privées, quant à elles, se fixent clairement des buts chiffrés. Si ceux-ci peuvent concerner une hausse de la production (passer de 3 à 5 millions de voitures) ou un accroissement de la part de marché (passer d’une part de 9 % à une part de 12 %), c’est fondamentalement l’accroissement du niveau de rentabilité (passer d’un taux de profit sur investissement de 12 % à un taux de 15 %) qui est au centre de leurs préoccupations. Ce sont ces décisions-là qui poussent à la croissance généralisée. S’opposer à la croissance sans remettre en cause le lieu de la prise de décision, c’est un non-sens.

Il semblerait donc plus logique de mettre l’accent, non sur la croissance, mais sur ce qui est, en réalité, le moteur du capitalisme, à savoir la rentabilité et la compétitivité. Il y a un déplacement préjudiciable au niveau de l’analyse, qui n’est peut-être pas innocente, car il justifie les positions, également très critiquables, considérées aux points suivants (5, 6 et 7).

La critique n’est plus centrée sur les rapports sociaux, mais sur des questions techniques

Il y a certes des visions de la décroissance qui sont plus sociales et moins techniques. Leurs partisans ne se retrouveraient pas tellement dans la présentation ci-dessus. Mais tous les partisans de la décroissance mettent en avant une critique à caractère technique : on produit trop et on met en péril l’équilibre de la planète ; or nous sommes tous dans le même bateau, dont on est en train de percer la coque alors même qu’on est en pleine tempête. Par conséquent, tout le monde, quels que soient sa situation sociale, son patrimoine ou ses revenus, est touché et doit contribuer à résoudre les problèmes. Bref : « Tous ensemble ! »

Même les approches plus nuancées, moins « interclassistes », conservent un point de départ qui est avant tout technique.

Il y a dans cette approche une erreur d’analyse. Erreur d’abord parce que la réalité montre une large différence entre, d’une part, l’ensemble de la population et, d’autre part, les élites qui décident, choisissent, dirigent et portent donc la responsabilité majeure du système de production et de consommation. Ce sont elles qui s’enrichissent, accumulent et consomment de façon démesurée. La majorité de la population, même si elle le voulait, ne pourrait pas faire grand-chose par rapport aux problèmes écologiques planétaires (du moins sur le plan individuel) et ce qu’elle ferait serait de toute façon dérisoire.

Une autre erreur dans cette approche est qu’on suppose possible (et pour certains courants, souhaitable) de convaincre cette élite de prendre une initiative en faveur du climat et, pourquoi pas, de reprendre même, de façon peut-être détournée et édulcorée, l’idée de la décroissance. Ceci est une illusion totale.

Ce n’est que lorsqu’on aura supprimé les éléments moteurs qui épuisent les hommes et la planète qu’il sera possible de résoudre une partie des problèmes écologiques actuels. Or, ce ne sera envisageable que si cette élite n’est plus aux commandes (et que s’il n’est pas question de mettre une autre élite à sa place). C’est donc bien en premier lieu une question sociale. C’est même une question de classe sociale, notion qui n’apparaît malheureusement pas dans les thèses de la décroissance.

Il faut que les décisions sur les grandes questions — à commencer par l’économie, qui détermine la production et la consommation d’une société — soient prises par l’ensemble de la communauté. La propriété des grandes entreprises doit être retirée des mains de l’élite pour être confiée à la collectivité. Sans cela, aucune avancée durable ne sera possible, on restera dans une logique capitaliste de rendement, de production et de compétitivité.

Les salariés en subiront les conséquences. Ainsi que l’environnement qui, sur toute la planète, subira des effets désastreux : les déserts qui se multiplient et s’étendent dans les régions du tiers monde, le Bangladesh et l’île Maurice menacés par la montée des eaux (tandis que la Flandre et les Pays-Bas ont les moyens de se protéger)…

Une lutte contre les modes « productivistes » ?

En termes d’alternative, les théories de la décroissance mettent sur le même pied et critiquent avec la même violence capitalisme et socialisme. Pour elles, ce sont deux modes fondamentalement productivistes, donc à rejeter avec la même force, avec malgré tout des variantes entre les versions plus technicistes ou plus marxisantes.

Mettre sur le même pied capitalisme et socialisme ne repose pas sur une analyse scientifique des logiques mises en œuvre. Le capitalisme, fondé sur la recherche du profit, ne peut pas résoudre les problèmes écologiques de façon fondamentale. Quant au socialisme, il n’est pas nécessairement productiviste.

Nulle part, dans les écrits de Marx et d’Engels (et de bien d’autres), il n’est question d’un moteur comparable au profit. Il est vrai que dans son alternative Marx appelle à une société de l’abondance, dont l’objectif est de produire une grande quantité de biens pour satisfaire tout le monde. C’est la définition du communisme : « De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoin. [13] ».

Nous sommes en 1875. Pourtant Marx parle déjà du rapport entre l'homme et la nature : « L'homme vit de la nature signifie : la nature est son corps avec lequel il doit maintenir un processus constant pour ne pas mourir. Dire que la vie physique et intellectuelle de l'homme est indissolublement liée à la nature ne signifie pas autre chose sinon que la nature est indissoluble­ment liée avec elle-même, car l'homme est une partie de la natur. [14]. »

À cette époque-là, la question des limites de la planète ne se pose pas de façon urgente.

Face à la misère qu’il constate parmi les travailleurs anglais (et auparavant allemands, belges et français), Marx imagine une société où les forces du capitalisme, incapables d’éliminer la famine et d’autres fléaux, seront domestiquées, prises en main et développées par la collectivité et au service de celle-ci.

Mieux encore : Engels, dans un petit texte sur le rôle du travail dans le développement de l’être humain, écrit, en 1876, une analyse très consciente des problèmes des ressources naturelles : « Bref, l’animal utilise seulement la nature extérieure et provoque en elle des modifications par sa seule présence ; par les changements qu’il y apporte, l’homme l’amène à servir à ses fins, il la domine. […] Cependant, ne nous flattons pas trop de nos victoires sur la nature. Elle se venge sur nous de chacune d’elles. Chaque victoire a certes en premier lieu les conséquences que nous avons escomptées, mais en second et en troisième lieu, elle a des effets tout différents, imprévus, qui ne détruisent que trop souvent ces premières conséquences. Les gens qui, en Mésopotamie, en Grèce, en Asie mineure et autres lieux essartaient les forêts pour gagner de la terre arable, étaient loin de s’attendre à jeter par là les bases de l’actuelle désolation de ces pays, en détruisant avec les forêts les centres d’accumulation et de conservation de l’humidité. Les Italiens qui, sur le versant sud des Alpes, saccageaient les forêts de sapins, conservées avec tant de soins sur le versant nord, n’avaient pas idée qu’ils sapaient par là l’élevage de haute montagne sur leur territoire ; ils soupçonnaient moins encore que, ce faisant, ils privaient d’eau leurs sources de montagne pendant la plus grande partie de l’année et que celles-ci, à la saison des pluies, allaient déverser sur la plaine des torrents d’autant plus furieux. Ceux qui répandirent la pomme de terre en Europe ne savaient pas qu’avec les tubercules farineux ils répandaient aussi la scrofule. Et ainsi les faits nous rappellent à chaque pas que nous ne régnons nullement sur la nature comme un conquérant règne sur un peuple étranger, comme quelqu’un qui serait en dehors de la nature, mais que nous lui appartenons avec notre chair, notre sang, notre cerveau, que nous sommes dans son sein, et que toute notre domination sur elle réside dans l’avantage que nous avons sur l’ensemble des autres créatures, de connaître ses lois et de pouvoir nous en servir judicieusement. Et en fait, nous apprenons chaque jour à comprendre plus correctement ces lois et à connaître les conséquences plus proches ou plus lointaines de nos interventions dans le cours normal des choses de la nature. Surtout depuis les énormes progrès des sciences de la nature au cours de ce siècle, nous sommes de plus en plus à même de connaître les conséquences naturelles lointaines, tout au moins de nos actions les plus courantes dans le domaine de la production, et, par suite, d’apprendre à les maîtrise. [15]. » Un discours que beaucoup d’écologistes et de décroissants pourraient faire leur.

Les pays qui ont tenté des expériences inspirées par l’analyse marxiste, c’est-à-dire principalement l’URSS et la Chine (mais d’autres aussi), l’ont fait dans des conditions différentes de celles que Marx avait envisagées. C’étaient des pays retardés économiquement, où la famine était souvent très importante. Il fallait donc, en premier lieu, assurer un développement économique considérable pour que chacun ait un minimum pour vivre.

De plus, ces expériences ne se sont malheureusement pas déroulées dans un contexte international neutre : les États que l’on appelle à juste titre impérialistes n’ont laissé aucun de ces pays se développer paisiblement, avec ses propres forces ; ils y sont intervenus dès l’origine et de façon massive. On a une illustration actuelle de ce que firent autrefois les pays européens lorsqu’on voit aujourd’hui comment les États-Unis s’en prennent aux nations qui ne suivent pas scrupuleusement leur modèle.

Tout État qui veut construire une société alternative doit donc impérativement avoir des forces militaires capables de défendre le pays contre d’éventuelles interventions, même si cela ne se trouve pas dans ses options de départ. Ceci explique en partie la tendance des pays dits socialistes à augmenter leur production. Cela n’est en rien comparable avec la disposition du capitalisme à vouloir produire toujours davantage.

Mettre sur le même pied socialisme et capitalisme ne peut qu’affaiblir les mouvements alternatifs, parce que cela exclut une des plus importantes possibilités de société alternative, celle d’une société fondée sur la propriété collective, qui est précisément l’inverse de ce qui produit la croissance illimitée et la recherche du profit.

Un retour à la petite production marchande ?

Même s’il y a des divergences entre les courants qui se revendiquent de la décroissance, il y a une certaine convergence sur un point : l’alternative proposée est une économie décentralisée, de petite dimension, fonctionnant par échange de produits, assurant la satisfaction mutuelle des besoins, sur base d’une économie solidaire. Une économie démonétarisée et démarchandisée, comme l’écrivent Alexis J. Passadakis et Matthias Schmelzer.

Or, pour faire fonctionner les échanges entre petites unités de production, qu’il s’agisse de biens ou de services, il faut un principe, et ce principe est celui de la monnaie. Certes, dans l’esprit de ses promoteurs, il s’agit d’une monnaie au service de l’échange seulement, et de l’accumulation. Un peu comme fonctionnent les SEL, services d’échanges locaux. Cette alternative, même si elle reste à une échelle limitée, est donc bien marchande et monétaire.

Le problème est le suivant : soit cette solution est totalement utopique (dans le sens d’irréalisable), soit elle va engendrer nécessairement le capitalisme.

Elle est utopique si on croit qu’elle peut dépasser un stade limité. Aujourd’hui, des expériences existent, mais elles sont totalement marginales. Et elles ne subsistent que parce que l’ensemble des autres unités de production fonctionne selon la logique capitaliste et fournit l’essentiel des biens et services vitaux. De plus, si cette alternative était possible, serait-elle souhaitable ? En effet, d’une certaine manière, cette alternative reproduit l’illusion anarchisante ou libertarienne d’une société d’hommes libres, de préférence sans État ou avec un État minimal. Or, un certain nombre de problèmes majeurs sont d’ordre planétaire et vont donc largement au-delà des petites unités de production. Et ceci est particulièrement vrai pour les problèmes écologiques : le réchauffement climatique, entraînant une montée des eaux, risque d’atteindre en premier lieu le Bangladesh ou l’île Maurice, qui ne sont pas parmi les premiers pollueurs de la terre ; l’utilisation rationnelle de l’énergie demande une coopération internationale pour capter au mieux le soleil là où le rayonnement est le plus important, le vent et l’eau là où il y en a le plus, etc.

D’autre part, si ce n’est pas une utopie, si on retourne effectivement à une petite production marchande, elle finira tôt ou tard par reproduire les mécanismes qui ont conduit au capitalisme actuel. Pourquoi ? Parce que la monnaie va servir de capital, parce que certains vont fournir davantage de biens et services et qu’ils vont vouloir en profiter. Et les mécanismes de régulation, éventuellement mis en place, ne seront pas assez puissants pour les en empêcher. C’est ce qui s’est passé aux 18e et 19e siècles. Pourquoi imaginer qu’il en serait autrement aujourd’hui ?

Ce projet fait donc l’impasse sur le principal mécanisme qui permette de changer véritablement de société et de logique, à savoir la propriété des entreprises et des firmes. Si celles-ci continuent à être des propriétés privées, leurs propriétaires peuvent décider de façon autonome et souveraine de polluer, et la pression de la concurrence les oblige d’ailleurs, pour rester dans la course, à polluer et à surexploiter la main-d’œuvre. Le fait que cette propriété soit dans les mains d’une coopérative ne change que peu à l’affaire : United Airlines, par exemple, est une firme détenue majoritairement par les salariés. Qu’est-ce que cela change au niveau de la concurrence dans le transport aérien ?

En réalité, la seule véritable alternative pour faire face aux problèmes aussi bien écologiques qu’humains est le passage à une propriété collective, mais publique, des entreprises, avec une centralisation suffisante pour répondre aux besoins planétaires. Le fonctionnement de l’économie doit passer par l’État. Cela garantit un pouvoir suffisamment fort pour imposer à tous une même logique de production, y compris à ceux qui voudraient continuer à s’enrichir personnellement. C’est le même organe qui doit décider sur le plan politique et sur le plan économique, et non deux autorités distinctes. C’est effectivement du socialisme ! Mais il faut distinguer cette alternative de certaines expériences qui, soit se sont prétendues à tort socialistes, soit se sont trouvées dans des situations les empêchant d’en réaliser les principes fondamentaux.

Conclusions

Les thèses sur la décroissance ne reposent pas sur une base scientifique, analytique, solide, mais engendrent au contraire le flou, le vague et donc parfois l’incohérence.

Elles n’apportent aucune alternative véritablement nouvelle et radicale en réponse aux problèmes écologiques actuels : ce qu’on propose est soit irréalisable, comme avec les socialistes utopiques du 19e siècle, soit réactionnaire, en ce que cela constitue un retour en arrière par rapport au sens de l’histoire, au lieu d’une solution qui va de l’avant.

Un certain nombre de problématiques qu’elles soulèvent sont réelles et doivent être traitées, comme l’épuisement des ressources naturelles ou le mythe de la croissance chez les capitalistes. La société de consommation actuelle est certes perverse, mais pourquoi la solution est-elle la décroissance ? En revanche, en privant les capitalistes de leur propriété privée, on leur enlèverait la possibilité de décider du cours de l’économie et de l’influer défavorablement. La solution est donc un État à caractère socialiste, dans lequel il faudrait aussi que la population joue un rôle actif afin d’empêcher cet État de dévier de sa mission fondamentale.

Parce que les problèmes d’aujourd’hui sont globaux, les solutions doivent être les plus globales et les plus centralisées possible, ce qui n’est pas le cas des alternatives conviviales, même si elles peuvent être sympathiques. Ceci n’empêche pas que les décisions doivent être prises à plusieurs niveaux différents : si c’est bien à l’État central de préciser les orientations en matière d’énergie, de transport, d’éducation, de santé, de besoins vitaux à fournir par exemple, ce n’est pas à lui de définir la couleur des vêtements !

Henri Houben (henri.houben7 at telenet.be) est économiste et chercheur au GRESEA et à l’Institut d’études marxistes. Il est spécialiste du secteur automobile et auteur de La crise de trente ans : la fin du capitalisme ? Aden, 2011.


[8] Cette communication a servi de base de discussion à l’intérieur d’Attac Wallonie-Bruxelles. De ce fait, nous avons volontairement laissé de côté trois autres aspects : la décroissance est-elle un bon mot d’ordre pour des salariés qui perdent leur emploi ? si la société de consommation est intenable à terme vu la finitude des ressources naturelles, qu’est-ce que la décroissance peut signifier concrètement pour des gens qui gagnent peu et vivent dans des conditions précaires ? enfin, même si ce modèle de consommation est hautement critiquable et qu’il faut assurément étendre l’analyse sur ce point, les forces qui se trouvent dans la production, c’est-à-dire des salariés formant un bloc, même organisé plus ou moins bien, ne sont-elles pas plus à même de renverser ce système que des forces souvent isolées et désorganisées comme le sont les consommateurs ? Autrement dit : le levier de changement ne se situe-t-il pas davantage dans la production que dans la consommation, une action syndicale étant toujours plus efficace aujourd’hui qu’une action des consommateurs (sans exclure celle-ci nécessairement) .

[9] Économiste belge, auteur d’une histoire économique de la Belgique depuis la Seconde Guerre mondiale.

[10] Économiste britannique, auteur de Prospérité sans croissance : La transition vers une économie durable, Etopia/De Boeck, 2010.

[11] Alexis J. Passadakis et Matthias Schmelzer, « Décroissance — 12 lignes de fuite pour une économie solidaire au-delà de la croissance », juillet 2010.

[12] Par exemple, Michel Husson, « Croissance sans CO2 », note Hussonet no 24, octobre 2010.

[13] Karl Marx, Critique du programme de Gotha : www.marxists.org/francais/marx/works/1875/05/18750500.htm.

[14] Karl Marx, Manuscrits de 1844, Éditions sociale.

[15] Friedrich Engels, Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme, www.marxists.org/francais/marx/76-rotra.htm.

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G
<br /> En tout cas pour la décroissance de l'effet de serre, rien de tel que l'énergie nucléaire !<br />
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G
<br /> En fait les décroissants confondent la croissance de la consommation de matières et d'énergie avec la croissance de la production de valeur. Par exemple si on produit une voiture plus<br /> perfectionnées qui consomme moins d'essence et utilise moins de matériaux pour sa construction, on produit une marchandise de plus de valeur ( qui contient plus de travail) et on participe à la<br /> crossnce et en même temsp à la décroissance des nuisances. La crossance du PNB et le progrès technique sont même les seuls moyens d'aboutir à une diminution du gaspillage et des nuisances.<br />
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